Mes chers lecteurs, rassurez-vous, je ne vais pas vous fatiguer encore avec la question du mariage homosexuel. Tout ce qu’il y avait à dire sur cette question a été déjà dit. Mais j’ai trouvé intéressant de revenir sur la « manifestation pour tous » et les réactions qu’elle a provoqué, qui mes semblent assez symptomatiques de la dérive ultra-libérale qui affecte la gauche, et pas seulement la « gauche de gouvernement ».
Mais d’abord, entendons nous sur les termes. Pourquoi parler de « dérive ultra-libérale » ou, comme je le ferai plus tard, « d’ultra-individualisme » au lieu de se contenter des mots « libéral » et « individualiste » ? Parce que je suis convaincu qu’il faut utiliser les mots justes si l’on veut avoir une pensée un tant soit peu subtile. Et qu’il faut faire une différence entre ce qu’est le « libéralisme » et « l’individualisme » classique, celui hérité des Lumières, et ces nouveaux libéralisme et individualisme tels qu’ils sont apparus à la fin des années 1960, nés de l’improbable mariage de la Société du Mont Pélérin et des enragés de Mai 1968. La différence est fondamentale : la doctrine des lumières repose sur l’idée de séparation de la sphère publique, celle des choix et délibération collectives, et la sphère privée, celle des choix individuels. Le libéralisme, l’individualisme illuministe proclament la totale liberté de l’individu dans une sphère privée préservée de l’ingérence de la société.
Cette conception a historiquement deux ennemis : l’un fut le totalitarisme, dans lequel la sphère publique annexe la sphère privée, et où toute les actions de l’être humain se déroulent sous le contrôle de la collectivité. Le second ennemi, c’est « l’ultra-libéralisme », qui propose à l’inverse que la sphère privée dévore la sphère publique. Dans cette logique poussée jusqu’au bout, la société disparaît et chaque individu devient totalement libre de ses actions, sans que la collectivité ait à lui dire ce qu'il doit faire. Margaret Thatcher n’avait pas dit autre chose lorsqu’elle déclara que « il n’y a pas de société, il n’y a que des individus ».
Mais revenons au présent, c’est à dire, à la « manifestation pour tous ». Ou plutôt, aux réactions qu’elle a provoqué dans les intervenants de gauche aux débats télévisés qui ont suivi. Prenons par exemple l’intervention de David Assouline, sénateur PS de Paris sur BFM. Interrogé dimanche sur la comparaison entre la « manifestation pour tous » du jour et celle sur « l’école libre » - guillemets obligatoires – de 1984, sa réponse fut en substance la suivante : en 1984, la droite s’était battue pour conserver une liberté – celle de mettre ses enfants dans l’école de son choix – alors qu’en 2013 elle se bat pour refuser une liberté a quelqu’un d’autre. Car, nous dit Assouline, accorder aux homosexuels le mariage ne change en rien la situation des hétérosexuels ou des homosexuels chrétiens : les premiers auront toujours la possibilité de se marier comme avant, les seconds de ne pas se marier. Le mariage homosexuel ne porte en rien atteinte à leurs intérêts. Leur opposition n'est donc pas légitime puisqu'il s'agit d'étendre les libertés - ce qui est par définition un bien - à une catégorie sans qu'ils aient le moins du monde à en souffrir.
Cette position n’est pas la position personnelle d’Assouline. Elle fut répétée pratiquement mot pour mot par Harlem Désir quelques minutes plus tard, ainsi que par d’autres intervenants du PS pendant toute la soirée. De toute évidence, un « kit » comprenant des éléments de langage avait été distribué pour éviter les « couacs » ou plus banalement pour dispenser les dirigeants socialistes de l’effort de réflexion indispensable pour se constituer un discours personnel. C'est donc une position pensée, réflechie, préparée.
Allons un peu plus loin dans le raisonnement. Prenons un exemple: le cas de la vente d'organes. Pourquoi interdire à celui qui souhaite vendre un rein ou un oeil de le faire ? Après tout, pour reprendre le raisonnement assoulinesque, autoriser celui qui le veut à vendre ses organes ne cause de tort à personne d'autre. Ceux qui ne souhaiteront pas vendre ne seront pas obligés à le faire. Et ceux qui voudront vendre, et bien, c'est leur liberté. En autorisant la vente d'organes, nous "étendrions les libertés" sans porter atteinte aux droits de ceux qui ne veulent pas vendre. Pourquoi alors s'y opposer ?
Il y a cependant une raison, et elle tient à la question des institutions. Même si nous n'avons pas l'intention de vendre nos organes, nous avons envie de vivre dans une société où ce genre de choses ne se font pas. C'est pourquoi nous avons institué dans la sphère publique des principes comme l'intégrité du corps humain. Des principes qui, il faut le souligner, restreignent en apparence les libertés au nom de l'intérêt général. Porter atteinte à cette institution, c'est porter une atteinte à tous les membres de la société, et pas seulement à ceux qui songent à vendre leurs organes. Et c'est pourquoi tous les membres de la société, même ceux qui n'ont aucune intention de vendre leurs organes, sont légitimes à s'opposer à ce que d'autres puissent le faire. C'est là un principe fondamental de la philosophie des Lumières: si nous avons toute liberté de faire ce que nous voulons dans la sphère privée sans que personne ne vienne nous contrôler, la sphère publique - qui contient des institutions comme l'intégrité du corps humain mais aussi le mariage et la filiation - est le patrimoine commun de tous les citoyens.
La logique défendue par Assouline ou Désir est la logique inverse: dès lors que vous n'êtes pas directe et personnellement affecté par ce que fait votre voisin, ce n'est pas vos oignons. Si des individus veulent se marier, de quel droit les empêcherait on sous prétexte qu'ils sont de même sexe ? Ce raisonnement, bien entendu, doit être poussé jusqu'au bout: Pourquoi empêcher le mariage incestueux ? Ou le mariage polygame ? Le raisonnement assoulinesque peut à chaque fois être appliqué: en quoi le fait que des parents et des enfants puissent se marier pourrait me gêner ? Personne ne va m'obliger à épouser mon père ou ma fille, non ?
Le raisonnement exposé par Assouline repose sur une prémisse cachée: que le mariage n'est pas - ou n'est plus - une institution, et donc un élément de la sphère publique, mais qu'il s'est déplacé pour devenir un élément de la sphère privée. Car ce n'est que dans ce cas qu'on peut invoquer le droit de faire ce qui nous plaît pourvu qu'on "ne nuise pas à autrui". Et c'est alors que le commentaire d'Assouline sur le fait que l'extension d'une liberté est nécessairement un bien prend tout son sens. En d'autres termes, cela revient à déclarer que toute réduction de la sphère publique - qui est la sphère où se trouvent précisément les contraintes - au profit de la sphère privée est un progrès. La vision thatchérienne réduisant la société au profit "des individus" n'est pas très loin.
On avait dejà rencontré le même raisonnement à gauche lorsqu'il s'était agi de défendre le droit à porter la burqua dans l'espace public. Là encore, la gauche était partie d'un raisonnement sur la liberté qui plaçait la tenue vestimentaire dans les lieux publics dans la sphère privée. Mais à force de tout déplacer vers la sphère privée, la sphère publique finira par dépérir. C'est en cela que la gauche est devenue "ultra-libérale".
La gauche, oui. Car le problème ne se réduit pas au PS. On retrouve ce même raisonnement dans la bouche des autres dirigeants de gauche présents sur les plateaux télé et les déclarations: de Caroline Fourest à la représentante d'EELV, en passant par le PG ou le PCF, cette idée qu'une "extension des libertés" est forcément un bien fait beaucoup d'adeptes. Et si vous le croyez vous aussi, réflechissez un instant: pensez-vous qu'étendre la "liberté" de vendre ses organes rendrait notre société meilleure ?
Moi, je ne le crois pas.
Descartes
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