Je ne sais pas si l'année 2013 tiendra toutes les promesses qu'on attribue habituellement à l'année nouvelle. Mais en tout cas, elle nous a déjà apporté au moins une bonne chose: l'intervention française au Mali. Vous vous étonnerez peut-être, cher lecteur, de me voir aussi enthousiaste au point de louer une initiative du président François Hollande (csss! csss!). Cependant, pour mes lecteurs assidus ma position ne devrait nullement être une surprise. L'intervention au Mali, quelque soit son résultat sur le long terme, démontre trois choses qui me tiennent à coeur: la première, que la "grande France" n'a pas été totalement dévorée par la "petite France". La seconde, que l'Europe, cet ectoplasme dont on nous explique qu'elle devrait être la deuxième puissance du monde n'est en fait que le deuxième marché, et n'est pas prête de devenir un véritable acteur politique. Et le troisième, finalement, c'est de confirmer que nos dirigeants ont finalement compris l'importance d'éviter l'apparition "d'états faillis". Avec une telle pluie de bonnes nouvelles, pourquoi bouder son plaisir ?
La question de la "petite France" d'abord. J'ai plusieurs fois évoqué cette question dans ce blog, mais pour ceux qui le découvrent je voudrais faire un petit rappel. Il y a chez nous deux "France" différentes. L'une, c'est celle du "terroir", du village, du voisinage, des parties de pétanque et de l'apéro avec les amis à midi. Celle où l'objectif de chacun est de vivre le mieux - où le moins mal possible - les années qui nous sont données de passer sur cette terre. C'est ce que j'ai appelé la "petite France". A côté, il y a l'autre France, celle de la "grandeur", des idées universelles, d'une vision mondiale dans laquelle la France a un rôle à jouer. Il ne s'agit pas d'établir une hiérarchie entre les deux "France", mais de comprendre que cette dichotomie entre une France "immanente" et une France "transcendante" a constamment façonné notre histoire, et que c'est en partie cette dualité qui nous différencie de nos voisins "européens" à l'exception notable de l'Angleterre. L'exemple le plus caricatural est celui de l'Allemagne, pour qui le monde se réduit à la Mitteleuropa, et les objectifs politiques à l'accumulation la plus grande possible de richesse dans ses frontières étroites. Même le régime nazi, qui pourtant avait une vision expansionniste, a fonctionné sur une vision de "petite Allemagne": ayant occupé la quasi totalité de l'Europe, pas une fois le régime nazi ne mena dans un territoire occupé une politique de développement local. Sa logique se réduisait à une logique de pillage simple. Comparez à la logique coloniale française, qui chercha depuis Napoléon Ier jusqu'aux années soixante à "moderniser" les pays sous sa domination et y créa des institutions qui étaient un "miroir" des institutions métropolitaines.
L'affrontement entre la "petite France", celle du "lâche soulagement" de Munich et de l'armistice de 1940 qui permettait de préserver le petit bonheur quotidien en cédant à Hitler, et la "grande France", celle persuadée que même perdue sur le territoire la guerre pouvait être gagnée parce que "c'était une guerre mondiale", est permanent dans notre histoire. Les français tour à tour se sont enthousiasmés pour un De Gaulle ou un Napoléon, puis les ont rejeté sous prétexte que le coût de leurs campagnes pesaient sur leur niveau de vie. Cet affrontement, qui sous-tend celui entre jacobins et girondins, entre le Roi Soleil et les Princes, fait partie de notre imaginaire politique.
L'affaire du Mali a souligné d'une manière éclatante que cet imaginaire est vivant, malgré la "germanisation" forcée qu'on prétend nous imposer dans une Europe devenue, il faut bien le dire, allemande. La "grande France" n'est pas encore morte, loin de là. Pensez-y: à l'heure où l'ensemble de l'Europe se recroqueville sur elle même, que chaque gouvernement devenu Harpagon ne se préoccupe que de sa cassette - ça s'appelle "déficit" aujourd'hui, mais c'est la même chose - voici qu'un pays, le nôtre, décide que cela vaut la peine de dépenser quelques millions d'euros pour peser sur les affaires du monde. Et je dis bien "un pays", parce que ceux qui se sont opposés à l'intervention sur le fondement de son coût se comptent avec les doigts d'une main. Voici qu'un gouvernement nous explique que nous ne pouvons pas nous désintéresser des affaires du vaste monde, ou les confier au Grand Gendarme dans la confiance qu'il sait ce qui est le mieux pour nous. N'est ce pas significatif ?
Vous me direz que Hollande ne fait ça que pour gagner quelques points dans les sondages et une stature présidentielle. Admettons. Mais si Hollande gagne des points et une stature en prenant cette position, cela signifie qu'il existe dans notre peuple une demande de positions telles que celle-ci. En Allemagne, en Scandinavie, en Autriche un gouvernement qui aurait pris cette décision aurait au contraire perdu des voix. On lui aurait reproché de jeter l'argent par les fenêtres alors que les sacro-saints déficits se creusent. Pas en France, où les oppositions à l'intervention se fondent sur des considérations sur le colonialisme ou sur la difficulté de l'opération, et non sur son coût. Que notre peuple soit encore capable de penser en termes de "grande France", que notre structure politico-administrative soit en mesure de prendre une décision claire et de l'exécuter techniquement, voilà la bonne nouvelle de l'année.
Ce qui nous amène au débat sur la "petite" et la "grande" Europe. Les eurolâtres français nous bassinent depuis bientôt trente ans avec la deuxième option. L'Europe, nous disent-ils, doit devenir une puissance, capable de peser dans les affaires du monde, alors que la puissance des "petits" états européens recule devant celle des "grands ensembles continentaux". De "brigade franco-allemande" en "politique de défense et de sécurité commune", de "monnaie unique" en "service diplomatique de l'Union" on nous expliquait qu'il ne manquait à l'Europe que les instruments de la souveraineté pour que cette nouvelle puissance voie le jour. Mais les eurolâtres français n'ont pas vraiment compris que leur rêve, qui était concevable du temps ou la France et l'Angleterre représentaient grosso modo la moitié de l'Europe, devient de plus en plus illusoire au fur et à mesure que l'Union s'étend en incorporant des pays dont la tradition politique est celle de la "petite Europe", et que la vision "mittel-européenne" prend le dessus. On avait dejà perçu le problème lors des épisodes antérieurs, mais l'affaire malienne montre combien l'Europe est, en termes politiques, inexistante. Non parce qu'elle n'a pas les instruments, mais parce qu'elle n'a aucune volonté - et on pourrait ajouter aucune vision - pour les utiliser. La majorité des états européens sont parfaitement confortables avec l'idée de se consacrer exclusivement à leurs petits problèmes, et laisser le Grand Gendarme s'occuper des affaires du monde. Et s'il faut donner un peu d'argent au Grand Gendarme, pour cela, pourquoi pas. Ce sera toujours moins cher que prendre les choses en main soi même.
C'est pourquoi c'était passionnant d'écouter l'intervention de Cohn-Bendit devant le Parlement Européen cette semaine. Pour la première fois, le leader de mai 1968 devenu "libéral-libertaire", a publiquement ouvert les yeux sur ce qu'est véritablement l'Union européenne: une conférence de riches disposée à payer - et encore - pour que d'autres fassent la guerre, mais incapables d'aller au delà. Et l'indignation de Cohn-Bendit était celle du chien fidèle qui, s'attendant à un sucre, reçoit un coup sur le museau. C'était la déclaration d'un amoureux déçu. Si l'on m'avait dit qu'on entendrait un jour Cohn-Bendit défendre devant le Parlement européen "l'impôt du sang"... mongénéral doit bien rigoler sur son nuage.
Reste le Mali lui même. La décision de la France confirme une ligne politique qui me paraît fondamentalement bonne: on ne peut plus se permettre le luxe d'avoir des "états faillis" à la mode somalienne. Là encore, nous avons un problème historique. Les Etats-nations ne sont pas une constante de l'histoire, mais un produit de celle-ci. Il a fallu des millénaires en Europe pour que les systèmes tribaux (1) et féodaux cèdent le pas à un Etat-nation moderne. En Afrique, l'Etat nation est un héritage colonial, qui ne correspond pas à une évolution autonome des sociétés. C'est pourquoi les Etats africains ont plus ou moins bien marché aussi longtemps qu'ils avaient à leur tête des élites formées "à l'européenne" (Senghor, Houphouet-Boigny...). Celles-ci ont présidé des régimes qui, même lorsqu'ils étaient fort peu démocratiques, s'appuyaient sur une véritable logique d'Etat-nation. Avec leur disparition arrivent au pouvoir des élites qui n'ont souvent eu aucun contact avec l'Europe et son histoire, et aucun respect pour les institutions qu'elle a produit. Aux logiques d'Etat se substituent souvent des logiques ethniques, claniques et tribales. La logique d'élection ne fonctionne plus comme logique de légitimation, puisque aucun candidat - représentant souvent un groupe tribal ou ethnique - n'est prêt à reconnaître la défaite, et préfère la guerre civile plutôt que d'accorder la légitimité à son adversaire. L'idée d'un Etat arbitre est impossible, puisqu'il y a consensus à l'intérieur de chaque groupe sur l'idée que l'Etat doit être au service du groupe dominant. Et on voit apparaître ce qu'on appellera des "états faillis", c'est à dire, des espaces qui gardent nominalement le nom d'Etats, mais à l'intérieur desquels la logique de l'Etat (le régime de légalité, le monopole de la force légitime) n'existe plus.
Cela nous pose problème parce que le régime juridique international issu de la seconde guerre mondiale est fondée précisément sur les Etats-nations, qui peuvent entrer en conflit ou se faire la guerre entre eux, mais qui chacun est capable de garantir la mise en oeuvre de ses décisions sur le plan intérieur. C'est le principe du "pacta sunt servanda", qui fait de chaque Etat le responsable de l'exécution des traités qu'il signe. Mais que se passe-t-il lorsqu'un "Etat" n'est plus en mesure de faire exécuter ces accords ? Par exemple, de contrôler les groupes terroristes qui s'organisent chez lui pour aller attaquer les autres ?
Les américains ont été les premiers à franchir la ligne rouge en Afghanistan dans les années 1980. Contrairement aux opératons de subversion antérieures, où chaque camp aidait chez l'autre des mouvements qui lui étaient proches idéologiquement et dont le but était de prendre le pouvoir d'Etat, celle organisée en Afghanistan visait au contraire à affaiblir l'Etat afghan en aidant des mouvements qui n'aspiraient pas au contrôle du pouvoir d'Etat, mais sa dissolution dans un magma de "chefs de guerre" tribaux. Le résultat fut, après le départ des soviétiques, un Etat failli qui servit de base à toutes sortes de groupes terroristes, dont Al-Quaeda, avec les résultats qu'on sait. En Somalie, ce fut la même politique avec le sabotage systématique du régime de Mengistu en Ethiopie, lui aussi considéré trop pro-soviétique pour être honnête, qui mena à la guerre civile et à la faillite de l'Etat.
La France a toujours - contrairement aux anglosaxons - eu conscience de l'importance de sauvegarder et de renforcer la logique étatique dans ces pays. Lors de la deuxième guerre du Golfe, la France a constamment averti les américains des risques que posait l'effondrement de l'Etat iraquien. Dans sa politique africaine, elle est à chaque fois intervenu préventivement lorsqu'un Etat risquait de s'effondrer, comme ce fut le cas en Côte-d'Ivoire (2). Car les "états faillis" ont coûté à la communauté internationale - et aux pays en question - des milliards en monnaie et des milliers de vies humaines. Eviter que le Mali n'en devienne un me paraît un objectif fort louable.
Cependant, pour la gauche pacifiste et tiers-mondiste, cette intervention pose un sérieux problème théorique. En effet, admettre que cette intervention est nécessaire implique admettre qu'un demi-siècle après la décolonisation les états qui en sont issus ont encore besoin d'une aide des anciennes puissances coloniales pour assurer ce qui fait le bénéfice minimum vital du fonctionnement d'un Etat, c'est à dire, la paix publique. Que la fin de la colonisation ne se traduit pas mécaniquement par un progrès de sociétés "bridées" par la domination coloniale, mais au contraire par une involution, un retour à des formes politiques plus archaïques, que seule l'intervention des anciennes puissances coloniales permet d'éviter. De quoi réfléchir lorsqu'on pense à une politique du développement...
Descartes
(1) On l'oublie souvent, mais en Europe même certains peuples ont conservé un fonctionnement tribal-clanique jusqu'à des périodes très récentes. En Ecosse, par exemple, les "clans" ont fonctionné sur un mode quasi-tribal jusqu'au XVIIème siècle.
(2) Je trouve d'ailleurs remarquable que l'on ne parle plus de cette intervention et de ses résultats. Il semble pourtant qu'elle ait été un succès, et que le régime d'Alassanne Ouattara ait réussi à s'installer et à acquérir une véritable légitimité... la France aurait-elle honte de ses propres succès ?
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