Lorsque j’étais enfant vivait dans notre immeuble, dans un appartement du rez-de-chaussée un immigré républicain espagnol qui était ami de mes parents. Je l’appelait « oncle Ramon », et il me régalait de ses souvenirs de combattant de la guerre d’Espagne. Combien de fois j’ai entendu ce vieil anarchiste m’expliquer que tout le mal du monde venait des patrons, des généraux, des juges, des flics et des curés. « Tu comprends » - me disait-il – « s’il n’y avait pas tous ces corbeaux, les hommes seraient libres et construiraient un monde fraternel ». Une vision légèrement plus idéaliste que celle de mon père, qui professait avec un pessimisme très juif que « l’homme est peut-être naturellement bon, mais qu’il est encore meilleur quand on le surveille »
Pauvre oncle Ramon. S’il pouvait seulement lire les nouvelles de Bangui, il serait bien déçu. Voilà en effet un pays sans Etat, sans patrons pour exploiter le travail des autres, sans généraux pour vous commander, policiers pour vous arrêter, juges pour vous juger, curés pour vous faire la morale. Voilà un pays où chacun est libre de faire à peu près ce qu’ils veut, comme il veut et quand il veut, sans qu’il y ait autorité ou hiérarchie pour les en empêcher. Et pourtant le moins qu’on puisse dire, c’est que le monde fraternel qu’oncle Ramon entrevoyait ne semble guère se matérialiser.
La situation à Bangui (1) illustre à la perfection combien le rêve anarchiste – et d’une manière plus générale, les idéologies individualistes et anti-institutionnelles – est fondé sur une prémisse fausse, à savoir, que la fraternité, l’empathie, la générosité sont naturelles à l’homme et que ce sont les sociétés aux institutions organisées et hiérarchisées qui les brident et corrompent. Alors que c’est exactement l’inverse : « homo homini lupus » (« l’homme est un loup pour l’homme ») écrivait Plaute, et on ne peut dire que l’observation des sociétés humaines au cours d’une longue histoire lui ait beaucoup donné tort. Le « bon sauvage » de Jean-Jacques Rousseau ou de mon oncle Ramon n’est qu’une vision de philosophe. Dans la réalité, les sauvages – ou les ensauvagés – sont au contraire extrêmement méchants. Et c’est bien la société, à travers des institutions qui permettent d’internaliser des règles de vie commune, qui nous rend meilleurs.
Il y a quelque chose de magique et de mystérieux dans la civilisation. Qu’est ce qui fait qu’avec quelques dizaines de milliers de policiers, moins de un pour cent de la population, on arrive dans un pays comme la France à maintenir l’ordre et la loi ? Qu’est ce qui fait que seule une infime minorité de nos concitoyens résolvent leurs problèmes d’argent en tuant une petite vieille pour lui piquer ses économies ? Pourquoi l’immense majorité d’entre nous serait physiquement incapable de tuer un être humain, au point d’avoir un malaise du seul fait de voir le corps d’une personne gravement blessée ou défigurée (2) ? Cette répugnance devant un corps ensanglanté, ces interdits que seule une infime minorité est capable de remettre en cause, cela n’a rien de naturel. C’est le résultat d’un long, d’un très long conditionnement. C’est le résultat de l’action pendant des siècles de puissantes institutions : la famille, les églises, l’Etat qui ont édicté des interdits qui ont été d’abord familiaux, et qui se sont étendus progressivement jusqu’à devenir universels. Plus une civilisation est primitive, plus le nombre de gens qu’on peut tuer « légitimement » est grand. Plus une civilisation est avancée, plus les situations de violence légitime sont restreintes.
Mais pour que ce progrès s’accomplisse, il faut qu’a un moment de l’histoire les hommes soient prêts à restreindre leur liberté de faire ce qu’ils veulent – et donc de faire le pire – en délégant à une institution – qu’elle soit collective ou personnelle – le pouvoir de les contraindre. Aussi longtemps que chacun conserve la possibilité de tuer son voisin pour lui prendre son bien, pour régler un différend ou tout simplement pour satisfaire son bon plaisir, impossible de sortir du chaos. On est ainsi ramené au « Léviathan » de Hobbes, philosophe que malheureusement on ne lit pas assez en France.
Mais pourquoi les hommes délégueraient-ils leur pouvoir ? Par quelle magie renonceraient-ils à la liberté absolue de faire ce qu’ils veulent pour accepter le joug d’une institution. Eh bien, par intérêt nous dit Hobbes. Dans l’état de nature, nous dit-il, l’homme est peut-être libre, mais sa vie est « misérable, brutale et courte ». Dans une société hiérarchisée, elle est moins libre mais plus agréable, riche et longue. En cédant au Léviathan le droit « naturel » de nous gouverner nous-mêmes, nous mettons fin à « la guerre de tous contre tous ». Et on y gagne : même si le Léviathan n’est pas le meilleur gouvernant, même s’il n’est pas parfaitement juste ou clairvoyant, il vaut généralement mieux que le chaos. Et l’expérience là aussi donne raison à Hobbes : les sociétés ont toujours préféré le despotisme au chaos, et il faut qu’un despote soit vraiment très mauvais pour que cette balance s’inverse.
Ce que Bangui nous enseigne, c’est que le collier du chien vaut presque toujours mieux que la liberté du loup, n’en déplaise à La Fontaine. Et cela est d’autant plus vrai qu’on parle d’une culture politique moins avancée. C’est là le grand paradoxe des projets communautaires voulus par l’anarchisme : il ne peuvent marcher qu’avec des gens éduqués et conditionnés par une société fortement hiérarchisée et institutionnalisée. C’est une chose que d’être anarchiste dans une société riche et éduquée, où l’on les interdits fondamentaux sont si internalisés que les gens s’autolimiteront spontanément dans l’usage des libertés qu’on peut leur accorder. C’est une tout autre chose que de faire le raisonnement anarchiste dans une culture où ces mécanismes d’autolimitation sont faibles ou n’existent pas. Dans une telle société, le moindre relâchement de l’autorité centrale ouvre la porte au désordre général et à la « guerre de tous contre tous ». Prêchez l’évangile libertaire à Paris, et on vous écoutera avec une certaine sympathie. Prêchez-là aux habitants Bangui, et les gens se demanderont qui vous a laissé sortir de l’asile de fous.
La situation à Bangui justifie rétrospectivement l’intervention française au Mali. L’Etat malien était certes faible et/ou corrompu. Mais l’alternative, c’est le retour à l’état de nature. Aussi faible, aussi corrompu soit-il, l’Etat reste dans ces pays la seule digue contre le chaos généralisé. Le pire président, le pire dictateur est encore mieux que la situation ou chacun est libre de tuer son voisin. Et une fois que l’Etat est à terre, une fois que les institutions se sont effondrées, il est extrêmement difficile et coûteux de les remettre en place.
En un siècle on est passé d’un paternalisme colonial sans complexe à l’excès inverse, c'est-à-dire, à la croyance que des cultures très différentes de la notre pouvaient porter des institutions démocratiques importées de notre culture sans avoir fait l’expérience historique qui les soutient chez nous. En fait, nous sous-estimons largement la valeur de cette expérience. Il a fallu des siècles de pratique politique pour que l’Etat se sépare de la personne du Roi. Et encore des siècles pour que le Roi cesse d’être propriétaire du royaume avant de cesser d’être le monarque tout court et de devoir partager le pouvoir avec le peuple. Nos institutions politiques fonctionnent parce que nous avons non seulement accepté mais internalisé leurs règles. S’il fallait mettre un policier derrière chaque citoyen pour s’assurer qu’il ne tue pas son voisin ou lui prend sa propriété, ce serait intenable.
Il est illusoire de penser que des pays qui n’ont ni cette histoire, ni cette expérience, peuvent adopter nos institutions et les faire fonctionner de la même manière que nous. Même les africains « éclairés » comme Senghor, Houphouët-Boigny ou Bourguiba ont très vite compris qu’il fallait adapter les idées qu’ils avaient appris en France à leur contexte. Ils ont tous été des despotes. Des despotes éclairés, certes, mais despotiques quand même. Et il ne pouvait pas en aller autrement. Que s’est-il passé lorsque les puissances occidentales ont « plaqué » sur ces pays leur vision institutionnelle en exigeant des élections libres et tout le barda ? Ce fut la guerre civile. Dans nos « vieux » pays, celui qui perd une élection s’incline et salue le vainqueur. Il n’en est pas toujours allé ainsi, mais au bout de siècles d’expérience, de frondes et de révolutions, cela marche. Mais comment pourrait-on espérer qu’une démocratie « à l’occidentale » marche des pays ou le soir de l’élection et quelque soit le vainqueur, les perdants se réunissent pour contester l’élection et organiser le prochain coup d’Etat ?
Adlai Stevenson notait que « si le pouvoir corrompt, l’impuissance corrompt absolument ». Dans une société qui a une faible cohésion, si un gouvernement fort est un danger, un gouvernement faible est une catastrophe. On peut rire à Paris de la formule qui veut que « la sécurité est la première des libertés », mais pour un centrafricain cette formule semble indiscutable. Le dictateur qui réprime ceux qui le critiquent apparaît infiniment moins menaçant, vu de Bangui, que le gouvernement faible – ou inexistant – qui est incapable d’empêcher que votre voisin vous plante une machette dans le dos parce que votre tête ne lui revient pas. Lorsque les institutions politiques sont faibles, seules subsistent les solidarités « naturelles », celles de la famille ou du clan. Et ceux qui n’appartiennent pas à ces structures deviennent des proies.
On recherche despote. Âmes sensibles s’abstenir.
Descartes
(1) Et Bangui n’est qu’un exemple qui est loin d’être singulier. Il se passe des choses très comparables en Somalie, au Soudan du Sud, dans certaines régions d’Afghanistan, du Pakistan, du Congo…
(2) Il n’est pas inutile de signaler ici combien le défilé des images de corps ensanglantés, blessés ou mutilés dans nos étranges lucarnes aboutit à affaiblir cet interdit fondamental. Chaque soir un adolescent moyennement constituer peut contempler une bonne dizaine de cadavres dans diverses séries américaines.
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