A ma grande surprise, l’affaire n’a pas fait grand bruit. Une semaine plus tard, elle est pratiquement oubliée. Pourtant, elle est emblématique de l’état de désarroi dans lequel se trouvent nos institutions.
D’abord, un petit rappel des faits. Le 25 août dernier dans un camp de gens du voyage de Roye (Somme), une fusillade éclate. Pour des raisons qui demeurent obscures, un homme passablement éméché fait feu, tuant quatre personnes, dont un gendarme. Jusqu’ici, rien que de très habituel. Chaque week-end, des centaines de gens libérés de leurs inhibitions par l’alcool agressent d’autres gens, des familiers ou des simples passants. Souvent, les forces de l’ordre sont appelées à intervenir pour séparer les belligérants et mettre les agresseurs hors d’état de nuire. Et il n’est pas rare qu’elles payent un prix très lourd dans l’exercice de leur devoir. Des traumatismes, des blessures quelquefois graves, la mort sont, sinon un lot quotidien, au moins une possibilité toujours présente et qui mériterait que les français témoignent un peu plus de reconnaissance.
L’histoire serait donc banale si elle s’était arrêté là. Mais il y a une suite : Le fils et le cousin de l’une des personnes décédées souhaite assister aux obsèques. Ce qui là aussi serait assez ordinaire si le fils et le cousin en question n’étaient pas en prison pour vol et recel. Les prisonniers déposent donc une requête pour une permission de sortie leur permettant d’assister aux obsèques. Requête rejetée par le juge d’application des peines sur le fondement de la crainte d’une atteinte à l’ordre public.
Vendredi 28 août vers 21h une soixantaine de personnes occupe les voies de l’autoroute A1 (Paris-Lille) et monte un barrage qui bloque la circulation dans les deux sens, faisant brûler des palettes, des pneus, coupant les arbres qui embellissent le trajet pour renforcer leur barricade. Leur demande ? Exiger que la justice libère le fils et du cousin le temps des obsèques. Et la justice s’exécutera : samedi 29 à 11 heures, le juge d’appel – siégeant, on l’imagine, en toute indépendance – annule la décision du juge d’application des peines et accorde une permission de dix heures. Les occupants quittent alors l’autoroute, qui ne sera rendue à la circulation qu’en fin de journée : en effet, les feux allumés pendant la nuit ont endommagé l’ouvrage routier qui nécessite des réparations importantes, qui se chiffrent à une somme que la presse n’a pas publié mais qui, si je crois quelques connaissances, serait dans les centaines de milliers d’euros. Conclusion : une journée d’embouteillages monstres pour les usagers, une infrastructure publique dégradée qu’il faut réparer, un environnement enlaidi, et pas une seule interpellation. Car pendant que ces faits se déroulaient, les gendarmes attendaient à prudente distance et sans intervenir. Par ailleurs, des individus ont aussi bloqué des ronds points dans la commune de Roye munis de battes de baseball, et là encore ils ont eu le champ libre. Voilà une tranche de vie dans la France de 2015. Dans notre beau pays, une soixantaine de personnes peuvent se permettre de défier la loi, de faire pression sur la justice, de dégrader une infrastructure publique, de menacer les citoyens. Et non seulement ils n’ont rien à craindre des institutions, mais celles-ci se déculotteront pour avoir la paix, donnant raison aux vandales.
Cette affaire n’est pas isolée : déjà en 2010 à Saint-Aignan, dans le Loir-et-Cher, on avait assisté à des faits semblables. Mais à l’époque les forces de l’ordre avaient fini par intervenir, et la justice n’avait pas cédé. Les choses ont beaucoup changé. Et puis, bien entendu, il y a des affaires plus « politiques » : Sivens, à Notre-Dame des Landes, à Nonant le Pin, des petits groupes s’octroient le pouvoir d’imposer leur loi contre les décisions prises par les institutions qui détiennent la légitimité démocratique. Et à chaque fois, les institutions cèdent piteusement. Pourquoi ? Parce que dans la démocratie de l’émotion dans laquelle nous vivons, la consigne est « pas de vagues ». Faire usage de la force, c’est risquer le genre d’accident qui a coûté la vie a Rémy Fraysse, avec son cortège prévisible d’articles de presse, de commissions d’enquête et d’interpellations parlementaires. L’Etat – et les fonctionnaires d’autorité qui assurent sa représentation – est placé devant l’injonction impossible de faire respecter les lois sans amocher personne. Le préfet qui fera respecter la loi saura qu’il n’est pas couvert, qu’il y aura toujours un ministre démagogue comme Ségolène Royal pour venir donner raison aux militants groupusculaires, sous les applaudissements de l’opinion publique. Il faut lire la piteuse réponse que fait la préfète de la Somme interrogée sur l’affaire de Roye : « Ma décision [de ne pas faire intervenir les forces de l’ordre] ne s'est pas limitée à la situation de l'autoroute A1. Je peux comprendre l'exaspération des automobilistes, mais il n'y avait pas de vie en danger. En revanche, une intervention aurait pu avoir de graves conséquences sur le plan de l'ordre public sur la ville de Roye. Dans cette commune de 3 000 habitants, qui a été le 25 août le théâtre d'un drame au cours duquel quatre personnes été tuées, dont trois parmi les gens du voyage et un gendarme, la situation est tendue. Une intervention aurait pu donner lieu à des débordements et mettre en danger une population endeuillée ». Force ne doit donc pas rester à la loi. Dès lors qu’on exhibe le pouvoir de foutre le bordel, l’Etat se couche.
Et pourtant, la formule qui veut que seul l’Etat détient la force légitime est le fondement de toute société civilisée. Lorsque la loi se trouve devoir céder devant la force privée, la barbarie n’est jamais loin. Affaiblir l’empire de la loi, c’est ouvrir la porte à l’arbitraire du « parce que je le veux bien ». Et pas du tout au bénéfice des plus modestes. Souvenez vous de la formule : « entre le faible et le fort, c’est la liberté qui asservit et la loi qui libère ». Certains me diront qu’il y a des lois injustes. C’est certainement vrai, le problème est qu’on ne sait pas lesquelles, parce que chacun trouvera « injuste » la loi qui s’oppose à ses désirs ou, plus banalement, à ses intérêts. Est-il « injuste » d’empêcher un homme – qui est tout de même un délinquant, il ne faudrait pas l’oublier – d’assister aux obsèques de son père ? Peut-être. Il s’est en tout cas trouvé soixante personnes pour le penser. Mais vous trouverez aussi bien soixante patrons pour penser qu’il est « injuste » que la loi leur interdise de licencier leur personnel comme ils l’entendent. Faut-il leur donner raison ? Et si soixante millionnaires trouvent qu’il est injuste de leur faire payer l’impôt sur la fortune, faut-il les en dispenser ?
Il faut dire et répéter cette vérité – qui n’a rien d’une évidence – qu’il faut appliquer et faire appliquer la loi non pas parce qu’elle est bonne, non pas parce qu’elle est juste, mais parce que c’est la loi. L’alternative, c’est le chaos, qui est en général pire que la plus mauvaise des lois. Il faut revenir ici à Hobbes : pour éviter le « combat de tous contre tous » qui caractérise l’état de nature, les hommes délèguent leur « pouvoir de nuire » à l’un d’eux – aujourd’hui, on dirait à une institution plutôt qu’à un homme. Celui-ci l’exerce plus ou moins bien, mais même s’il l’exerce mal, ce sera toujours mieux qu’un retour à l’état de nature. Le pire gouvernement vaut mieux que le chaos. Ce sage principe nous est confirmé chaque jour par le phénomène des « états faillis ». Et une société ou soixante personnes peuvent violer la loi et détruire la propriété publique sans que personne ne s’en offusque est une société qui sombre dangereusement vers la faillite.
Certains me diront que je défends une vision trop rigide de la loi. Que dans une démocratie le peuple a aussi le droit de se faire entendre, et que cela nécessite quelquefois des actions qui sont à la limite de la loi, voire de l’autre côté. Ce n’est pas faux. La violation de la loi peut aussi avoir un sens politique. Mais il y a une grande différence entre la défense d’une revendication politique et celle d’un intérêt particulier. Le blocage de l’autoroute du Nord le 24 août dernier n’avait pas pour but de contester un principe, mais d’obtenir une dérogation particulière. Et même si le droit de manifestation peut justifier une violation limitée de la loi, il ne justifie jamais, je dis bien jamais, la destruction gratuite de la propriété publique. J’avais ici même expliqué pourquoi les syndicalistes de « Continental » qui avaient saccagé une sous-préfecture devaient être poursuivis et condamnés, ne serait-ce que pour le principe. Je n’ai pas changé d’avis.
J’avoue que cette affaire m’a profondément troublé. Il est effrayant de penser que dans la France d’aujourd’hui notre volonté publique est si faible qu’on accepte d’être collectivement rackettés – car c’est bien de racket qu’il s’agit – par des petites minorités qui n’hésitent pas à faire appel à la violence sans la moindre protestation. Avez-vous entendu beaucoup de leaders politiques ou médiatiques s’exprimer sur cette affaire ? Moi pas. L’autorité de l’Etat en ce qu’il a de plus sacré, la Justice, a été bafouée, et personne ne semble s’émouvoir. Pas même ceux qui en temps normal se font les gardiens de l’indépendance de la justice. A peine une petite poignée de réactions chez « Les Républicains » qui témoignent plus d’un réflexe pavlovien de critiquer le gouvernement que d’une véritable analyse et… chez le Front National.
Et c’est là le pire : encore une fois, on laisse au FN le monopole de la défense de l’autorité de l’Etat et de la primauté de la loi sur les revendications privées. Et il ne se trouve pratiquement personne pour le lui disputer. Comment s’étonner ensuite que de plus en plus de gens se tournent vers lui ? Car l’histoire montre que la première demande des citoyens envers l’Etat, celle qui est constante depuis que l’homme a créé les premiers royaumes, c’est une demande de prévisibilité. Ce qui suppose qu’il y ait des règles connues de tous et appliquées systématiquement. L’ordre, l’autorité de l’Etat ne sont pas des lubies des réactionnaires, c’est la condition nécessaire pour assurer la prévisibilité du monde qui nous entoure. Un Etat faible, dont les règles cessent de s’appliquer parce que soixante personnes le décident, c’est la porte ouverte à toutes les insécurités. Ceux qui professent de combattre le Front National feraient bien de passer un peu moins de temps à le diaboliser et un peu plus à chercher des réponses à cette question fondamentale.
PS : j’apprends aujourd’hui que des faits similaires se sont reproduits à Monceau les Mines. La RN70 a été bloquée dans les deux sens de circulation et la chaussée dégradée. Là encore, aucune interpellation. Là encore, l’Etat a cédé aux revendications des occupants. Et là encore, les frais seront supportés par la collectivité. Et personne n’en dira rien.
Descartes
Commenter cet article