Pour ceux qui douteraient encore de l’inconscience de nos « classes moyennes » et de leur incapacité à sortir du confort de l’idéologie libérale-libertaire, l’examen attentif de la « une » du journal « Le Monde » daté du 10 septembre 2015 devrait être une révélation. Et comme quelquefois un petit dessin vaut mieux qu’un long discours, c’est au « Regard de Plantu » que je veux faire référence. Petite parenthèse : je déteste Plantu. J’abhorre Plantu. Je trouve que c’est l’incarnation parfaite de la pensée unique : conformiste, sentencieux, dégoulinant de bons sentiments, donnant des leçons à la terre entière. Là où Cabu – paix à son âme – éclairait ma journée de sa plume joyeuse et acide mais sans méchanceté, Plantu l’obscurcit avec son style de prêcheur de la bonne parole.
Mais venons au dessin en question. Que représente-t-il ? Côté gauche, qui représentant le passé dans l’iconographie occidentale classique, un ouvrier portant salopette et casquette, au visage mal rasé et renfrogné tient au collet un personnage en costume et lunettes au regard apeuré ayant un livre sous le bras – dont on peut deviner qu’il s’agit du Code du Travail. A l’arrière plan, un deuxième ouvrier porte une pancarte. L’ensemble est traité en gris, la seule touche de couleur étant le rouge du livre. Le regard des personnages reflètent une panoplie de sentiments négatifs : colère, peur, rejet.
Côté droit, celui de l’avenir, sont représentés des migrants : quatre hommes portant turban et baluchons, rasés de frais, portant de larges sourires. Une femme strictement voilée verse des larmes de joie, alors qu’un enfant représenté à côté d’elle exhibe un large sourire. La scène est traitée dans des couleurs vives. Le regard des personnages abonde en sentiments positifs : joie et reconnaissance. Séparant les deux groupes, un policier assis arborant un sourire neutre tamponne les papiers des migrants.
Jusque là, rien que de très prévisible. Cette contraposition entre l’ouvrier représentant une France rabougrie et poussiéreuse et l’immigré qui représente lui la « diversité heureuse » n’est pas nouvelle. On se souvient du texte de Mélenchon parlant « de ce superbe marron que montrent les plus beaux êtres humains » à son retour du Vénézuela. Mais Plantu va plus loin : il fait parler ses personnages. Les migrants du côté droit déclarent fièrement : « nous, travailler le dimanche, pas de problème ! ».
On se demande si la direction du « Monde » est consciente de ce que ce dessin veut dire, si elle a la moindre capacité de se mettre à la place de l’autre, d'imaginer ce que peut ressentir celui qui n'est pas comme nous. Et ce n'est pas au migrant que je fais référence, mais à l'ouvrier. Imaginez l’effet que peut avoir ce dessin sur le travailleur qui se bat contre le travail du dimanche, sur l’ouvrier ou l’employé qui voit sa vie familiale menacée par cette dérive vers la semaine continue. Il ne peut que se sentir cocufié par un discours public qui l’enjoint d’accueillir généreusement ces mêmes migrants qui professent leur disponibilité, que dis-je, leur désir ardent de « travailler le dimanche, pas de problème ». Et qui n’auront probablement pas de « problème » non plus – car c’est le message sous-jacent – pour travailler soixante heures par semaine, pour un salaire inférieur au SMIC et au noir. « Le Monde » aurait voulu offrir un cadeau au Front National qu’il ne se serait pas pris autrement.
Il serait difficile de trouver une illustration plus complète de l’idée que se font nos « classes moyennes » - et les élites qui les représentent – de l’état du monde en général et de leur pays en particulier. Elles sont tellement persuadées d’être intouchables qu’elles ne cachent même plus leurs intérêts. Ici, elles se réjouissent publiquement de l’arrivée de populations misérables qui sauront enseigner à nos ouvriers un peu trop revendicatifs à sourire avec enthousiasme et verser des larmes de joie lorsqu’on leur demande de travailler le dimanche.
Dans cette affaire, il y a une chose à comprendre dès le départ : la crise que nous traversons n’a absolument rien à voir – et ce dessin le montre amplement – avec la question de l’asile. Il s’agit clairement d’une immigration économique. Et cela devient évident dès qu’on observe le comportement des migrants eux-mêmes. Une fois admis dans le territoire européen, les migrants ne montrent la moindre intention de s’établir en Grèce, en Italie ou en Espagne, pourtant des pays sûrs et où l’on peut parfaitement vivre. Ils refusent violemment – allant jusqu’à l’émeute – d’être installés en Hongrie, pays qui pourtant n’est pas en guerre. Non : ils sont prêts à risquer leur vie - et celle de leur famille s’il le faut – pour aller en Allemagne, en Grande Bretagne, au Canada. Alors, posons nous la question: si votre motivation pour quitter la Syrie ou l’Érythrée était de sauver votre vie, la risqueriez-vous ensuite pour passer le Pas-de-Calais ? Bien sur que non. Le comportement « sélectif » des migrants quant au pays de destination montre que si la guerre dans leur pays est peut être l’événement déclenchant de la migration, il n'est certainement pas la motivation essentielle. Il faut d’ailleurs être prudent sur l’origine de ces migrants. Car ceux-ci sont intelligents, et aussi très bien conseillés par des « passeurs » qui connaissent parfaitement les tropismes des autorités des pays d’accueil. Prétendre qu’on a quitté Kobané sous les bombes ne vous prépare pas du tout le même accueil que de dire qu’on a quitté Ankara ou Tunis sous le soleil. Et les histoires racontées par les candidats à l’asile ne sont que très difficilement vérifiables. Croyez-vous qu’il soit difficile de se procurer des « vrais-faux » papiers syriens ou érythréens ? Pas pour certains « passeurs », le « paquet » comprend souvent, avec le transport, la fourniture des faux papiers et d’une histoire à faire pleurer les pierres. Ce phénomène est bien connu des préfectures, et le cas de ce demandeur d’asile devenu successivement citoyen du Burundi, du Tchad, d’Afghanistan et de Syrie au fur et à mesure que ses demandes d’asile étaient rejetées n’a rien d’une légende urbaine.
Les migrants qui franchissent les frontières européennes ne sont pas – comme l’étaient les réfugiés chiliens de 1973, les républicains espagnols de 1936 ou les juifs allemands de 1938 – des réfugiés qui n’aspirent qu’à trouver un endroit sûr pour attendre que la situation dans leur pays leur permette de rentrer. Ce sont des immigrants économiques, cherchant à améliorer leur niveau de vie, et qui resteront donc à demeure dans les pays où ils s’installeront. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, d’ailleurs: cela fait des millénaires que des hommes ont quitté la terre qui les a vus naître pour aller chercher - quelquefois lourdement armés - meilleure fortune ailleurs. Mais cette fois-ci, il y a une petite différence. Pour la première fois, les migrants semblent pouvoir choisir librement leur pays d’installation sans que les citoyens du pays d'accueil aient voix au chapitre. C’est la consécration du principe du « parce que le vaux bien », celui de la volonté individuelle qui s’impose à toute « volonté générale ».
Certains lecteurs de mon précédent papier avaient souligné la troublante ressemblance entre l’affaire qui a vu une soixantaine d’individus ont défié impunément l’autorité de l’Etat en occupant l’autoroute A1 pour obtenir finalement satisfaction, et la crise des migrants, qui voit là aussi des gens défier l’autorité des Etats et obtenir la capitulation de ces derniers. Car il faut bien se rendre à l’évidence : à tort ou à raison, les gouvernements européens ont renoncé à défendre leurs frontières. Qu'on ne vienne pas me dire qu'on accueille les migrants aujourd'hui au nom de principes sacrés: il y a à peine quelque semaines le discours était tout autre: il fallait tarir les flux migratoires en méditerranée, quitte à aller détruire les embarcations des passeurs sur la côte libyenne. Si on a changé de discours, c'est parce que les pays européens - et d'abord l'Allemagne, devenue le véritable patron de l'Europe - s'est résignée devant les pressions diverses à ouvrir ses frontières. Les rares pays qui ont essayé de les défendre – la Hongrie, pour ne donner qu’un exemple – ont été immédiatement rappelés à l’ordre au nom des sacro-saints principes de l’Union européenne. Qui, semble-t-il, sont particulièrement clairs sur les droits des migrants mais totalement muets sur l’application des lois démocratiquement votées. En dehors de la Grande Bretagne qui demeure inflexible dans sa volonté de décider qui rentre chez elle, l’ensemble des grands états européens ont capitulé en rase campagne. En s’asseyant au besoin sur les traités signés en bonne et due forme et sur les lois votées solennellement par les parlements nationaux, les gouvernants se sont pliés à ce nouvel état de fait : les frontières sont perméables et rentre qui veut dès lors qu’il a la force du nombre.
Les Etats avaient-ils le choix ? Bien sur que oui. Les moyens répressifs existent. Encore faudrait-il être prêt à les utiliser et a en assumer les conséquences. Et on retrouve ici le dilemme posé par l’occupation de l’autoroute A1 dont j’ai parlé plus haut. Avec un peu la même issue : personne n’est prêt à assumer une position d’autorité avec les servitudes – et les angoisses – qui vont avec. Tout le monde veut être beau, tout le monde veut être gentil. Faire respecter la loi, c’est risquer des morts et des blessés, dont les photos n’auraient pas manqué de se trouver sur les réseaux sociaux et sur la première page de tous les journaux du monde. C’est aussi risquer de se faire crucifier par les bienpensants. Un coup à gâcher votre Karma et, ce qui est plus grave, vos chances de réélection. Mais si les Etats européens n’ont pas utilisé les pouvoirs répressifs dont ils disposent, c’est aussi parce que des puissants intérêts trouvent dans l’immigration une source de profit considérable. Et le dessin de Plantu illustre parfaitement pourquoi : une arrivée massive de main d’œuvre est une opportunité pour casser les protections collectives et pousser les salaires et les garanties vers le bas, pour le plus grand profit de la bourgeoisie et des « classes moyennes ». Ca n’a pas tardé, d’ailleurs : les mêmes voix qui militaient pour l’accueil des demandeurs d’asile hier commencent à exiger aujourd’hui leur accès immédiat au marché du travail….
Quoi qu'il en soit, le choix de la voie de moindre résistance ne peut que pousser les citoyens à se poser une question gênante : A quoi cela sert de conférer à l’Etat le monopole de la force légitime, s’il n’est pas foutu de s’en servir pour faire appliquer la loi ? C'est pourquoi nos dirigeants essayent de maintenir la fiction que l'Etat n'a pas cédé par des coups de menton. Il faut persuader les citoyens que nos gouvernements agissent librement, que c’est une politique choisie et non subie. « Ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs » semble être la devise du jour. C’est pourquoi Angela Merkel et ses amis, les mêmes qui tenaient absolument à ce que les grecs souffrent pour expier leurs péchés et qui proposaient il n’y a pas si longtemps d’aller couler les bateaux des passeurs en Libye même pour tarir les flux migratoires expliquent maintenant aux allemands que la générosité envers ceux qui souffrent est un devoir sacré. Quant à notre Premier ministre, il préfère essayer de nous faire croire que l’autorité est sauve puisque les règles seront appliquées sans faiblesse : on fera le tri entre les « vrais » demandeurs d’asile et les migrants économiques, les premiers « doivent être accueillis » alors que les seconds « seront expulsés ». Tout cela ne peut abuser que ceux qui ont envie de l’être. D’abord, on la vu, la distinction entre le réfugié et le migrant économique est illusoire. Et même si on arrivait à déterminer qui sont les migrants « économiques », il s’agirait d’expulser des centaines de milliers de personnes, des familles entières sous les yeux des caméras. Vous imaginez la scène ? Quel homme politique est prêt aujourd’hui à assumer un tel geste ?
Certains disent que rien ne sera comme avant, et ils ont raison. Cette crise n'est pas une simple secousse de l'histoire, qui s’éteindra lorsque la paix reviendra dans la zone concernée. La guerre peut-être l’élément déclencheur des départs, elle n’est pas le véritable moteur. Le phénomène que nous observons est en fait la dernière étape d’une transformation arrivée au bout de sa logique, celle du capitalisme national en capitalisme mondialisé. Après avoir consacré la liberté de circulation des capitaux, puis la liberté de circulation des marchandises, nous en arrivons à la liberté de circulation des hommes. Et cette liberté est absolue : lorsque le migrant décide aller en Allemagne et refuse son installation en Hongrie, ce sont les Etats qui s’inclinent devant sa volonté, et non l’inverse. C’est d’ailleurs pourquoi l’usine à gaz technocratique proposée par la Commission européenne, avec des « quotas d’accueil », n’a pas de sens. On peut toujours décider des quotas, mais qui va décider que tel migrant va en Allemagne ou en Grande Bretagne, et que tel autre va en Roumanie ou en Bulgarie ? Et comment fera-t-on pour obliger celui qui est affecté dans ces derniers pays à y aller effectivement et à y rester ? Comment l’empêchera-t-on de reprendre le train pour l’Allemagne ?
Dès lors que les Etats ont renoncé à utiliser les instruments répressifs, ce sont les migrants qui choisissent où ils vont s’installer, pas les Etats. Les schémas de la Commission ont autant de chances de marcher que les schémas néo-pétainistes de Raffarin et consorts, qui proposent de distribuer les migrants dans les petits villages, avec l’idée qu’ils seront mieux accueillis et qu’ils trouveront à s’occuper. C’est idiot : ces villages perdent de la population parce que même les jeunes français qui y habitent n’y trouvent pas de perspectives. Pourquoi irait-il autrement pour les migrants – sauf, bien entendu, si on a derrière la tête l’idée de leur faire accepter des horaires, des salaires et des conditions de travail dont aucun chômeur ne voudrait ? Il faut arrêter de fantasmer : les migrants se retrouveront à terme dans les villes, parce que c’est là qu’on trouve du travail. Et dans les villes riches, parce qu'à tout prendre il vaut mieux être dans un bidonville à Francfort que dans un appartement dans un village roumain.
Les idéalistes de tout poil contempteurs des frontières feraient bien de réfléchir deux fois avant de se réjouir de la disparition des frontières. Celle-ci se traduira par un cloisonnement très différent, et à bien des égards pire que celui qui découle des frontières nationales. Celles-ci délimitent depuis deux siècles un espace de solidarité inconditionnelle qui a permis une certaine perméabilité des frontières de classe. Avec la chute des frontières nationales, les frontières de classe prendront leur revanche.
Pourquoi ? Parce que le système de redistribution sociale repose sur le consentement des couches les plus riches à transférer une partie de la richesse prélevée vers les couches les plus pauvres. Et la nation est précisément cet espace où les citoyens sont réunis par des liens de solidarité inconditionnelle qui transcendent les classes. Le bourgeois de Paris accepte de payer des impôts pour améliorer la vie du berger corse qu’il ne connaît pas et il ne connaîtra jamais. Mais serait-il prêt à payer cet impôt pour aider le berger érythréen ou syrien ? J’en doute. D’autant plus qu’en cas de danger il ne peut compter sur eux pour aller se battre pour défendre le gâteau commun.
C’est le confinement dans l’espace national qui a permis d’obtenir que la bourgeoisie et les « classes moyennes » françaises payent pour les ouvriers français. Cette logique – et l’expérience des trente dernières années le montre à souhait – ne résistera pas à la disparition des frontières. La mobilité sans restriction des gens risque de porter un coup fatal à la logique des transferts inconditionnels. Et si l’Etat n’est plus là pour faire appliquer les lois, ce sera le chacun pour soi. Un chacun pour soi qui bénéficiera bien entendu à ceux qui ont le plus et qui seront débarrassés du devoir de payer pour ceux qui en ont moins.
Dès lors qu’elles auront de moins en moins en commun avec les bénéficiaires du transfert, les « classes moyennes » et la bourgeoisie en tireront argument pour ne plus payer leur contribution. On voit déjà cette mécanique à l’œuvre dans beaucoup de domaines : d’un côté on envoie ses enfants à l’école privée pour les isoler de la plèbe, parce que « vous comprenez, je suis républicain, mais ce n’est plus possible ». D’un autre, on exige la baisse des impôts et de la dépense publique qui justement finance l’école publique, celle que la plèbe fréquente. Le résultat : l’argent des plus riches sert à financer l’éducation de leurs enfants et de leurs enfants seulement, et la plèbe n’aura que l’école qu’elle peut se payer. Demain, on verra la bourgeoisie et les « classes moyennes » s’enfermer dans des « quartiers privés » comme il en existe aux Etats-Unis, avec des vigiles privés pour assurer la sécurité en laissant la sécurité des pauvres dans les mains d’une police nationale sous financée. Les riches auront leurs cliniques et le maigre budget de l’Etat financera les hôpitaux des pauvres.
Si je défends l’assimilation des immigrés installés en France, ce n’est pas seulement pour des raisons culturelles. C’est parce que l’assimilation est à mon avis la seule manière de préserver l’espace de solidarité qu’est la nation. Aussi longtemps que le bourgeois ou le « classe moyen » verra dans son concitoyen un autre lui-même, on peut espérer qu’elle acceptera de payer. Et on sait que ça marche : des générations de migrants sont devenus des français à part entière au cours de notre histoire, avec suffisamment de références communes pour que la solidarité inconditionnelle reste vivante. Mais si on laisse cet espace se fractionner, si le bourgeois ou le « classe moyen » cesse de se reconnaître dans son concitoyen des couches populaires, il refusera de payer pour lui.
Pourquoi les migrants d’aujourd’hui ne pourraient-ils pas suivre le chemin de l’assimilation ? Parce que, pour qu’il y ait assimilation, il faut qu’il y ait quelque chose à laquelle s’assimiler. L’assimilation nécessite qu’il y ait un dedans et un dehors, et entre les deux, une frontière. Qu’il y ait des règles faites par une collectivité d’accueil et que le nouveau venu est tenu – et non simplement prié – de respecter. Cela suppose donc une collectivité nationale munie d’institutions suffisamment fortes pour dire ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas et imposer ses conceptions. Or, comme dans l’affaire de l’autoroute A1, nous nous trouvons dans une situation ou la loi est bafouée, et où l’Etat ne cherche même pas à l’appliquer, obnubilé qu’il est par la question humanitaire. Pour le dire autrement, nous n’avons plus d’Etat : à sa place, nous avons une filiale de la Croix Rouge. Et on voit mal comment la Croix Rouge pourrait « assimiler » qui que ce soit.
Il reste que les migrants sont là, et qu’il faut en faire quelque chose. Et la question qui se pose assez évidemment est celle de savoir comment va être partagé le coût de la prise en charge de cette vague migratoire. Ces coûts sont de trois natures différentes : il y a d’abord un coût direct, celui de l’argent déboursé par l’Etat pour loger ces gens, les nourrir, les vêtir, les soigner, scolariser leurs enfants jusqu’à leur intégration au monde du travail dans le pays d’accueil. Il y a ensuite la charge que les nouveaux arrivants représentent pour les systèmes de transferts sociaux. En effet, dans nos pays existent des systèmes de transfert dans lesquels les contributions sont payées par les plus riches et des allocations versés aux plus pauvres. Mais lorsque les migrants arrivent, ils rentrent du côté des plus pauvres, et arrivent seulement beaucoup plus tard – s’ils y arrivent – chez les plus riches. Leur venue déséquilibre donc le système et oblige soit à augmenter les cotisations des plus riches, soit à diminuer les allocations aux plus pauvres. Il y a enfin le coût lié à l’effet que les nouveaux arrivants ont sur l’équilibre du marché du travail et sur les salaires des moins qualifiés, qu’ils poussent à la baisse.
Or, sur ces trois points, les jeux semblent déjà faits. Il est hors de question de demander une contribution à la bourgeoisie : cela dégraderait la sacro-sainte « compétitivité », vous comprenez, et le capital qui est très mobile irait s’investir ailleurs. Pas question non plus de demander une contribution supplémentaire aux « classes moyennes » : c’est sur leur vote que repose le pouvoir des politiques en place. La tendance serait plutôt à réduire leurs impôts qu’à les augmenter – deux milliards de réduction d’impôt promis par Hollande la semaine dernière… on peut loger beaucoup de migrants avec ça. L’emprunt ? Vous remarquerez que parmi les élans de cœur que cette affaire a suscité, personne n’a parlé d’augmenter les budgets sociaux ou la dépense publique. Au contraire : pendant que les migrants arrivent, on continue joyeusement à comprimer la dépense au nom de la réduction des déficits. Alors, qui va payer ?
Ce sont bien entendu les couches populaires qui seront mises à contribution. Et cela se fera par un mécanisme indirect et presque invisible : les nouveaux arrivants émargeront aux différents mécanismes de protection sociale dont les couches populaires sont les principaux bénéficiaires. Où iront loger les nouveaux migrants ? Dans le parc social déjà sous dimensionné et stratégiquement installé dans les banlieues populaires, et pas dans les arrondissements cossus du centre ville. Où seront scolarisés leurs enfants ? Pas dans les écoles fréquentées par les rejetons de la bourgeoisie ou des « classes moyennes », mais dans les établissements populaires, déjà soumises à toutes sortes de problématiques sociales et que les meilleurs enseignants fuient dès qu’ils ont la possibilité de se faire muter ailleurs. Avec qui les nouveaux arrivants entreront en compétition lorsqu’ils rechercheront un emploi ? Pas avec les professeurs, les avocats, les ingénieurs, les médecins, mais avec les travailleurs les moins qualifiés. Par ce mécanisme pervers, on demandera – pardon, on obligera – les couches populaires à partager le peu qu’elles ont. Les autres couches sociales ne paieront rien. Pire : alors qu’elles ne paieront rien, elles seront les principales bénéficiaires par le jeu de l’effet de baisse des salaires des emplois les moins qualifiés. Pourquoi croyez-vous que le patronat allemand applaudit des deux mains la politique d’accueil ouvert de Mme Merkel ? Par bonté d’âme ?
Tout ça crée une situation potentiellement très dangereuse. L’abaissement de l’Etat ne peut que conforter le sentiment d’abandon et de dépossession des français, et d’abord des français les plus modestes. Et on sait que le sentiment de se sentir abandonné et sans protection conduit à la légitimation de l’autodéfense. Bien entendu, les photos du petit Aylan peuvent temporairement anesthésier l’opinion, et on a du mal à croire que le battage organisé autour de ces clichés juste au moment où les gouvernements européens font volte-face sur cette question soit vraiment une coïncidence (1). On pourra ensuite chercher à culpabiliser les couches populaires sur le mode « vous n’êtes que des beaufs racistes », parce qu’ils refusent de partager le peu qu’ils ont. Mais cela risque d’avoir un succès très limité et surtout d’alimenter la montée électorale du Front National.
Et à ceux qui dénoncent la frilosité des couches populaires à l’heure d’accueillir les migrants, j’ai un remède à proposer : le gouvernement doit annoncer que pour chaque migrant accueilli sur notre sol, il augmentera du montant correspondant les impôts qui pèsent sur les « classes moyennes » et sur la bourgeoisie pour verser le montant ainsi récolté aux budgets sociaux. Il doit annoncer que les migrants seront logés par les communes à proportion de leur richesse fiscale. Je pense que ce genre de mesure aiderait beaucoup à faire accepter leur installation. Vous ne trouvez pas ? Il faudrait peut-être poser la question à Plantu.
Descartes
(1) Ces photos et l’usage qui en a été fait posent bien des questions. Cela fait des mois que des migrants meurent noyés en méditerrannée. Depuis six mois, on a comptabilisé plus de mille, parmi eux de nombreuses femmes et enfants. Des dizaines de corps ont été rejetés sur les plages, et ils ont certainement été photographies. Et pourtant, rares sont les photos de cette nature qui ont été publiés. Les articles sur la question étaient illustrés plutôt d’images de rafiots pleins de migrants en train d’être secourus. Il est vrai qu’à l’époque la ligne officielle des européens était que tout était sous contrôle, qu’on allait monter des opérations pour tarir le flux à la source, et qu’on allait voir ce qu’on allait voir. Et justement au moment ou la ligne change, ou les gouvernements proclament que finalement, loin de tarir la source, on va l’accueillir comme un devoir sacré, la photo du petit Aylan s’étale sur les « unes » des journaux et notre classe politico-médiatique nous explique que cette photo va changer l’histoire, et que rien ne sera plus comme avant. Etonnant, n’est ce pas ?
Cette affaire présente d’autres éléments curieux. Par exemple, le fait que le petit Aylan soit natif de Kobané. Kobané étant une petite ville, la probabilité que le seul enfant mort photographié sur une plage soit natif de cette localité est infime. Mais d’autre part, Kobané a fait la « une » des gazettes il n’y a pas si longtemps et présentée en exemple de ville martyr, défendue par sa population. Est-ce possible que certains aient voulu donner à l’enfant une origine qui « sonne » en termes médiatiques ?
Alors, « complot » ? Bien sur que non. Ce n’est pas nécessaire. Les médias sont contrôlés par une classe sociale dont les membres partagent une même idéologie et, plus important, les mêmes intérêts. Et c’est très spontanément que ces gens, chacun individuellement, peuvent choisir de publier la même photo pour aider les politiques – caramba, eux aussi viennent de la même classe – a « vendre » leur discours. Point n’est besoin de Bilderberg ou de Loge Maçonnique pour assurer la parfaite cohérence de la communication…
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