Ya no hay locos, amigos, ya no hay locos.
Se murió aquel manchego, aquel estrafalario fantasma del desierto (…)
Todo el mundo está cuerdo, terrible, monstruosamente cuerdo.(1)
Leon Felipe
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire, en préambule à cet article, de m’étendre sur l’évidente condamnation de l’attentat dont l’équipe de Charlie Hebdo a été victime hier matin. C’est avec une grande tristesse et une grande indignation que je prends la plume aujourd’hui. Tristesse parce que cet attentat à coûté la vie à 12 êtres humains, et parmi eux des hommes remarquables d’intelligence, d’humour, d’humanité, dont l’un était d’ailleurs un ami personnel très cher. Indignation, parce qu’on a osé s’attaquer, et de quelle manière, à ce qui fait pour moi l’essentiel du capital intellectuel de notre République. Non pas tant la « liberté d’expression », tant galvaudée, mais la « liberté d’examen », celle qui permet soumettre toutes les affaires humaines, même les plus sacrées, à la critique. Or, il n’y a pas de « liberté d’examen » sans prise de distance, et l’humour, la caricature, la satire sont indispensables pour cela. Ce n’est pas étonnant si la caractéristique commune de tous les obscurantistes est le manque de sens de l’humour. Je ne suis pourtant pas de ceux qui aiment qu’on piétine les autels, surtout les leurs. J’adore le coup de crayon de Cabu, j’ai adoré le Wolinski de la période « Humanité » (alors que son côté érotomane me gonflait). Je n’aimais pas le style de Charb, et je détestais les dessins de Tignous. Je n’aimais pas et ne partageais pas « l’esprit Charlie Hebdo ». Mais on n’a pas besoin d’aimer pour être indigné. Le prix à payer pour avoir la liberté de penser ce qu’on veut et de le dire, c’est d’abord d’avoir à souffrir que les gens avec qui on n’est pas d’accord fassent de même. C’est pourquoi, en vrai Voltairien, il n’y a aucune ambigüité dans ma condamnation de cet acte barbare et odieux.
Cependant, j’avoue que je suis un peu gêné par la forme que prennent les manifestations qui se multiplient, et notamment celles de notre caste politico-médiatique. Je méfie comme de la peste des expressions d’hystérie publique, des hommes politiques et des vedettes pleurant devant les caméras de télévision, des appels à arborer des pins ou des pancartes dans une sorte d’expression de deuil obligatoire. Dans notre société hyper-fragmentée, nous avons la nostalgie des grands rassemblements, un besoin de nous retrouver ensemble autour des valeurs qui font encore consensus. Le prétexte peut être un évènement festif – la victoire dans une compétition sportive – ou, comme c’est le cas aujourd’hui, un deuil. C’est une sorte de Saint Jean laïque, le riche et le pauvre, le bobo et l’ouvrier, le jeune et le vieux, Hollande et Sarkozy portant ensemble des pancartes, allumant des bougies, pleurant ensemble. Ces occasions remplacent les modes et rituels de brassage social aujourd’hui disparus, du bal du 14 juillet au service militaire. Mais tout cela est trop démonstratif, trop bruyant pour être honnête. Comme disait Sénèque, « Les peines légères s’expriment aisément, les grandes douleurs sont muettes ». Et ces moments d’hystérie collective se prêtent un peu trop à diverses manipulations. Cela a commencé, d’ailleurs, avec les débats sur l’admission ou non du Front National à la manifestation de dimanche, et l’éventuelle participation à cette manifestation du président de la République. Ne vous attendez donc pas à ce que je proclame « je suis Charlie ». Non, je ne suis pas Charlie. Je suis la liberté d’expression, la liberté d’examen. Et ce n’est pas du tout la même chose. Si les fanatiques, au lieu de s’en prendre à la rédaction de « Charlie » s’en étaient pris à la rédaction de « Minute », ma réaction aurait été la même. La votre aussi, n’est ce pas ? N’est ce pas ? Eh ! c’est à vous que je parle !
Le meilleur hommage que nous puissions rendre à ceux dont la vie a été si horriblement interrompue mercredi est de tirer les leçons de cet épisode. Puisqu’on a cherché à tuer Voltaire, il n’est pas inutile de le ressusciter en le citant : « nous devons des égards aux vivants, aux morts nous ne devons que la vérité ». Et la vérité n’est pas très ragoûtante. Il faut d’abord revenir en arrière quelques années, au moment ou la rédaction de Charlie Hebdo, avec un courage – ou une inconscience – remarquable qu’elle paye aujourd’hui au prix fort, avait décidé de publier les « caricatures de Mahomet » par anticléricalisme, par solidarité avec le Jyllands-Posten, le journal danois qui les avait publiées originalement et qui avait reçu des menaces de ce fait, et plus tard à la publication du numéro spécial « Chariah hebdo » qui ridiculisait les islamistes tunisiens. A l’époque, « Charlie » était bien seul dans son propre camp. Ceux-là même qui aujourd’hui se drapent de la défense de la liberté d’expression avaient à l’époque chanté une chanson très différente. Pour beaucoup, ils ont regretté ou fustigé « l’irresponsabilité » du journal satyrique, la « provocation » contre les musulmans. Certains sont allez jusqu’à dénoncer « l’islamophobie » derrière Charlie Hebdo et même d’exiger la saisie des numéros incriminés par voie de justice. D’autres, comme le rappeur Akhenaton, ont même appelé dans une chanson à « faire la peau des chiens de Charlie Hebdo ». En d’autres termes, ils ont appelé à censure pour les plus extrémistes, à l’autocensure pour les plus modérés. Et cette position n’était que la continuité d’une longue suite de lâchetés. On ne compte plus les pièces de théâtre, les opéras, les expositions, les manifestations culturelles de toute sorte annulées ou amputées pour satisfaire les exigences de telle ou telle « communauté ». On a censuré l’Idomenée de Mozart – il y avait une représentation de Mahomet à côté de celles de Christ, Moïse et Bouddha sur scène – et on a interdit Orelsan de festival sous prétexte qu’il offensait les féministes. Il n’y a pas en France de censure officielle, bien entendu. Personne ne vous fera taire. On vous fera simplement savoir que votre expression est « inopportune », qu’il ne faut pas « provoquer » telle ou telle minorité. Sinon… les propriétaires de salles refusent de vous louer, les journaux de vous publier, les assureurs d’assurer. Normal, personne ne veut d’ennuis. Et cette lâcheté diffuse finit par accréditer l’idée qu’on peut dire tout ce qu’on veut… mais pas maintenant. Plus tard. Un jour, peut-être.
Ce matin, sur France Inter, on a diffusé un témoignage d’une enseignante qui avait évoqué l’affaire Charlie-Hebdo dans sa classe, en montrant un certain nombre de caricatures antireligieuses, et parmi elles les caricatures de Mahomet. Elle relevait, avec une apparente surprise, que l’ensemble de ses élèves d’origine maghrébine ou turque en avaient immédiatement tiré la conclusion que « Charlie-Hebdo a bien cherché » ce qui lui est arrivé. En particulier devant la caricature montrant Allah pleurant sur les mots « Il est dur d’être aimé par des cons », les élèves concluaient que l’auteur « avait traité les musulmans de cons ». Et l’enseignante alors de chercher à leur montrer que ce n’est pas « les musulmans » qui étaient visés, mais les intégristes.
Cette anecdote est révélatrice. Je trouve personnellement surprenant que l’enseignante soit elle-même surprise de la conclusion de ses élèves. Après tout, dans notre société qui cultive soigneusement la « culture de l’offense », quoi de plus normal ? La moindre plaisanterie grivoise devient une « attaque machiste ». La moindre blague sur un obèse devient une « insulte aux handicapés ». Comment s’étonner alors qu’une blague sur le Prophète soit ipso-facto interprétée comme un acte d’islamophobie ? Mais surtout, il faut noter la réaction de l’enseignante. Car en cherchant à démontrer que le dessin vise les intégristes et non les musulmans en leur ensemble elle laisse entendre que si le dessin visait effectivement l’ensemble des musulmans, l’assassinat de son auteur serait justifié. C’est cela qui cloche : ce qu’il faut expliquer aux enfants, c’est que dans une société libre, on a le droit de se moquer des musulmans dans leur ensemble, comme on a le droit de se moquer des juifs, des chrétiens, des communistes ou des mangeurs de glaces. Les intégristes qui ont massacré kalachnikov à la main la rédaction de Charlie Hebdo ne sont que la continuation du puritanisme du « politiquement correct » par d’autres moyens. En admettant, jour après jour, le droit des minorités à imposer leurs règles dans l’espace public et à faire taire ceux qui les « offensent », notre société a préparé le terrain. Un zeste de fanatisme a fait le reste pour qu’il y ait passage à l’acte.
Nos élites intellectuelles et politico-médiatiques vivent depuis trop longtemps dans une vision irénique de la « société civile », supposée être le réservoir de toutes les vertus, qui empêche de voir les problèmes. Nos intellectuels, adorateurs d’Althusser et de Foucault, restent persuadés que la plus grande menace contre les libertés vient de l’Etat, alors que les individus, regroupés vaguement dans une « société civile » auto-organisée, n’aspirent naturellement qu’à vivre libres et égaux et respectent tout aussi naturellement la liberté des autres. Certains, comme Edwy Plenel ou la rédaction de « Le Monde », ont fait de ce combat une croisade : pour protéger la liberté de la presse, l’essentiel, nous disent-ils, c’est de protéger le secret des sources et les « fadettes » des journalistes, sans quoi l’Etat, le méchant Etat, contrôlera tout. Charlie-Hebdo a pendant de très longues années participé à cette vision ou l’ennemi est l’Etat, le flic, le juge, le professeur – dont l’école n’est que l’une des « structures répressives de l’Etat », pour reprendre la formule althussérienne – et l’ami est, partout et toujours, le faible, le « petit » (sauf lorsqu’il est ouvrier, parce qu’alors il devient beauf et est chassé du paradis terrestre) (2).
Mais tous ces gens se sont trompés. En France, et cette affaire le montre, un humoriste, un journaliste a mille fois plus à craindre les foudres de la « société civile » que la répression de l’Etat. Le véritable danger ne vient pas des institutions étatiques, il vient au contraire du retrait de celles-ci, qui laissent la « société civile » livrée à elle même. Le danger est multiplié d’ailleurs par la fragmentation de la société civile en petites unités, jusqu’à la limite des « individus-île », chacun persuadé de posséder la vérité et d’avoir raison contre le reste du monde. Les « vérités » transcendantes d’hier avaient ceci de bon qu’elles étaient collectives, et non individuelles. On pouvait tuer au nom de la foi – qu’elle fut religieuse ou politique – mais c’était toujours une foi collective, et donc régulée par des institutions. Avec l’individu-île, la vérité devient personnelle, et chacun peut se persuader qu’étant dans le vrai, il a le droit d’imposer ses vues aux autres, kalachnikov ou cocktail Molotov à la main s’il le faut (3). Robespierre ou Napoléon l’avaient bien compris : agnostiques, ils ont compris le besoin de réguler collectivement les croyances privées. Ils ont tous deux, l’un en cherchant à créer un nouveau culte, l’autre en encadrant les cultes existants sous la férule de l’Etat, cherché à maintenir un control collectif sur les « vérités ». La « vérité individuelle », lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’une prise de distance qui permet de relativiser, de nuancer, de douter, est un énorme danger. Elle permet de justifier n’importe quoi en toute bonne conscience.
La Grande Communion à laquelle nous sommes appelés ne doit pas faire oublier non plus une autre réalité, celle d’une société qu’on laisse se communautariser. L’exemple le plus extrême – et le plus absurde – et cette injonction faite aux « musulmans » de renier, par la voix des autorités religieuses musulmanes, l’acte meurtrier de leurs coreligionnaires. Il y a là une double aberration. D’abord, une telle demande accrédite l’idée que les imams « représentent » les musulmans français, ce qui est bien entendu aussi absurde que de prétendre que les évêques représentent les catholiques ou les rabbins les juifs français. Les leaders religieux ne sont pas élus, ils ne sont pas mandatés pour représenter qui que ce soit. Et le principe républicain est que les citoyens sont représentés par des élus, et représentés collectivement, et non pas en raison de leurs croyances, leurs origines ou leur couleur de peau. La République ne reconnait pas de catégories de citoyens, pas plus qu’elle ne reconnaît des représentants de ces catégories. Elle ne reconnaît que les citoyens eux-mêmes. Demander des « musulmans » une repentance collective, c’est violer ce principe fondamental.
Ce qui nous conduit à la deuxième aberration : la République est fondée sur l’idée que la religion est une affaire privée. En demandant des musulmans un acte public de contrition ou de rejet, on admet de fait la religion dans l’espace public. C'est-à-dire, on rompt le principe républicain de laïcité. En d’autres termes, après avoir fait des lois chasser les voiles et les cornettes de l’espace public au prétexte que rien ne doit « marquer » une catégorie de citoyens en fonction de leurs croyances, on exigerait maintenant exactement le contraire : que cette catégorie s’avance publiquement et fasse amende honorable.
Tout ça est absurde. En ces jours difficiles, il faut au contraire réaffirmer ce principe fondamental de la République : il n’y a pas de « français musulmans » représentés par leurs imams, pas plus qu’il n’y a de « français chrétiens » qui seraient représentés par leurs curés. Il n’y a pas de « français musulmans » à qui on pourrait faire injonction de faire ce à quoi les autres français ne seraient pas astreints. Il n’y a, dans notre République, qu’une seule et unique catégorie de citoyens. Le massacre à la rédaction de Charlie-Hebdo a été commis par deux criminels fanatiques. Il se fait que ces criminels fanatiques étaient des musulmans. Mais cet élément est contingent. Il n’explique pas en lui-même leur geste, puisque des millions de musulmans vivent en France et ne tuent personne et qu’au contraire, des hommes ont commis des massacres équivalents – pensez à Action Directe – sans être le moins du monde musulmans. Toutes les religions sont dangereuses en ce qu’elles prétendent détenir l’absolue vérité. La République a limé les dents de la religion catholique non pas en jouant les Bisounours, mais en tapant dessus chaque fois qu’elle a eu la prétention d’imposer sa vérité dans la sphère publique. Ces derniers temps elle hésite à faire de même avec l’Islam, au nom d’une vision « diversitaire ». Et on sait ce qui arrive en politique à ceux qui hésitent.
Je ne sais pas si j’irai manifester dimanche. D’instinct, j’ai envie d’y aller, pour contribuer à montrer que les français sont unis derrière un certain nombre de valeurs Républicaines. J’ai envie d’aller aussi pour favoriser une prise de conscience dont je dois dire que je vois les prémisses encourageantes : ainsi, on entend des vois autrefois « libertaires » faire l’éloge de la police et rappeler qu’à côté des journalistes deux policiers ont perdu la vie dans l’exercice de leurs fonctions ; on entend d’autres voix rappeler que la défense de la laïcité et le refus du communautarisme doivent être intransigeants. Les français, dans leur immense majorité, ne sont pas tombés dans le piège de la terreur : ils continuent à vaquer à leurs occupations, et peu de voix se sont levées pour demander un raidissement immédiat de l’arsenal répressif. Tout le contraire de la réaction américaine aux attentats du 11 septembre. Notre peuple – désolé de me répéter – est un peuple politique et un peuple adulte. Il sait que la liberté a un prix, et il est prêt à le payer. Il est conscient que la vie n’est ni un jeu vidéo ni un film hollywoodien.
Mais l’instinct n’est pas tout, et la Raison pointe les risques. De récupération d’abord : je n’ai pas envie d’être l’idiot utile d’une opération pour redorer le blason de l’hôte de l’Elysée, et la polémique sur la participation ou non du FN montre que les arrière-pensées ne sont pas absentes chez les organisateurs. Mais surtout, et c’est plus sérieux, je n’ai pas envie de ma contribuer à une cérémonie de catharsis collective qui permettrait aux des gens qui pendant trente ans ont chéri les causes dont nous observons aujourd’hui les effets – et qui à ce titre portent une sérieuse responsabilité – de jouer les Ponce Pilate. L’attentat contre Charlie-Hebdo doit beaucoup à un contexte géopolitique. Mais il doit encore plus à la manière dont on a laissé – quant on ne l’a pas fait exprès – se déliter les institutions républicaines qui nous permis, pendant si longtemps, de nous exprimer sans crainte d’être mitraillés.
Le massacre de la rédaction de Charlie-Hebdo marque symboliquement la fin d’un cycle. La fin d’une époque d’une exceptionnelle liberté, ou à l’abri d’un Etat qui remplissait son rôle de gendarme avec bien plus de bienveillance que l’on croit généralement, on pouvait se permettre de tout brocarder, de tout satiriser, de tout contester. Cette époque où l’on n’avait pas encore lâché la bride aux dragons de vertu du « politiquement correct » et aux détenteurs de vérités flingue à la main. Quand l’individualisme anarchisant est affaire de gens cultivés et minoritaires, ca passe. L’esprit bon enfant, l’humour potache, l’anarchisme gentillet qui ont fait la gloire et le charme de Charlie-Hebdo étaient possibles aussi longtemps que des idéologies, des institutions solides, un « roman national » partagé assuraient un large consensus sur le fait que certaines choses – par exemple, assassiner des humoristes – « ne se faisaient pas ». Mais lorsque ce même anarchisme devient une idéologie de masse, lorsque la société érige la toute-puissance individuelle en principe, cet esprit, cet humour sont en danger. En danger mortel.
Descartes
(1) Il n’y a plus de fous, mes amis, il n’y a plus de fous/Il est mort celui de la Mancha, cet excentrique fantôme du désert/tout le monde est sain d’esprit, terriblement, monstrueusement sain d’esprit.
(2) Il y a d’ailleurs une ironie macabre dans cette affaire : ce sont deux « petits » qui auront commis le massacre, et non les forces répressives de l’Etat. Au contraire : on a vu des policiers donner leur vie pour protéger les « anti-flics », et les plus hautes autorités de l’Etat rendre hommage à ceux qui de leur vivant conchiaient l’Etat et son protocole. Si on avait dit à Cabu que sa mort aurait les honneurs d’un deuil national, il aurait pensé à une plaisanterie.
(3) Car, on ne le dira jamais assez, du Jihad à la ZAD il n’y a pas une distance aussi grande qu’on veut bien le croire chez les bisounours.
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