Sur ce blog, j'ai plusieurs fois insisté sur l'importance que revêt pour moi le travail de fonds sur un projet et une vision si l'on veut demain pouvoir offrir une alternative crédible à gauche qui ne soit pas celle des sociaux-libéraux. Pour moi, ce travail nécessite au préalable une réflexion méthodologique: comment, en effet organiser ce travail de fonds ? Comment réunir les compétences et les expertises nécessaires pour faire la différence entre une proposition réalisable et une expression de désir ? Comment organiser le débat pour donner à l'ensemble une cohérence ?
Le lancement de la réflexion sur le "programme partagé" du Front de Gauche est donc pour moi une bonne et une mauvaise nouvelle. Bonne, parce que cela implique une possibilité de centrer le débat sur les sujets essentiels, ceux qui ont trait à ce qu'on veut mais aussi ce qu'on peut faire. Mauvaise, parce que de toute évidence il n'y aura aucune réflexion sérieuse sur la méthodologie. Du côté du PCF, on refera au nom de ce "programme partagé" le coup des "forums", c'est à dire des grandes messes ou le "peuple" est censé élaborer directement le projet. Cela n'a jamais rien donné et ne donnera jamais rien: on n'élabore pas un projet en deux heures de réunion et sans un travail sérieux faisant appel à des compétences et des expertises pointues. Mais fidèle au principe selon lequel il n'est pas nécessaire de réussir pour persévérer, le PCF continue sur cette voie. Du côté du PG, on a fait un effort: en témoigne l'ouverture d'un site (ici) consacré exclusivement au travail sur le programme. Sur ce site se trouvent publiées des "premières contributions du PG" au débat programmatique, et un site collaboratif ("wiki") est disponible pour faire des commentaires ou corriger les textes. On peut se demander quel sera l'usage qui sera effectué des commentaires et corrections proposées par les participants, mais au moins les moyens ont été créés d'une vraie réflexion collective.
Au cours des semaines qui viennent, je me consacrerai a commenter les points qui me paraissent les plus saillants en abordant chacun des chapitres proposés pour faire une sorte de "fiches de lecture"... Dans tout ce qui suit, les intertitres renvoient au plan de la proposition du PG.
Une Assemblée Constituante pour la révolution citoyenne
Le PG propose, sans surprise, l'élection d'une assemblée constituante élue au suffrage universel et chargée d'élaborer une constitution qui serait ensuite soumise à référendum. Cette procédure a déjà été utilisée en France une fois, en 1946. Loin d'un débat public et ouvert sur les institutions, la constituante fut le lieu de toutes sortes de maquignonnages et de négociations de coulisse. La proposition du PG de "retransmettre sur les chaînes publiques l'intégralité des travaux de la constituante" est d'une grande ingénuité. On sait très bien que la "transparence" est à double tranchant: dès lors que les séances sont publiques, les magouilles se font dans les couloirs. Il est d'ailleurs intéressant de comparer les travaux des constituantes de 1946 avec ceux, plus discrets, des différents comités (comité d'experts, comité interministériel, comité consultatif) qui ont élaboré celle de la Vème république (1).
Le PG semble croire qu'une assemblée constituante élue représente plus fidèlement le peuple que des commissions gouvernementales ou parlementaires. Mais cette théorie ne résiste pas à l'épreuve des faits: la constitution proposée par l'assemblée constituante élue le 21 octobre1945 est soumise à référendum le 5 mai 1946. Elle est rejetée. Il a fallu élire une nouvelle assemblée le 2 juin 1946 pour refaire un projet finalement adopté par référendum le 13 octobre de la même année. Faut croire que les premiers constituants ne représentaient pas valablement la volonté du peuple...
Une VIème République parlementaire et sociale
En voyant ce titre, je me suis dit "enfin!". Enfin on va savoir en quoi consiste vraiment la VIème république. Mais l'ensemble déçoit. D'abord, par sa forme.
Prenons pour l'exemple la première des propositions: "Notre modèle est celui d'une République sociale parlementaire, fondée sur les droits inaliénables d'une assemblée élue à la
proportionnelle avec prime majoritaire". Pourquoi faut-il écrire les propositions dans un charabia pseudo-juridique et ampoulés ? Comment peut on fonder une
République sur "les droits inaliénables d'une assemblée" ? De quels "droits" s'agit-il d'abord ? Une assemblée n'a pas de "droits". Elle a des "pouvoirs", ce qui n'est pas tout à fait la même
chose.
Sur le fonds, le régime parlementaire de la "VIème République" ressemble beaucoup à celui de la Knesset israélienne: un parlement unicaméral, élu au scrutin proportionnel de liste, dont est issu le premier ministre chef de l'exécutif, le président ne jouant qu'un rôle protocolaire. Ce système pose beaucoup de problèmes, au point que les rares pays qui le pratiquent songent régulièrement à l'abandonner. Le principal problème est que le scrutin proportionnel favorise une atomisation du spectre politique de l'assemblée en petits partis, dont les leaders sont inamovibles (puisque le scrutin de liste leur garantit l'élection dès lors que leur parti les met en tête de liste), et ayant chacun la possibilité de prendre en otage le gouvernement en le menaçant de voter avec l'opposition. Les rédacteurs du projet du PG semblent conscients du problème puisqu'ils modulent la proportionnelle avec une "prime majoritaire". Seulement, pour être efficace, la "prime" en question doit être si importante qu'elle défait la "proportionnalité" voulue par les rédacteurs du projet.
En fait, les rédacteurs du projet n'ont pas véritablement tranché entre une démocratie représentative et une démocratie directe. En fondant la "VIème République" sur "les droits inaliénables d'une assemblée", on aurait cru que le choix s'était fait finalement en faveur d'une démocratie représentative. Mais d'un autre côté, le texte retire à l'assemblée le pouvoir législatif, d'une part par le biais du "référendum d'initiative populaire", d'autre part en créant un "référendum perpétuel" (proposition 11) qui implique de soumettre au peuple "chaque loi avant promulgation". Que deviennent "les droits inaliénables de l'assemblée" si celle-ci légifère seulement ad referendum du "souverain" ? Accessoirement, le texte ne dit rien du contrôle de constitutionnalité, et pour cause: dès lors que le peuple souverain s'exprime sur chaque loi, il est impossible déclarer une loi "contraire à la constitution" sans aller contre l'idée même de souveraineté populaire...
C'est dommage que ceux qui ont élaboré ces propositions n'aient pas pris la peine de faire une véritable analyse des rapports entre les différents pouvoirs. On retrouve ici une caractéristique de la réflexion institutionnelle de la "gauche radicale", qui se concentre essentiellement sur le pouvoir législatif (et partiellement sur le pouvoir judiciaire) mais qui se désintéresse totalement du pouvoir exécutif. Il est frappant de constater que sur l'ensemble des propositions pas une seule ne touche le domaine du pouvoir exécutif. Et ce n'est pas une coïncidence: l'obsession de la gauche radicale est le contrôle, pas l'efficacité dans l'action. Les institutions de cette "VIème République" sont moins conçues avec l'idée de permettre les institutions d'agir pour le bien que d'empêcher ces mêmes institutions de mal agir, quitte pour cela à les empêcher d'agir du tout. Limiter les mandats des élus, limiter leur pouvoir, soumettre leurs délibérations au contrôle référendaire... tous ces éléments révèlent une méfiance systématique et surtout une "nostalgie de l'impuissance" (pour reprendre le titre d'un ouvrage de Maurice Duverger). C'est pour cela que toute réflexion sur l'exécutif, qui est par essence le pouvoir qui agit, est délaissé au profit des fonctions législatives ou judiciaires.
Finalement, le projet de "VIème République" ne s'accompagne jamais d'une véritable analyse sur comment faire pour que le système proposé soit efficient (ce qui supposerait d'ailleurs de se poser la question des finalités du système politique et du rôle de l'Etat dans la société). Il se réduit à la reprise d'un certain nombre de "principes" supposés intangibles. Et d'une généreuse reprise de certains lieux communs de la "gauche radicale".
De ce point de vue, c'est la proposition 13 (ce chiffre porterait-il malheur ?) qui porte la palme de la bizarrerie. Elle propose d'abaisser l'age de la majorité
électorale à 16 ans et la création d'un "parlement des jeunes" au nom du droit des djeunes à "préparer leur avenir". La question qui se pose immédiatement est: à quel age perdra-t-on le droit de
siéger ou d'élire un tel parlement ? A quel âge cesse-t-on d'être un "djeune" et donc d'avoir droit à "préparer son avenir" ? Cela promet de beaux débats... En fait, cette proposition est un
exemple de plus d'une dérive qui prétend séparer le pouvoir de la responsabilité. On donnerait ainsi le droit de faire les lois à une population qui n'assume pas encore complètement la
responsabilité de ses actes. C'est de la pure démagogie.
D'autres "vieilles lunes" gauchistes sont aussi au rendez-vous, telles que "la limitation à un mandat" à tous les niveaux d'élection. En d'autres termes, aucun élu n'aurait le temps d'acquérir de l'expérience dans l'exercice de ses fonctions. Alors que la complexification des problèmes oblige au contraire les élus à se professionnaliser de plus en plus. En fait, la limitation à un mandat et le racourcissement des mandats conduisent à consacrer le pouvoir de l'Administration sur celui des élus, puisque dans un paysage où les élus changent tout le temps ce seront les fonctionnaires de carrière qui auront la compétence et la continuité.
Dans la catégorie des vieilles lunes, on reprend un autre classique: "le droit de vote des étrangers aux élections locales". Ce qui serait le premier pas pour faire rentrer le communautarisme dans les instances élues. Car ce qui différencie les citoyens français des résidents étrangers est justement que les citoyens partagent un ensemble d'éléments de culture, de traditions, d'ancrage dans un passé commun qui atténuent les intérêts communautaires et permettent qu'apparaisse un intérêt général. Ce n'est pas nécessairement le cas avec les résidents étrangers, qui forment un ensemble hétérogène au sein duquel les divisions en fonction de considérations linguistiques, religieuses ou ethniques sont très pregnantes.
Changer la représentation politique du pays
Dans ce paragraphe, on retrouve la panoplie classique de la gauche concernant les élus (statut de l'élu, salaires, parité).
Une fonction publique au service de l'intérêt général
Le sujet donnait pour une véritable réflexion de fonds. Malheureusement, les propositions ici ne dépassent le niveau syndical. Peut-on considérer que "l'augmentation du point d'indice" ait sa place dans un chapitre sur la réforme des institutions ?
Il n'y a en fait qu'une seule proposition du niveau institutionnel, "l'unification des trois fonctions publiques", présente une difficulté sérieuse: les règles de la fonction publique de l'Etat impliquent qu'un fonctionnaire peut être affecté dans n'importe quel point du territoire en fonction des besoins du service. Sans cette règle, il serait impossible d'assurer la présence de l'Etat dans tout le territoire. La fonction publique territoriale, elle, permet un recrutement local, ce à quoi les collectivités sont très attachées. Une unification des deux fonctions publiques poserait le problème des affectations. Que propose le PG ?
En finir avec la décentralisation libérale et inégalitaire
Dans ce paragraphe, qui propose en fait une recentralisation des compétences économiques et sociales (curieusement, pas celles relatives à l'ordre public), il n'y a rien de déraisonnable mais beaucoup de très vague. On serait intéressé par des précisions quant aux moyens de "démocratiser et permettre une plus grande participation citoyenne" dans le fonctionnement des collectivités locales.
Respecter la démocratie sociale et les droits des syndicats
Les propositions de ce paragraphe commencent par une proposition qui a elle seule montre la difficulté qu'éprouvent les militants à garder le débat au niveau programmatique sans tomber dans la démagogie: "Abrogation des lois votées par la droite pour restreindre le droit de grève". Doit on conclure que les lois votées par la gauche pour restreindre le droit de grève (et il y en a...) ne posent pas de problème ?
Dans la suite, on retrouve une "liste de souhaits", sans aucune analyse pour déterminer si ce qu'on propose est possible et surtout comment cela pourrait être mis en oeuvre. Ainsi par exemple: "Droit de veto suspensif pour les représentants des salariés dans tous les cas de licenciements ou délocalisation permettant l'examen de la situation de l'entreprise et des alternatives économiques possibles. Les salariés doivent pouvoir s'opposer aux décisions patronales, les actionnaires ne doivent pas pouvoir dicter leur loi". Mais concrètement, comment faire pour que les salariés puissent "s'opposer aux décisions patronales" ? Le "veto suspensif" c'est très joli, mais il ne dure qu'un temps, le temps de voir "examiner la situation de l'entreprise et les alternatives". Et ensuite ?
Certaines propositions sont directement contradictoires. Ainsi "(...) pour être valable, un accord doit (...) respecter la hiérarchie des normes (...). Tout accord doit respecter le « principe de faveur » (...)". Or, un accord ne peut pas en même temps respecter la hiérarchie des normes (qui suppose que toute norme soit conforme aux normes de catégorie supérieure) et le "principe de faveur", qui suppose justement qu'une norme puisse déroger à une norme d'ordre supérieure dès lors qu'elle est plus favorable au salarié. On ne peut pas exiger le respect strict de la hiérarchie des normes et se réclamer en même temps du principe de faveur, qui est une dérogation à la hiérarchie des normes.
Conclusion provisoire: cette partie "institutionnelle" des propositions reste une liste des "lieux communs" traditionnels de la "gauche radicale". Il n'y a pas dans leur formulation une véritable réflexion quant à la manière dont les institutions proposées pourraient réellement fonctionner. On a l'impression qu'en fait le fait que cela fonctionne est le dernier souci des auteurs de ce texte, l'important étant plutôt de montrer une "radicalité" dans les idées et de se conformer au "politiquement correct". Faudra voir comment ces propositions seront modifiées au cours du débat.
Descartes
(1) Car contrairement à une légende tenace dans la gauche, la constitution de la Vème n'a pas été faite d'un trait de plume par Mongénéral. La Documentation Française a publié (sous le titre "Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la constitution du 4 octobre 1958" en quatre tomes sous la direction du constitutionnaliste Didier Maus) un impressionnant ensemble de documents permettant de suivre les débats qui ont accompagné l'élaboration du texte. On ne peut qu'être impressionné par la qualité du travail et la hauteur des débats, souvent passionnés...
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