L'annulation de l'article de la Loi de Finances 2013 concernant la taxe à 75% sur les revenus supérieurs au million d'euros a provoqué sur ce blog une belle discussion. Certains y voient dans la mauvaise rédaction de l'article un acte volontaire destiné précisément à le faire annuler, d'autres - et je rejoins ce point de vue - y voient le signe de l'incompétence ou la désorganisation du gouvernement et de l'administration. L'un des participants au débat a souhaité savoir un peu plus comment les normes sont élaborées, pour mieux se faire une opinion. Ne reculant devant rien lorsqu'il s'agit de faire plaisir à mes lecteurs, mais n'étant pas sûr de bien connaître ces affaires, je me suis permis de demander à un ami énarque - eh oui, je fréquente des gens bien peu recommandables - d'essayer de répondre à cette question. Il m'a écrit un petit pensum, et j'ai fait la traduction énarchique-français (1). Et comme on dit, "traduttore-traditore". Même si j'ai demandé à mon copain de corriger le résultat, je prends sur moi toutes les erreurs qui pourraient émailler ce papier.
Comment gouverner dans un Etat de droit
Dans une dictature, tout est simple. Le Grand Homme pointe du doigt et dit "j'ai décidé que...". Et cela suffit. Les décisions du Grand Homme n'ont pas besoin d'être cohérentes entre elles. Elles n'ont pas besoin de respecter une hiérarchie avec d'autres normes. Sa parole est loi. Mais dans un Etat de droit, ce n'est pas aussi simple. Car dans un Etat de droit - je n'ai pas dit "démocratie" - les citoyens ont des droits, qui ne peuvent être violés que dans des circonstances très particulières. Lorsque le Grand Homme dit pointe son doigt et dit "j'ai décidé que...", il faut donc vérifier - avant que la décision devienne loi - que sa décision ne porte pas atteinte à ces droits. Et c'est là que les ennuis commencent...
C'est encore plus compliqué lorsqu'on est en démocratie. Dans une démocratie, le souverain est le peuple. Mais c'est un souverain plutôt muet, qui ne peut pas pointer le doigt ou dire "j'ai décidé que...". Il ne s'exprime que collectivement suivant une procédure qu'il faut définir, ou bien par l'intermédiaire de délégués à qui il confère non pas la souveraineté entière, mais des compétences particulières, et notamment de faire - individuellement ou collectivement - certaines normes.
Ces contraintes se traduisent par ce qu'on appelle la "hiérarchie des normes". Nous vivons dans un maquis de normes qui sont organisées suivant une hiérarchie, les normes inférieures devant à tout moment être conformes aux normes qui leur sont supérieures. Tout en haut de la hiérarchie, la Constitution (2), censée être issue directement de la volonté du souverain. En dessous, les traités internationaux régulièrement ratifiés (sous réserve de réciprocité de l'autre partie) et la législation dérivée des traités européens. Viennent ensuite les actes du pouvoir législatif: les Lois organiques (3) puis les Lois (il n'y a pas de hiérarchie entre les différents types de lois: lois d'orientation, de programme, de finances, ordinaires...). Et finalement les actes du pouvoir exécutif (qu'on appelle "actes réglementaires"): décrets en Conseil d'Etat, décrets simples, arrêtés.
On voit d'abord que la hiérarchie des normes reflète la légitimité par rapport au souverain: la Constitution qui est issue directement est supérieure aux actes législatifs, votés eux par un pouvoir collégial élu. Et les actes législatifs sont supérieurs aux actes réglementaires, issus eux d'un pouvoir nommé, celui du gouvernement (4). Cette hiérarchie est rès contraignante: Un arrêté doit être conforme à tous les décrets en vigueur. Un décret doit être conforme à toutes les lois en vigueur. Quand on fait une loi, il suffit de vérifier qu'elle est conforme à la Constitution. Mais qui contrôle cette conformité ?
C'est là que se trouve un autre problème du droit: aucune norme, aucun texte n'est totalement explicite. Entre autres choses, parce que les normes sont écrites avec des mots, et chaque mot a ses ambiguïtés. C'est facile d'écrire que "le domicile est inviolable". Mais qu'entend-t-on par "domicile" ? Un appartement est certainement un "domicile" pour ceux qui y vivent... mais un bateau peut-il être un "domicile" ? Une voiture ? Une caravane ? Une moto ? Au fur et à mesure que des conflits apparaissent, entre en scène l'autorité judiciaire - en France il n'y a pas de "pouvoir judiciaire" - dont la fonction est justement d'interpréter les textes normatifs. Une fois qu'une cour de justice a interprété une norme, cette interprétation devient presque partie de la norme elle même sous le nom de "jurisprudence". Et il ne suffit pas qu'un acte donné, disons un décret, soit conforme au texte de toutes les lois en vigueur. Il faut aussi qu'il soit conforme à l'interprétation qui a été faite par la cour correspondante (5)... vous voyez tout de suite la complexité de la chose.
Mais il y a encore une complication supplémentaire: les actes normatifs sont un peu comme les tournevis. Même s'ils ont la bonne taille, vous n'arriverez pas à dévisser une vis normale avec un tournevis cruciforme. De la même manière, selon ce que vous voulez faire il vous faut choisir le bon "acte". Si vous voulez créer un impôt ou un délit, vous ne pouvez pas le faire avec un décret, si vous voulez fixer les tarifs du gaz vous ne pouvez le faire par une Loi. Pourquoi ? Parce que l'article 34 de la constitution précise que certaines matières (la loi pénale, par exemple) sont du ressort exclusif de la loi. Pour qu'une norme soit régulière, il ne suffit donc pas qu'elle soit conforme aux normes supérieures, il faut aussi que le pouvoir qui l'émet ait la compétence pour le faire. Comme vous voyez, créer une norme sans risquer de la voir annuler n'est pas simple... c'est un boulot de professionnel.
Mettez vous dans la peau d'un ministre...
D'abord, plantons le décor. Vous êtes ministre. Et vous avez comme tout ministre un cabinet, composé de gens qui peuvent être plus ou moins compétents, mais qui ont été choisis en fonction d'un rapport de confiance avec vous et de leur positionnement politique puisqu'ils sont censés porter la politique du ministre, votre politique. Souvent on retrouve dans le cabinet un savant dosage de militants qu'on recrute par affinité politique ou pour services rendus, et d'autres, souvent fonctionnaires, qui ont une expérience dans la conduite des affaires de l'Etat. Le cabinet est hiérarchisé: a sa tête se trouve le Directeur de cabinet ("Dircab") qui dirige l'équipe et qui souvent peut signer au nom du ministre, le Chef de cabinet ("Chefcab") qui s'occupe des questions de logistique (déplacements du ministre, circulation des documents, agendas, etc.), viennent ensuite les "conseillers", généralement plus expérimentés, puis les "conseillers techniques". Cela fait une vingtaine de personnes, que vous pouvez recruter et virer à votre convenance.
Mais un ministère ne se réduit pas à un cabinet. A côté de cet organe "politique", le ministre peut compter avec une administration qui peut compter entre quelques centaines et quelques dizaines de milliers de fonctionnaires. L'administration est elle aussi hiérarchisée: pour un gros ministère, elle compte une poignée de Directeurs généraux, une vingtaine de Directeurs, une quarantaine de Chefs de Service, plus d'une centaine de sous-directeurs, quelques centaines de chefs de bureau... et des milliers de fonctionnaires "de base". Directeurs généraux et Directeurs sont nommés - et virés - "à discrétion" par le gouvernement, mais ce sont pratiquement toujours des fonctionnaires expérimentés et chevronnés, quelquefois - mais c'est rare et toujours très discret - marqués politiquement. En dessous, ce sont des fonctionnaires recrutés par concours et promus avec un minimum d'intervention politique et qu'on ne peut pas virer facilement. Contrairement au cabinet, l'administration du ministère est protégée donc par son statut et cela lui donne une certaine liberté de pensée et de parole dans les avis qu'elle donne au ministre.
Tout se joue dans l'interaction entre le politique d'une part, et l'administratif de l'autre. Le politique a l'impulsion, l'envie de faire bouger les choses. L'administration a deux choses dont le politique a besoin: la technicité pour choisir le bon type de norme et la rédiger de telle manière qu'elle ne risque pas l'annulation, et la mémoire qui lui vient d'avoir vécu sous plusieurs ministres qui ont essayé de faire des choses semblables et qui se sont plantés. Souvent, le ministre initie le processus en demandant, par l'intermédiaire d'un membre de son cabinet préposé au suivi du dossier de trouver un moyen pour atteindre un objectif (réduire le chômage ou l'échec scolaire, baisser le prix de l'électricité, aider tel ou tel copain maire en installant quelque chose sur sa commune...). Quelquefois, le ministre ou son cabinet ont déjà choisi le moyen et dans ce cas demandent à l'administration de l'expertiser. En réponse, l'administration produit généralement une note - tout se fait par écrit dans l'administration - avec plusieurs options dont on décrit les avantages et inconvénients, avec pour chacune le coût et le risque juridique (c'est à dire, celui de se voir juger non conforme par rapport à une norme supérieure).
En général, les ministres et leurs cabinets sont enthousiastes et ne voient que les avantages de la mesure proposée, et c'est pourquoi l'administration tend à insister lourdement sur les risques et les inconvénients, ce qui donne à certains ministres l'impression que l'administration cherche surtout à les empêcher d'agir. D'où la tendance à minimiser les mises en garde de l'administration, attribuées à l'immobilisme ou la frilosité de ces satanés fonctionnaires qui ne comprennent pas '"le changement" ou "la réforme". A partir de la note produite par l'administration, et après plusieurs aller-retour et réunions avec différentes parties prenantes, le ministre choisit souvent une alternative et demande à l'administration de rédiger le texte (projet d'arrêté, de décret, de loi selon la mesure) en fonction de ses arbitrages, ce que l'administration fait religieusement même lorsqu'elle pense qu'ils sont absurdes, en rappelant si besoin ses réserves. Mais le ministre a toujours le pouvoir de modifier le texte ou de le garder en passant outre les mises en garde de son administration.
Les textes les plus importants (projets de loi, projets de décret en Conseil d'Etat) font l'objet d'un deuxième examen par un expert juridique. Cet expert - collectif - ce sont les "sections administratives" du Conseil d'Etat (à ne pas confondre avec la "section du contentieux", qui est celle qui juge les conflits entre l'administration et les citoyens). Ces sections examinent les textes qui leur sont soumis et proposent des amendements qui en principe sont uniquement destinés à améliorer la qualité juridique et prévenir tout risque l'illégalité ou d'inconstitutionnalité. Certains textes réglementaires sont aussi soumis à des organismes consultatifs (le Conseil supérieur de l'Energie, le Conseil supérieur de la fonction publique, le Conseil National de l'Eau...) qui donne son avis sur le texte proposé et peut proposer des amendements sur des points de fond mais aussi sur des points juridiques. Mais en fin de compte, le dernier mot revient au politique: c'est le ministre qui a le choix de retenir ou non les amendements proposés (y compris par le Conseil d'Etat) ou de garder son propre texte.
Ensuite, la procédure est différente selon la nature des textes: les textes réglementaires sont signés par le ministre, éventuellement par plusieurs ministres si le texte touche les compétences de plusieurs d'entre eux, et par le premier ministre s'il s'agit d'un décret. Pour les projets de loi, le texte est déposé sur le bureau des assemblées et subit le débat et l'amendement parlementaire. Mais là encore le gouvernement n'est pas impuissant: le ministre peut intervenir dans le débat, et si un amendement adopté lui déplaît - ou s'il estime qu'il présente un risque d'inconstitutionnalité - il peut demander une deuxième délibération. Cela étant dit, il n'est pas rare, lorsque la majorité n'est pas disciplinée, que les députés adoptent des amendements qui rendent le texte inconstitutionnel (6) sans que le gouvernement puisse faire grande chose.
Que celui qui n'a jamais pêché...
On le voit, créer une norme ne va pas de soi. Choisir la bonne catégorie de norme, la rédiger de telle manière qu'elle ne contredise aucune norme de rang supérieur, ce n'est pas de la tarte (7). Cela nécessite de s'appuyer sur des experts de l'administration qui, parce qu'il suivent les dossiers depuis des années, connaissent par coeur non seulement les normes existantes, mais aussi les décisions des cours et tribunaux et donc l'interprétation qu'il faut donner à telle ou telle disposition. C'est un boulot de professionnel, que l'administration sait en général bien faire mais que beaucoup de ministres méprisent ou tiennent pour quantité négligeable, pour du "pinaillage" quand ce n'est pas de l'obstruction... et ce mépris les pousse à ignorer les avertissements ou à passer outre, avec les résultats qu'on sait !
Ce mépris, il se manifeste particulièrement à gauche, et encore plus dans la gauche radicale. Si vous voulez lire un texte mal écrit, prenez la "proposition de loi sur les violences faites aux femmes" déposée par Marie-George Buffet lors de la législature précédente. C'est un texte bourré - et quand je dis bourré... je suis loin du compte - d'inconstitutionnalités et de fautes juridiques évidentes. En fait, l'idée que les textes normatifs doivent être de qualité, et que la conformité de ces textes à la constitution est essentielle pour la protection des libertés est une idée assez difficile à saisir pour la "gauche radicale". Cela se voit dans ses réactions lorsqu'une disposition considérée comme "progresiste" est annulée: on rejette la faute non pas sur le rédacteur du texte, mais sur le Conseil constitutionnel qui la censure. Voici par exemple ce qu'écrit le PCF à propos de l'annulation de la "taxe à 75%":
Ainsi, la mesure la plus marquée de justice sociale du Projet de loi de Finances pour 2013 du gouvernement Ayrault a été purement et simplement balayée par « les sages ». Cette décision est un mauvais signal adressé au peuple de France car cette mesure avait pour ambition de taxer les revenus au delà de 1 million d'euros.(...) En prenant cette décision, le Conseil constitutionnel a fait un choix de classe indigne.
On retrouve le même type de réaction que lorsque le Conseil avait annulé l'article du code pénal sur le harcèlement sexuel, lorsque le PCF avait qualifié l'annulation d'acte "machiste" et
"d'insulte aux femmes". Mais ici comme alors le Conseil n'a fait aucun "choix de classe". Il a constaté que le texte était mal fait, qu'il violait un principe constitutionnel et qu'il fallait par
conséquent le censurer. Au lieu de jeter des tomates aux "sages", il faudrait au contraire reconnaître que si l'on veut un jour être prêt à gouverner, il vaudrait mieux développer
l'expertise...
Descartes
(1) Ne voyez surtout pas de mépris dans cette remarque. Ceux qui font fonctionner l'Etat sont des véritables techniciens, et comme toute technique l'administration a son propre langage, pas forcément très compréhensible pour monsieur tout le monde.
(2) Ou plutôt le "bloc de constitutionnalité", qui inclut le texte de la Constitution du 4 octobre 1958, mais aussi la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, le préambule de la Constitution de 1946, et certaines lois antérieures à 1958 et considérées par le Conseil Constitutionnel comme ayant une valeur constitutionnelle.
(3) Les lois organiques sont celles qui sont prévues explicitement dans la constitution. Elles précisent en général le fonctionnement des pouvoirs publics. Exemple: la "loi organique relative aux lois de finances" qui définit la procédure de préparation et de vote des lois définissant les budgets de l'Etat.
(4) Car le pouvoir exécutif réside dans le Premier ministre ("qui détermine et conduit la politique de la Nation", dit la Constitution) et non pas dans le président de la République, dont le pouvoir se réduit juridiquement à la nomination "aux hauts emplois civils et militaires de l'Etat" y compris du premier ministre (qu'il ne peut révoquer une fois nommé) et des ministres, la dissolution de l'assemblée et la déclaration de l'Etat d'urgence de l'article 16.
(5) Pour les actes législatifs, c'est le Conseil constitutionnel qui vérifie leur conformité à la constitution. Pour les actes réglementaires, ce sont les Tribunaux administratifs, les Cours administratives d'Appel et le Conseil d'Etat qui déterminent leur conformité aux normes supérieures.
(6) Le cas des "cavaliers" est typique: il arrive souvent que des députés profitent du débat d'une loi pour y introduire des amendements qui plaisent à leurs électeurs mais qui n'ont aucun rapport avec la loi en question. Le Conseil constitutionnel censure sans pitié ce genre d'ajouts, appelés "cavaliers législatifs"...
(7) Et encore, je n'ai parlé ici que du problème de légalité. Non seulement la norme doit être conforme aux normes de rang supérieur, mais elle doit être applicable. Il y a beaucoup de textes qui, tout en étant parfaits du point de vue juridique, se révèlent à l'usage inapplicables soit parce qu'ils sont trop complexes, soit parce qu'on ne dispose pas en pratique des données nécessaires pour les mettre en exécution...
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