Ne faut-il que délibérer, la Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d'exécuter, l'on ne rencontre plus personne.
La Fontaine, "Le conseil tenu par les rats"
Depuis quelques années, le consensus veut que "la politique" soit l'art de gagner les élections et d'accéder au pouvoir. Ainsi, on qualifiera de "génie politique" - Mitterrand en est le meilleur exemple - celui qui aura réussi à conquérir le pouvoir et à s'y maintenir pendant de longues années, même si son mandat se résume à une suite d'erreurs, de bévues, d'immoralités. Il sera admiré comme un "génie" parce qu'il a réussi à durer sur la plus haute marche du podium. C'est curieux, mais c'est comme ça.
On peut être un stratège électoral et un dirigeant de parti hors paire tout en se révèlant un piètre gouvernant. La transformation de la politique en une profession comme une autre a provoqué une mutation fondamentale des élites politiques: parmi les jeunes qui se destinent à cette "carrière", les idées et les projets sont passés au second plan par rapport au besoin absolu de se faire élire et de monter un à un les échelons qui conduisent - si tout va bien - jusqu'à un maroquin ministériel voire plus haut. Des professionnels de la politique dont toutes les énergies et toutes les compétences sont pointés vers un seul but: monter. Et pour qui, reprenant la formule d'un leader politique, "gouverner est un pénible devoir entre deux élections".
Mais la politique, ce n'est pas ça. L'élection n'est qu'un moment, un processus de sélection pour voir quel programme doit être appliqué, et qui assumera la responsabilité de le faire. Ce moment est certes important, mais ce n'est pas l'essence du politique. L'essence vient ensuite, une fois les urnes rangés. En un mot, lorsqu'il faut gouverner. La longue séquence électorale que nous venons de vivre - et le rapprochement des échéances avec le quinquennat - semble avoir fait oublier cette réalité à tout le monde, et tout particulièrement au politique. Tous ces gens se battent depuis des années pour devenir ministres. Maintenant qu'ils le sont, ils rappellent irrésistiblement à la poule qui a trouvé un couteau. Avec la circonstance aggravante que, contrairement à la poule proverbiale, on attend d'eux qu'ils prennent le couteau à deux mains et qu'ils fassent quelque chose pour résoudre les problèmes. Pour le moment, le gouvernement s'en sort en reportant les échéances: toute difficulté est d'abord une surprise, et ensuite l'opportunité d'annoncer une "concertation" sur une "grande réforme" qui, bien évidement, prendra beaucoup de temps pendant lequel on ne fera rien. Avec de la chance, on pourra faire durer le processus cinq ans, jusqu'à la prochaine élection.
L'affaire des forages pétroliers en Guyane, qui coûta sa tête à la ministre de l'Ecologie Nicole Bricq en est l'illustration jusqu'à la caricature. Cela fait dix ans que des forages exploratoires sont effectués au large de la Guyane, en vertu de permis d'exploration accordés par l'Etat en application des dispositions du Code Minier. Au fur et à mesure que ces forages se révèlent de plus en plus prometteurs, les "majors" du pétrole ont pris des parts dans la recherche, et aujourd'hui celle-ci est conduite par un consortium dont Shell est leader. Ce consortium a investi des millions dans les travaux d'exploration, et début juin se préparait à conduire un programme de forages utilisant les équipements les plus modernes et notamment un bateau-plateforme positionné par GPS et dont la location coûte la bagatelle de 1 M€ par jour. Toutes ces informations étaient bien entendu publiques et connues de tous ceux qui s'intéressent à la question. Mais voilà que Nicole Bricq arrive et découvre - si l'on peut dire - le dossier. Que faire ? Annuler le permis de Shell, c'est le risque de devoir rembourser à la compagnie l'ensemble des investissements effectués, soit quelques dizaines de millions d'euros (1). Permettre que les travaux soient poursuivis, c'est se mettre à dos les écologistes. Que faire ? Botter en touche, en déclarant que qu'il faut lancer une "grande réforme du code minier", et qu'en attendant bien entendu tout est gelé. Shell et ses associés sont priés d'attendre l'arme au pied, continuer à payer ses ingénieurs à ne rien faire, payer la location de son bateau à 1 M€ par jour en attendant une réforme des vénérables textes miniers - réforme précédée bien entendu d'une "grande concertation" et du "débat sur l'énergie"... On connaît la fin de l'histoire: l'ensemble de l'industrie pétrolière est allée à Matignon et à l'Elysée expliquer les réalités du métier, et Bricq, sommée de se soumettre ou se démettre a préféré aller officier au ministère du commerce extérieur. Mais la question ici est: comment sur un dossier aussi ancien, aussi connu de tous, et sur lequel - comble des combles - Nicole Bricq avait elle même travaillé lorsqu'elle était sénateur, elle a pu arriver au ministère dans un tel état d'impréparation ? Comment est-ce possible que la question n'ait pas été arbitrée avant même l'arrivée du nouveau gouvernement ?
Deuxième exemple: la question des tarifs du gaz et de l'électricité. Pour restituer le problème, il faut rappeler que dans le cadre de l'ouverture des marchés, les tarifs sont libres pour les consommateurs industriels. Pour les particuliers, un tarif reglementé est maintenu et appliqué par les opérateurs historiques (EDF pour l'électricité, GDF-Suez pour le gaz), les opérateurs privés étant libres de fixer leurs tarifs comme ils l'entendent (2). Ce tarif est fixé par le gouvernement, en principe ajusté quatre fois par an, sous le contrôle de la Commission de Régulation de l'Energie, dont le rôle se limite à contrôler un principe fondamental: que le tarif couvre les coûts de production. En d'autres termes, le gouvernement est libre de fixer les tarifs comme il l'entend, avec une seule condition: ne pas obliger les opérateurs à vendre à perte.
Un principe fort sage, me direz vous. Qui est depuis des lustres le fondement de la politique tarifaire française. Depuis 1945, la doctrine a été "le courant à prix coûtant", le vendre en dessous revient à transférer aux usagers le patrimoine de l'Etat. Le problème, c'est que ce qui semble fort raisonnable dans l'abstrait peut gravement endommager votre santé électorale. C'est pourquoi les gouvernements - de droite comme de gauche d'ailleurs - on cherché à s'affranchir de cette contrainte pour faire plaisir à leurs électeurs. Les différentes manipulations de prix du gouvernement Fillon pour maintenir la hausse du prix du gaz en dessous du coût réel ont ainsi été sanctionnées plusieurs fois par la justice, le dernier épisode étant l'annulation cette semaine par le Conseil d'Etat de l'arrêté tarifaire d'avril dernier, qui obligera les consommateurs à payer un rappel sur les factures. C'est donc un problème connu. Personne ne découvre rien. Pas la peine d'être devin ou de sortir de l'ENA pour savoir que l'une des premières décisions à prendre par le nouveau gouvernement dès le mois de juillet était le mouvement tarifaire de la mi-année. Or, qu'est-ce que le gouvernement propose ? Une "reforme de la structure tarifaire" après une "large concertation", et en attendant, la congélation du problème sous forme d'une augmentation réduite à l'inflation que le Conseil d'Etat ne pourra que casser, puisque de toute évidence une telle augmentation ne couvre pas, et de loin, les coûts. Et là encore, la question est évidente: s'il faut une réforme des structures tarifaires, pourquoi diable cela n'a pas été préparé avant ? Si le problème est identifié et connu depuis des lustres, qu'est-ce qui empêchait les socialistes d'y réfléchir, de concerter et d'arriver au gouvernement avec une reforme toute faite à passer immédiatement ? Croient-ils vraiment que les industriels peuvent rester l'arme au pied jusqu'à la Saint-Glinglin en attendant que le politique prenne le temps de s'occuper des questions de fond ?
Et finalement, nous arrivons à la question de PSA-Aulnay. Là encore, on ne découvre rien. La vulnérabilité de nos industries en général et de notre industrie automobile est connue. Pas la peine non plus d'être grand économiste pour se rendre compte que les politiques d'austérité qui balayent l'Europe allaient tôt au tard se traduire par une baisse de la demande solvable. Lorsque vous virez des fonctionnaires ou baissez leurs salaires, lorsque vous augmentez les impôts et les tarifs des services publics, lorsque l'incertitude de l'avenir pousse les gens à l'épargne de précaution, vous réduisez l'argent dont les gens disposent pour consommer, et donc la demande de produits de consommation. Et si c'est cette demande qui tire votre production industrielle, vous vous enfoncez plus profondément dans une spirale récessioniste. C'est exactement ce qui est en train de se passer.
Là encore, le gouvernement semble surpris par un problème qui pourtant était anticipé par tous ceux qui ont deux doigts de jugeote et un minimum de culture économique (2). A quoi le gouvernement s'attendait-il ? Que les industriels allaient attendre gentiment, payant leurs ouvriers à ne rien faire en attendant que le politique prenne la peine de définir une stratégie industrielle ? Qu'ils continueraient à produire des voitures qu'ils n'arrivent pas à vendre en faisant confiance aux négociations sociales pour accoucher une politique de compétitivité ?
Dans les années 1980, un certain nombre de socialistes ont découvert que gouverner, ce n'était pas aussi facile que passer des motions dans des congrès ou négocier des compromis entre "courants". Ils ont aussi découvert que, contrairement aux motions, qui ne portent pas véritablement à conséquence, gouverner implique une dure confrontation dont on ne sort pas indemne. Qu'au gouvernement, on ne manipule pas que des idées ou des valeurs, mais la vie des gens. Qu'une erreur peut coûter des vies. Certains, comme Pierre Bérégovoy, n'ont pas supporté ce qu'ils sont devenus. D'autres ont acquis une certaine sagesse - je pense à Laurent Fabius - qui leur a poussé à prendre des positions de principe même lorsqu'elles étaient contraires à leur propre intérêt. Il semble que la génération suivante n'ait rien appris des déceptions de leurs aînés et s'apprête à refaire les mêmes erreurs (4).
Avec Aulnay, les professionnels de la politique socialistes vont devoir découvrir le monde réel. Ils vont s'apercevoir rapidement - Montebourg semble avoir déjà réalisé - que si l'on reste sagement dans le carcan de Maastricht il n'y a pratiquement aucune marge de manoeuvre, aucun levier pour sauver nos industries. Une note fort intéressante de P. Arthus (consultable ici, en anglais) montre que la monnaie unique cache un déséquilibre monétaire de l'ordre de 20% en faveur de l'Allemagne (en d'autres termes, l'euro "allemand" est sous-valué de 20% par rapport à l'euro "français"). Si on avait des monnaies nationales et qu'on les laissait flotter, leur parité s'équilibrerait par une réévaluation de 20% du mark, qui suffirait largement à rendre le coût du travail français compétitif. Mais sans possibilité de dévaluation, sans possibilité d'aide publique à l'industrie, sans possibilité de mesures protectionnistes, le gouvernement sera obligé de regarder passer les fermetures d'usine - compensées par l'ouverture de capacités de production ailleurs - et à jouer les pompiers.
L'heure des tempêtes approche... et la politique, la vraie, va se venger de ceux qui croient que l'on peut s'improviser gouvernant par la magie exclusive de la parole.
Descartes
(1) Et oui, dans un état de droit, l'Etat a certaines responsabilités. Si l'Etat vous accorde un permis de construire une maison et quelques mois plus tard, alors que le bâtiment est à moitié construit, il vous retire l'autorisation et vous oblige à démolir ce que vous avez construit, vous êtes en droit de vous voir indemniser à minima pour les frais que vous avez engagé. Et ce qui est valable pour le petit entrepreneur, est vrai pour Shell aussi. Cela s'appelle "égalité devant la loi".
(2) Le tarif réglementé est donc un tarif "plafond": Un opérateur privé qui fixerait son tarif largement au dessus du tarif réglementé aurait bien du mal à trouver des clients...
(3) Ce qui exclut bien entendu la grande majorité des eurolâtres, qui sont dans la pensée magique.
(4) Quant à "l'autre gauche"... on a du mal à la prendre au sérieux, tellement son discours ressemble à celui d'une machine automatique - quand ce n'est pas à un disque rayé. Ainsi, le PCF
déclare en réaction aux annonces concernant l'usine d'Aulnay sous bois que "une loi s'impose d'urgence". Quel dommage que la déclaration ne nous dise pas en quoi une telle loi consisterait. La
seule proposition concrète - si l'on peut dire - est "l'interdiction des licenciements boursiers", qui n'aurait dans le cas présent la moindre efficacité: à l'annonce des licenciements, l'action
PSA a perdu 8% de sa valeur. Si c'est ça un "licenciement boursier"... Quant au PG, ce n'est guère mieux: "Le parti de Gauche demande qu’une loi d’urgence proclamant un
droit de véto des représentants syndicaux dans les Comités d’entreprise et l’interdiction immédiate des licenciements boursiers soit votée le plus vite possible". On est dans le royaume de
la pensée magique. On ne le dira jamais assez: "l'interdiction des licenciements" est une chimère. On ne peut forcer un employeur à acheter une force de travail dont il n'a pas besoin.
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