"Haro sur le baudet"
L'index est peut-être l'un des doigts les plus utiles. Il sert à tant de choses... à taper sur le clavier des smartphones, à tester une sauce, à se curer le nez et les oreilles, bref, une merveille de la nature. Malheureusement, en politique son rôle est bien moins productif. Il participe à cette détestable habitude qui consiste à simplifier tout problème en brandissant l'index pour signaler le coupable. "Haro sur le baudet !" semble être la nouvelle devise de la gauche.
Est-il possible par exemple de lire un texte programmatique de gauche qui ne fasse pas référence à Sarkozy ? Pourtant, la plupart des maux qui nous assaillent existaient avant lui et demeureront après lui. Il n'en est pas le créateur, tout au plus le gestionnaire. Que ce soit la "gauche radicale" ou l'autre, il est devenu impossible de penser les problèmes en termes de mécanismes et non d'acteurs. Les marxistes avaient brillamment montré que c'est la structure même du capitalisme et l'antagonisme des intérêts qui conduit à des crises, et non l'immoralité des acteurs. Mais cette pensée systémique n'est plus à la mode. Comme dans tous les domaines, il faut des coupables sur lesquels on puisse pointer l'index pour ensuite les défenestrer.
La réflexion politique est aujourd'hui noyée par le besoin pressant des citoyens, alimenté par les politiques, de trouver un bouc émissaire à leurs problèmes. A droite, on ressort les épouvantails habituels: l'étranger, l'immigré, "l'autre". A gauche aussi, on reste dans la tradition: le ploutocrate, le banquier. La différence est que la droite est essentialiste: l'immigré, l'étranger nous menace pour ce qu'il est. La gauche, au contraire, est moraliste: le banquier, le ploutocrate nous menace pour ce qu'il veut. C'est pourquoi la paranoïa de droite est essentialiste, alors que celle de gauche est complotiste. Pour la droite, les immigrés qui "islamisent" la France ne font pas partie d'un complot, ils ne sont pas téléguidés par une organisation ayant un véritable projet d'islamisation. Pour la gauche, par contre, le complot des "kapitalistes" ne fait le moindre doute. Il est "évident" que banques, gouvernements et agences de notation ont un plan pour domineeeeeer le mooooonde....
Et peut importe que les accusations soient fondées sur des raisonnements bancals ou des données falsifiées. Souvent, il suffit de prouver - plus ou moins bien - que tel ou tel acteur à intérêt dans un complot pour que le complot soit considéré comme établi. Mais quelquefois on déclare le complot alors même que les acteurs agissent contre leurs intérêts (1). Quelquefois, un geste et son contraire peuvent prouver la même culpabilité: Shell vend sa rafinerie de Petite-Couronne, c'est le signe que les "kapitalistes" gagnent de l'argent en délocalisant; Pétroplus achète la raffinerie, c'est la preuve que les "kapitalistes" gagnent de l'argent en rélocalisant...
La récente affaire de la perte de la note AAA par un certain nombre de pays européens - dont la France - et les appels à manifester devant le siège de Standard and Poors, l'agence qui s'est permis pareil sacrilège, est une illustration parfaite de ce fonctionnement et de ses risques. Ainsi, la dégradation de la note française fut qualifiée par un candidat à la présidence de la République dans un communiqué en ces termes: "L’agence de notation Standard & Poor's déclare la guerre de la finance contre la France". Il y a donc un Grand Complot, celui de la Finance, qui par la bouche de l'un de ses membres "déclare la guerre contre la France". Et le communiqué de conclure "La guerre entre la finance et le peuple est déclarée. Chacun doit choisir son camp, sans tergiverser". Tous les ingrédients du manichéisme guerrier "à la Bush" sont là: le complot des forces de l'ombre, de l'Antifrance d'un côté, la lumière et la France de l'autre. L'obligation de "choisir son camp" dans une logique qui rappelle furieusement Arturo Ui: "celui qui n'est pas avec moi est contre moi".
L'idée d'un complot auquel participerait Standard & Poors pour "faire la guerre au peuple" est ridicule. Elle revèle une totale méconnaissance de la fonction des agences de notation, et de leur fonctionnement. Rappelons donc comment et pourquoi ces agence existent.
Au départ, se trouve un problème réel bien identifié dans la théorie de la concurrence pure et parfaite. Les économistes ont montré que les mécanismes de marché permettent l'allocation optimale des ressources. Mais ce n'est pas vrai de n'importe quel marché: pour que ça marche, il faut qu'il y ait "concurrence pure et parfaite", et pour cela il faut que le marché remplisse cinq conditions: "atomicité" (2), homogénéité des produits (3), libre entrée et libre sortie (4), libre circulation des facteurs de production et finalement, transparence du marché (5).
C'est cette question de "transparence" qui rend les agences de notation nécessaires. En effet, sur beaucoup de marchés il existe ce qu'on appelle une "asymétrie d'information": le vendeur connaît bien mieux le produit qu'il vend que l'acheteur. Il peut donc tirer parti de cette connaissance au préjudice de l'acheteur. Prenons un exemple concret: vous vous rendez au marché acheter un kilo de tomates. Mais bien entendu, vous ne savez pas comment ceux-ci ont été produits. A-t-on utilisé des pesticides artificiels ou naturels ? Ont-ils été cueillis à maturité, ou au contraire mûris en cageot ? Viennent-ils d'une culture "plein champ" ou sont-ils cultivé "hors sol" ?
Pour le savoir, vous n'avez qu'une ressource: ce que vous dit chaque vendeur. Qui lui, a intérêt - dans un premier temps - à vous raconter ce que vous voulez entendre. Il est rare d'entendre un commerçant vous dire que ses oeufs ne sont pas frais, ou que ses tomates n'ont pas de goût. Si vous posez la question, vous aurez la réponse rituelle. Et vous aurez la surprise en rentrant chez vous. Si vous aviez eu une information parfaite sur le produit - ou du moins aussi parfaite que celle qu'a le vendeur, vous auriez pu négocier un prix bien meilleur. L'asymétrie d'information porte donc préjudice à l'acheteur.
Mais elle porte aussi préjudice aux vendeurs. Imaginons la situation d'un vendeur nouveau, qui amène des produits de qualité bien supérieure à celui de ses concurrents. Seulement voilà, l'acheteur a essayé les tomates de tous les vendeurs de la foire, et il a fini par trouver - après avoir dépensé beaucoup d'argent en produits de qualité inférieure - celui qui lui convient. Sera-t-il prêt à acheter les tomates chez le nouveau vendeur ? Probablement pas, sauf si celui-ci offre des prix plus attractifs que le fournisseur actuel. En d'autres termes, pour pénétrer le marché le nouvel entrant devra vendre des produits de qualité supérieure à un prix inférieur. Tout simplement parce que les clients n'ont aucun moyen - à part l'essai à leurs risques et périls - de savoir que ses produits sont supérieurs. Ici, l'asymétrie d'information joue contre le vendeur.
En d'autres termes, pour que le marché soit véritablement optimal, il y a un intérêt collectif à ce que l'information sur les produits soit symmétrique. Une idée pourrait être que permettre à chaque client de rechercher cette information. Ainsi par exemple, on pourrait donner à chaque acheteur accès à la facturation des marchands. Avant d'acheter vos tomates, vous auriez tout loisir d'aller à Rungis discuter avec le grossiste, ou même d'aller chez le cultivateur producteur. Evidement, cela prendrait beaucoup de temps et coûterait cher, mais que ne ferait-on pour avoir des tomates savoureuses sur sa table...
Une idée plus économique serait d'avoir un "agent de notation". Celui-ci examinerait les frigos, exigerait de voir les factures, irait voir le grossiste ou le cultivateur... et à la fin afficherait un rapport dans lequel il "noterait" chaque fournisseur de la foire de 1 à 20 selon la qualité de ses produits. Les clients accéderaient ainsi à une information bien meilleure, comparable à celle que les vendeurs ont eux mêmes. Et qui paye l'agent de notation ? On pourrait le payer avec de l'argent public, c'est à dire, celui qui vient des impôts. Mais cela pose un certain nombre de problèmes, en particulier celui du choix des fournisseurs à noter, car si la notation est un service public, il faut alors noter tous les fournisseurs sans exception, alors que dans certains cas une telle notation est inutile. Une autre solution est de faire payer les commerçants qui demandent à être notés. Vous me direz que cela ouvre la porte à la corruption, puisque l'agent aurait intérêt à donner une bonne note à ceux qui lui payent. Seulement, on oublie que le véritable capital de l'agent de notation, c'est sa réputation. Si ses notes ne correspondent pas à la réalité, si j'achète des tomates chez un vendeur noté 20/20 et qu'elles sont pourries une fois sur deux, je finirai par ne plus faire confiance à l'agent. Celui-ci donc un intérêt fort à ce que ses notes reflètent au mieux la réalité. Bien sur, le vendeur mal noté pourra toujours accuser l'agent de notation de vouloir le couler, ou d'être de mèche avec ses ennemis... mais le temps sera juge: si les acteurs de marché constatent que la notation ne suit pas la réalité, que des tomates magnifiques sont mal notées alors que des vendeurs de produits de qualité inférieure ont les meilleures notes, ils se détourneront du dispositif, les vendeurs cesseront de demander à être notés et en dernière instance, c'est l'agent de notation qui perdra son poste.
Bien entendu, l'agent de notation n'est pas infaillible. Il peut se tromper, et il peut être trompé par des vendeurs indélicats. Mais même si l'information qu'il fournit est imparfaîte, elle met les acteurs de marché dans une bien meilleure situation que si cette information n'existait pas.
On voit donc pourquoi il y a intérêt sur tout marché à ce qu'il y ait un "agent de notation". Celui-ci évite à chaque acteur de devoir rechercher de son côté l'information en mutualisant le coût de celle-ci, ce qui la rend abordable à tous. Selon les caractéristiques du marché, l'agent de notation peut être public ou privé, payé par les vendeurs, par les consommateurs ou par les contribuables. Ce sont les vendeurs par exemple qui payent la notation des frigos en terme de consommation énergétique (les petites étiquettes que vous voyez dans les magasins d'électroménager et qui notent le produit de A à F) alors que c'est l'Etat qui note les hôtels (de une à cinq étoiles). C'est une agence privée rémunérée par les consommateurs qui paye le classement des restaurants au Michelin (zéro à trois étoiles)... et ainsi de suite.
Pourquoi en irait-il autrement dans le marché de la dette, publique ou privée ? Avant d'investir vos petites économies dans les titres émis par une entreprise ou pr un état, vous voulez savoir quelles sont les chances que vous avez de voir votre capital remboursé et vos intérêts payés ponctuellement. Avez-vous le temps et les moyens de faire personnellement une investigation pour avoir cette information ? Bien sur que non. Il vous faut donc un "agent de notation" qui se procure ces informations pour vous. Quel serait son intérêt de sur-noter ou de sous-noter un titre ? S'il sur-note, vous risquez de vous retrouver dans la mouise et vous le lui reprocherez. Et si'l sous-note, vous éviterez d'acheter un titre qui, plus tard, se révélera une bonne affaire, et vous lui reprocherez aussi. Et cet agent, qui vit en fait de votre confiance, a tout intérêt à ce que ses informations correspondent à la réalité, autrement vous n'aurez plus confiance et personne ne recherchera à se faire noter par lui.
L'agent de notation est un thermomètre. Et comme tout thermomètre, il tend à suivre la température plutôt qu'à la préceder. La décision de Standard & Poors de dégrader la note des Etats-Unis il y a quelques mois, comme celle de dégrader la note de la France aujourd'hui n'a pas eu d'effet marquant sur les taux d'intérêt que ces pays payent pour se financer. Pourquoi ? Parce que les acteurs du marché avaient largement anticipé la décision. Les banques ont les moyens de faire des évaluations indépendantes, et sont arrivées à la même conclusion que Standard & Poors bien avant qu'elle prenne la décision de modifier les notes.
C'est pourquoi il est ridicule de parler à propos de cette décision de "déclaration de guerre". Cela supposerait de la part de l'agence de notation une volonté et un objectif qu'elle partagerait avec "la finance". Mais quel pourrait être cet objectif. Qu'est ce que l'agence de notation ou "la finance" ont à gagner dans cette affaire ? Le "Grand Kapital" a intérêt, contrairement à ce que croient les gauchistes, à ce que l'économie croisse et que les consommateurs remplissent les magasins. L'austérité n'a jamais été bonne pour les affaires. Si le capitalisme entre en crise, ce n'est pas parce que les méchants capitalistes ont intérêt à pousser les prolétaires dans la misère. C'est plutôt parce que le capitaliste - méchant ou pas - doit choisir entre deux intérêts contradictoires: d'un côté, il lui faut payer de bons salaires s'il veut que les consommateurs remplissent les magasins, et d'un autre il lui faut payer le minimum s'il veut faire des profits. C'est de cette contradiction que sont issues les crises du capitalisme. Pendant des années la "solution" a été l'endettement: on a réduit le salaire (en rapport avec le PIB) mais on a maintenu voire augmenté le niveau de consommation grâce au crédit. Le modèle est arrivé au bout de sa logique lorsque l'illusion créée par la "bulle" s'est évanouie et qu'il est devenu évident que les dettes n'allaient pas être payées. Si l'on peut reprocher quelque chose aux agences de notation, ce n'est pas de "déclarer la guerre" maintenant, mais de ne pas l'avoir déclaré plus tôt. Comme le reste des acteurs, les agences de notation ont été trompées par le mirage de la monnaie unique, au point de ne pas réaliser que prêter à la Grèce et prêter à l'Allemagne, ce n'était pas la même chose.
Mais dans leur précipitation d'exercer leur index et d'envoyer quelqu'un au bûcher, les contempteurs des agences de notation ont oublié de lire l'analyse de Standard & Poors concernant la situation française. Voici ce qu'elle dit:
Nous pensons également que cet accord [ie l'accord européen] se base sur un diagnostic incomplet des causes de la crise, à savoir que les turbulences financières actuelles proviendraient
essentiellement du laxisme budgétaire à la périphérie de la zone euro. Nous pensons pour notre part que les problèmes financiers auxquels la zone doit faire face sont au moins autant la
conséquence de l'accroissement de déséquilibres extérieurs et de divergences en matière de compétitivité entre les pays du noyau dur de la zone et les pays dits « périphériques ».
Il nous semble donc qu'un processus de réformes basé sur le seul pilier de l'austérité budgétaire risque d'aller à l'encontre du but recherché, à mesure que la demande intérieure
diminue en écho aux inquiétudes croissantes des consommateurs en matière de sécurité de l'emploi et de pouvoir d’achat, entraînant l'érosion des recettes fiscales (c'est moi qui
souligne).
Finalement, le diagnostic de Standard & Poors n'est pas très différent de celui de ceux qui les montrent du doigt. Mais puique le Grand Kapital déclare par la bouche de ses porte-voix les plus autorisés que la politique d'austérité est une mauvaise chose, il ne faudra pas s'étonner de voir demain certains candidats de la "gauche radicale" la soutenir... comme elles en sont venues à soutenir l'euro.
Arrêtons la chasse aux sorcières. Faire manifester devant la porte de Standard & Poors est ridicule. Qu'est-ce qu'on reproche à l'agence ? D'avoir un diagnostic qui finalement n'est pas si éloigné de celui de ses critiques ? N'est-ce pas la "gauche radicale" qui soutient sous différentes formes que "la dette ne sera pas payée" ? Et bien, Standard & Poors dit la même chose. Quel est le sens de cette manifestation, alors ?
Descartes
(1) Par exemple, on déclare que les prêteurs qui exigent des taux d'intérêt prohibitifs font tout pour pousser la Grèce à la faillite, sans se demander quel pourrait être leur intérêt dans l'affaire. En effet, les prêteurs ont toujours intérêt à ce que l'emprunteur puisse rembourser. Pousser la Grèce au défaut de paiement est la dernière chose que les créancier de la Grèce souhaitent. On peut en déduire que si les créanciers poussent la Grèce à la faillite, ce n'est certainement pas volontairement, du fait d'un "complot" organisé.
(2) c'est à dire, que les vendeurs et les acheteurs soient nombreux et qu'aucun ne soit suffisamment gros pour imposer les prix. Ainsi, par exemple, le marché de l'électricité n'est pas "pur et parfait", puisque les fournisseurs sont en très petit nombre, et qu'ils peuvent de fait imposer les prix.
(3) c'est à dire, que le produit d'un fournisseur puisse être remplacé à l'identique par le produit venant d'un autre. Ce n'est pas le cas sur les marchés où l'effet de "marque" ou de mode est important. Vous ne trouverez pas chez Chanel la même robe que chez Dior...
(4) cette liberté n'est pas seulement reglémentaire, mais économique: si le coût d'entrée ou de sortie d'un marché est important, on ne peut pas parler de concurrence pure et parfaite. Ainsi, par exemple, une entreprise voulant intervenir sur certains marchés sera libre de le faire, mais l'investissement en recherche, en marketing, en création de réseau d'un nouveau concurrent sera si important que de fait l'entrée de nouveaux fournisseurs est problématique. Le marché pétrolier est un bon exemple.
(5) ceux qui attaquent le marché en tant que tel se trompent en fait de cible. Il est possible de démontrer mathématiquement que le marché est un mécanisme optimal pourvu que ces cinq conditions soient remplies. Le problème est que dans la plupart des domaines il est pratiquement impossible de remplir ces conditions. Dans beaucoup d'autres, on peut les remplir mais le coût est tel pour la société qu'il dépasse de loin les bénéfices de l'optimisation par le marché.
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