"Un taxi vide s'arrêta devant le Parlement, et Clement Atlee en descendit" (Winston Churchill)
Dimanche dernier, la télévision nous offrait pour une fois du grand spectacle. Un vrai concert de Yannick Noah ! Avec en vedette américaine François Hollande, futur président de la République (du moins, c'est ce qu'il a dit) et en chauffeur de salle une ancienne future présidente de la République, Martine Aubry. Un chanteur et deux futurs présidents pour le prix d'un, vous me direz, c'est une affaire. Je me suis donc installé devant mon poste - avec une petite provision de chocolat pour les urgences, comme d'habitude - et je me suis disposé à m'amuser.
L'introduction par Martine Aubry, je dois le dire, ne fut pas amusante du tout. J'avoue avoir laissé au bout de cinq minutes mon esprit divaguer, en revenant de temps en temps sur terre pour me dire "tiens, ça je l'ai déjà entendu quelque part". Après quelques dizaines de clichés, je me suis aperçu que ma distraction était largement partagée par la salle, ou le brouhaha avait atteint des proportions assez importantes. Rôle ingrat que celui de devoir passer les plats sans pouvoir y goûter... Heureusement, le défilé de lieux communs s'arrêta assez vite pour laisser la place au spectacle culturel de l'après midi, confié à ce sommet de la chanson française qu'est Yannick Noah (0). Un choix fort judicieux: après tout, il fallait trouver quelqu'un qui ne fasse pas d'ombre à François Hollande. Et étant donné l'absence presque totale de charisme du candidat, le choix n'était pas évident.
Enfin, Hollande vint et la lumière se fit: celle des projecteurs, bien entendu. La foule en délire a crié "Fan-çois Pré-si-dent" comme il se doit, applaudi à propos et hors de propos les différents paragraphes du discours, agité les petits drapeaux. Quant au texte, je vous prie de m'excuser mais je n'ai pas le courage d'en faire un résumé complet (1). D'une part parce que mon masochisme a des limites, et d'autre part parce que cela ne servirait pas à grande chose, vue sa prévisibilité et son absence de contenu. Cependant, c'est un discours qu'on ne peut ignorer, ne serait-ce que parce que son diseur a toutes les chances de devenir en mai président de la République - une perspective qui, croyez-moi, ne m'enchante guère. Ce qu'il dit aujourd'hui peut donner quelques idées sur sa vision pour demain et sur ce que pourrait être son quinquennat. Permettez donc de tirer de ce discours quelques chroniques d'ambiance.
D'abord, il y a la forme. Le candidat tout seul sur la scène. C'est l'Homme face au Peuple. Ensuite, l'installation de la salle avec un énorme "carré VIP" (plus de 1000 places, soit un peu moins du dixième de la capacité de la salle) en face de l'orateur. La, c'est l'Homme face aux People. Le fond de scène tendu de bleu, couleur dont n'importe quel publicitaire vous expliquera qu'elle transmet un message rassurant et conservateur, et sur ce fond, derrière le candidat dans la position canonique dans les cérémonies officielles, le drapeau français partiellement couvert par le drapeau européen. Pour un téléspectateur non averti, on aurait pu croire qu'il s'agissait du discours officiel d'un président déjà élu, ce qui est aller un peu vite en besogne. Et en fin de meeting, une "Marseillaise" mais pas d'Internationale, qui reste pourtant l'hymne officiel du PS. A gauche donc, ma non troppo quand même...
Et maintenant, allons au fond. Le premier point, frappant dans ce discours, est le problème que le PS en général et Hollande en particulier ont pour se trouver des références politiques. Cela tient en partie au rôle très particulier que François Mitterrand a joué dans l'histoire de la génération de dirigeants socialistes qui aujourd'hui arrivent au premier plan. Que ce soit Ségolène Royal, Pierre Moscovici, Julien Dray, François Hollande - ou Jean-Luc Mélenchon, diront les mauvaises langues - tous ces gens là sont des "bébés Mitterrand". Ils ont souvent fait leurs premières armes dans les sombres magouilles du PS Mitterrandien avant et après la victoire de 1981, ils ont souvent été parachutés ou élus à leur premier mandat par oeuvre et grâce de François III, ils ont commencé de brillantes carrières dans les cabinets ministériels où présidentiel après mai 81. Ils se sont taillé des fiefs grâce à la visibilité - et aux finances bien garnies - de certaines organisations qui, comme SOS-racisme ou la MNEF ont servi de relais au mitterrandisme.
Comment s'étonner que pour cette génération mai 1981 soit vécu comme un moment séminal, une révélation, l chemin de Damas ? Seulement, il y a là un décalage important entre la perception des socialistes - et particulièrement des dirigeants socialistes - et celle du reste des français. Ce qui pour les uns fut une fête qui dura quatorze ans a laissé aux autres un goût bien amer de corruption, de banalisation du chômage de masse, de dissolution de l'Etat dans le libéralisme triomphant et eurolâtre. Il y a là une dissonance cognitive que les dirigeants socialistes ont du mal à élaborer. Le problème, au fonds, c'est que Mitterrand n'était pas et n'a jamais été socialiste. Il a pris le Parti, qui avait une longue histoire avant lui, par effraction, et en a fait une machine électorale à sa botte. Mitterrand n'est pas la continuité de l'histoire socialiste, un hériter de Blum et de Mollet. C'est un catholique de droite qui a endossé un costume pour gagner la présidence, qui a fait d'abord une politique "socialiste" sans conviction pour se convertir rapidement - sous l'impulsion de Delors & Co, eux aussi des hommes de droite devenus socialistes par accident - au libéralisme, aux privatisations, à la dissolution du pays dans l'Europe des marchés. C'est pourquoi l'affirmation d'une fidélité au socialisme et l'invocation des mânes de François Mitterrand ont toujours quelque chose de surréaliste.
Hollande ne va pas, bien entendu, jusqu'à se poser formellement en "nouveau Mitterrand". Mais il n'en est pas loin lorsqu'il déclare "La Gauche, je l’ai choisie, je l’ai aimée, je l’ai rêvée avec François Mitterrand dans la conquête". Il n'y a chez lui aucun retour critique sur cette expérience. Par exemple, lorsqu'il déclame:
"Présider la République, c’est refuser que tout procède d’un seul homme, d’un seul raisonnement, d’un seul parti, qui risque d’ailleurs de devenir un clan (...). Présider la République, c’est accepter de partager le pouvoir de nomination aux plus hautes fonctions (...). Présider la République, c’est faire respecter les lois pour tous, partout, sans faveur pour les proches, sans faiblesse pour les puissants, en garantissant l’indépendance de la justice, en écartant toute intervention du pouvoir sur les affaires, en préservant la liberté de la presse, en protégeant ses sources d’information, en n’utilisant pas le renseignement ou la police à des fins personnelles ou politiques (...)"
on ne peut que se demander si la référence à François Mitterrand est compatible avec cette vision. Après tout, il faut être victime d'une sérieuse amnésie pour croire que François Mitterrand on n'a pas "utilisé le renseignement ou la police à des fins personnelles ou politiques" lorsqu'on se souvient des affaires des "Irlandais des Vincennes" ou celle des écoutes de l'Elysée. Il est aussi assez difficile d'affirmer que Mitterrand n'est jamais "intervenu sur les affaires" alors qu'il a admis lui même publiquement avoir freiné les procédures judiciaires contre Papon et Bousquet. Il est surréaliste de penser que Mitterrand a jamais accepté de "partager le pouvoir de nomination aux plus hautes fonctions", pouvoir qu'il a au contraire jalousement gardé. L'idée qu'Hollande se fait de ce que "présider la République" veut dire est à l'opposé de ce que fut la pratique constante et délibérée du seul président socialiste de la Vème République.
Un autre élément révelateur du discours du candidat-président est contenu dans le paragraphe suivant:
"Partout où je vais dans les usines, deux sortes de travailleurs viennent me voir. Les plus anciens, qui me posent une seule question : quand est-ce que nous allons partir ? Et les plus jeunes, qui me posent une seule question : quand est-ce que nous allons pouvoir entrer ?"
On remarquera d'abord un point étrange: les travailleurs qui viennent voir François Hollande lorsqu'il va dans les usines lui posent "une seule question". Ils ne parlent jamais au candidat des conditions de travail, de leurs craintes pour l'avenir de leur emploi, de leur pouvoir d'achat. Non, les travailleurs que François Hollande rencontre sur son passage sont des monomaniaques qui ne pensent qu'à "une seule question" (formule que le candidat répète deux fois) . Cette vision des travailleurs montre que François Hollande connaît le monde du travail par ouie-dire. Quiconque a l'habitude de fréquenter les usines sait que les travailleurs se posent tout un ensemble de questions, et que la retraite n'arrive en général qu'assez loin dans la liste, derrière des préoccupations comme les salaires, la protection sociale, la sécurité de l'emploi. Mais peut-être que ceux qui sont préoccupés par ces questions évitent d'aller voir le candidat ?
Mais surtout, le paragraphe en question révèle la vision de François Hollande sur la valeur travail elle même. Le monde du travail, pour lui, est pure souffrance et les travailleurs schizophrènes: lorsqu'on est dehors, on n'a qu'une seule aspiration, rentrer dedans (2). Et lorsqu'on est dedans, on n'a qu'une seule aspiration, partir à la retraite. Rien d'autre n'inquiète les travailleurs que rencontre François Hollande. En d'autres termes, le travail en tant qu'activité sociale est réduit ici à la plus simple expression. La question de la vie au travail ou de sa rémunération disparaît, le travail n'est qu'un "passage", où il faut rentrer et ensuite sortir au plus vite.
Hollande montre ici son appartenance à cette tribu de politiciens qui se sont insérés dès leur jeunesse dans le monde politique et n'ont jamais eu à travailler dans le monde réel. Et cette dissociation d'avec le monde réel fait que les travailleurs, mais aussi le travail, deviennent des catégories abstraites. L'idée que le lieu de travail soit un lieu social, ou se jouent une multiplicité de forces complexes qui ne sont pas réductibles à "une seule question" devient inconcevable. Le travail est une malédiction, d'où on déduit que les travailleurs ne peuvent que vouloir partir à la retraite le plus vite possible. Et on n'hésite pas, comme le fait ici Hollande, à mettre dans la bouche des travailleurs cette obsession. Mais cette vision, si répandue dans les classes bavardantes, est fausse. Pour avoir travaillé en usine, je peux certifier qu'il y a des travailleurs - et pas seulement chez les cadres - pour qui le départ à la retraite est un traumatisme. Des travailleurs qui redoutent la séparation avec leurs "copains de l'usine" et avec la vie sociale qui entoure le travail, avec la perspective d'avoir bobonne sur le dos toute la journée. Des travailleurs qui faisaient des pieds et des mains pour rester lorsque la direction, pour comprimer le personnel, décidait de mettre à la retraite d'office ceux qui avaient atteint l'âge légal de départ. Hollande est ici victime du même préjugé que Martine Aubry avec ses trente-cinq heures, réforme qui selon ses initiateurs aurait du gagner au Parti Socialiste le vote ouvrier, mais qui en fait n'est soutenue que par les classes moyennes, qui ont une véritable préférence pour le loisir. La sociologie des dirigeants de la gauche fait que celle-ci fait parler des travailleurs virtuels, ceux qui viennent voir Hollande avec "une seule question", au lieu de prendre en compte les travailleurs réels. Pas étonnant que ceux-ci aillent voir ailleurs.
En dehors de cela, le discours était bien gentil, lisse, sans rien qui puisse indisposer ou faire peur à personne. Plein de bonnes intentions formulées dans un français à la syntaxe assez approximative ("C’est ce rêve-là que j’ai voulu de nouveau ré-enchanter (...)"), avec pas mal de formules creuses ("La France n'est pas le problème, la France est la solution"), des citations apocryphes ("Et je me permettrai de citer Shakespeare, qui rappelait cette loi pourtant universelle : « ils ont échoué parce qu’ils n’ont pas commencé par le rêve »" (3)) et de paraphrases douteuses ("Une France du civisme, où chacun demandera non pas ce que la République peut faire pour lui, mais ce que lui, peut faire pour la République !" (4)). C'était surtout un spectacle mis en scène à l'américaine par des professionnels. Clairement, les militants n'ont plus leur place dans la mécanique de l'organisation des meetings, ils sont là simplement pour applaudir et agiter les petits drapeaux gracieusement fournis. Pas plus que les journalistes, d'ailleurs: les images fournies aux chaînes sont produites et mises à disposition par les organisateurs.
Et maintenant, attendons le programme.
Descartes
(0) Hier les références de la gauche étaient Jean Ferrat, Juliette Gréco, Bernard Lavilliers... aujourd'hui, c'est Yannick Noah. On pourrait se demander s'il est sage de confier l'intermède culturel à l'ancien tennisman, millionnaire, en délicatesse avec le fisc pour impôts impayés, et qui se distingue par une totale absence de talent musical (qui ne l'empêche nullement de vendre beaucoup de disques, tant il est vrai qu'aujourd'hui dans le music-business les relations et l'argent sont bien plus importants qu'une belle voix ou des bons textes). Mais il est vrai qu'il a des "relations", qu'il est populaire, qu'il est membre d'une "minorité visible"... tout ce qu'il faut pour plaire.
(1) dont le texte complet est disponible ici. Vous n'avez qu'à le lire vous mêmes, bande de fainéants !
(2) Je laisse de côté la contradiction évidente contenue dans le texte du discours: Hollande affirme que ce sont les jeunes travailleurs qui lui demandent "quand allons nous pouvoir entrer". Or, s'ils sont dejà "travailleurs", s'ils questionnent le candidat lors de ses visites dans les usines, c'est qu'il sont dejà "entrés"...
(3) La citation est introuvable dans l'oeuvre de William Shakespeare numérisée, et on voit mal quel serait le personnage shakesperien qui pourrait prononcer une telle phrase, nettement romantique. On peut se demander d'ailleurs ce que veut dire "rappeller une loi pourtant universelle".
(4) "Ask not what your country can do for you, ask what you can do for your country", John F. Kennedy, discours d'inauguration.
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