Suite à mon dernier article sur le marché du travail et l'immigration, un lecteur de ce blog m'a mis au défi de faire un papier pédagogique sur le marché et le libre-échange. Je relève le défi, d'une part parce que je ne suis pas du genre à laisser un gant par terre, et d'autre part parce que je pense, comme mon lecteur, que la question du marché est une question essentielle trop souvent délaissée par la réflexion économique "de gauche". Voici donc un papier sur le marché, le libre échange sera le sujet du prochain...
Le marché: un mécanisme optimal... sous certaines conditions.
C'est quoi exactement le marché ? C'est un endroit où des individus multiples échangent des biens et des services qu'ils possèdent contre d'autres biens et d'autres services. Pour ne pas compliquer l'analyse, on laissera pour le moment de côté les marchés de troc (ou l'on échange n'importe quelle marchandise contre n'importe quelle marchandise) pour ne prendre que les marchés monétisés: dans ces marchés, on échange des biens et des services contre une "marchandise particulière", la monnaie, qui devient du coup un "équivalent universel", puisqu'elle peut être échangée contre n'importe quel type de bien. Dans ces marchés on distingue les "vendeurs" (qui propose un bien où un service contre de la monnaie) et "les acheteurs" (qui lui cherche à se défaire de la monnaie contre un bien où un service).
Le marché est le lieu de confrontation de deux intérêts: l'intérêt des vendeurs est évidement de maximiser la quantité de monnaie qu'ils obtiendront en échange de leur marchandise. L'intérêt des acheteurs est l'inverse: se procurer la marchandise en échange de la plus petite quantité possible de monnaie. Cette confrontation détermine simultanément deux paramètres: un prix mais aussi une quantité échangée. Ce deuxième paramètre est souvent négligé, or il est essentiel pour comprendre pourquoi les marchés sont efficients. Pour mieux comprendre, prenons par exemple un échange de blé:
- Plaçons nous du côté des producteurs: chacun cultive son champ. Mais ces champs ne sont pas de même productivité: Certains nécessitent beaucoup de travail pour être cultivés et leur production est faible, alors que d'autres sont beaucoup plus fertiles et donnent des récoltes abondantes. Si le prix du blé sur le marché est bas, il ne sera plus rentable de cultiver les champs les moins productifs, qui seront laissés en friche. La quantité de blé disponible pour l'échange sera plus faible. Par contre, si les prix sont élevés, il sera rentable de cultiver tous les champs, et la quantité proposée à la vente sera plus grande.
- Maintenant, du point de vue de l'acheteur, c'est l'inverse: si le prix est élevé, les acheteurs chercheront à en consommer moins, par exemple en substituant au blé des produits moins chers chaque fois que c'est possible. Ils chercheront donc à acheter des quantités faibles. Par contre, si le blé est bon marché, les acheteurs ne prendront pas la peine de restreindre leur consommation ou de remplacer le blé, et la quantité achetée sera plus importante.
Lorsque vendeurs et acheteurs se mettront d'accord sur un prix, ce prix déterminera aussi la quantité échangée. Mais que se passe-t-il si l'on fixe administrativement par exemple un prix plus différent plus haut ou plus bas que le prix de cet accord ? Si le prix est plus haut, les acheteurs achèteront moins, s'il est plus bas, les vendeurs offriront moins. Dans les deux cas, on aboutit à une quantité échangée inférieure à celle qui aurait été échangée au prix d'équilibre du marché. L'équilibre du marché correspond donc à un optimum de l'échange: le prix du marché est celui qui permet aux vendeurs de vendre le plus, et au plus grand nombre d'acheteurs de bénéficier d'un produit. Tout autre prix aboutirait à un résultat moins bon.
Ce mécanisme a impressionné les économistes depuis très longtemps. L'expression d'Adam Smith montre bien cette admiration: "(...) en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions" (A. Smith, "La richesse des Nations"). Dans un contexte où les pouvoirs de régulation étaient souvent vénaux et corrompus, ce qui provoquait l'admiration de Smith, c'était l'idée de la régulation de la société non pas par les décisions d'une autorité, toujours sujette à l'arbitraire ou à la corruption, mais par un mécanisme aveugle.
Et les libéraux ont raison quand ils disent que le mécanisme de marché, lorsqu'il fonctionne correctement, aboutit à un optimum économique. Le problème, c'est que ce mécanisme ne marche pas à tous les coups. Quelles sont les conditions pour que le marché aboutisse effectivement à un prix d'équilibre qui soit un optimum ? Et bien, les économistes ont démontré qu'il fallait pour cela que la concurrence satisfasse trois conditions (celles qu'on appelle "concurrence pure"):
- Les vendeurs et les acheteurs doivent être très nombreux et de petite taille, de manière qu'aucun d'entre eux puisse à lui seul fixer les quantités échangées ou les prix (condition dite "d'atomicité du marché). Pour revenir à l'exemple précédent, on voit que s'il n"y a qu'un seul vendeur de blé, il peut fixer son prix arbitrairement sans garantie de choisir le prix optimum.
- Homogénéité du produit échangé: il faut que les biens proposé par les différents vendeurs soient interchangeables entre eux. Dans notre exemple, si chaque vendeur propose une un type différent de blé, et que ces types ne sont pas adaptés aux mêmes usages, le prix global du marché n'a aucune raison de converger vers un prix d'équilibre, puisque chaque acheteur aura à chercher le vendeur capable de lui fournir le produit dont il a besoin.
- La transparence de l'information: si certains acteurs du marché ont des informations que d'autres n'ont pas, ils peuvent en profiter pour augmenter leurs marges en écartant le prix d'équilibre de l'optimum. Pour revenir à notre exemple, imaginons un instant que certains vendeurs de blé soient au courant de l'arrivée sur le marché de grandes quantités de blé étranger alors que les acheteurs l'ignorent. Ceux-ci auront tendance à négocier comme si cette arrivée n'existait pas, maintenant un prix d'échange plus élevé que celui qui se serait établi naturellement par l'équilibre du marché si tous les acteurs connaissaient cet arrivage.
S'ajoutent à ces trois conditions deux conditions dites "de concurrence parfaite" qui, s'ils ne pèsent pas directement sur la formation du prix, participent au fait que les marchés sont liés entre eux, et que dans une économie complexe on doit atteindre l'équilibre simultané de plusieurs marchés en même temps. Voici les deux conditions:
- L'absence de barrières à l'entrée et à la sortie du marché: tous ceux qui ont un bien, comme par exemple le blé dans notre exemple, doivent avoir la possibilité de le vendre si le prix leur convient, ou se retirer de la vente si le prix ne leur convient pas.
- Mobilité des facteurs de production (capital et travail): Ainsi, dans notre exemple, imaginons qu'il y ait un déficit dans l'offre de blé alors qu'il y a un excès d'offre sur le marché du maïs. Les prix du blé auront tendance à monter et ceux du maïs à baisser. Si les producteurs de maïs peuvent changer facilement de culture, alors ils auront tendance à faire moins de maïs et plus de blé, et ce transfert de facteurs de production équilibrera les deux marchés. Par contre, s'il y a des barrières (technologiques, réglementaires) au déplacement d'une culture vers une autre, le déséquilibre persistera.
Quels sont les marchés qui remplissent ces conditions ? Eh bien... en fait ils sont très rares. Le problème de la vision libérale n'est donc pas un problème théorique. La théorie montre bien que le marché "pur et parfait" aboutit à un optimum. La difficulté est de savoir si cette théorie représente effectivement lel fonctionnement des marchés réels. A rien ne sert donc de critiquer les théories libérales: en tant que théories, elles sont tout à fait cohérentes. Le problème, c'est que lorsqu'on essaye d'organiser les marchés réels conformément aux principes libéraux, on se casse le nez parce que les marchés réels ne sont pas, en général, "purs".
Pour cela, il y a des raisons matérielles (la circulation de l'information n'est pas instantanée, par exemple), mais il y a aussi des raisons qui tiennent au comportement des acteurs. C'est l'un des résultats paradoxaux de la théorie libérale: en théorie, sur un marché "pur et parfait" le profit tend vers zéro. En effet, la concurrence oblige les vendeurs à baisser leurs prix pour faire face à leurs concurrents et maximiser leur ventes, et ce processus ne s'arrête que lorsque les prix sont très proches du coût de production des biens. Les marchés les plus proches de la "perfection" sont d'ailleurs ceux où les marges sont les plus faibles, alors que ce sont les marchés "imparfaits" (l'exemple des produits de luxe, marché non atomique et non homogène, est le plus criant) sont ceux qui laissent les marges les plus confortables. C'est pourquoi les grandes entreprises, tout en proclamant leur attachement au "libre marché", cherchent par tous les moyens à rendre les marchés aussi "imparfaits" que possible en violant les cinq règles exprimées plus haut: en "désatomisant" le marché (par le biais des concentrations et des OPA), en différenciant les produits par la multiplication de produits différents et difficilement substituables les uns aux autres, en fournissant un minimum d'informations, en mettant des barrières à l'accès de leurs concurrents au marché.
Une véritable réflexion "socialiste" ne devrait donc pas exclure le marché comme mécanisme de régulation. Là où l'on peut organiser des marchés dont les conditions sont proches d'une "concurrence pure et parfaite", et sous réserve qu'il s'agisse de biens qui ne nécessitent pas une grande anticipation des prix (1), le marché est un excellent mécanisme de fixation des prix et d'allocation de ressources.Est-il nécessaire par exemple pour réaliser une société "socialiste" de réguler les prix de la restauration courante ? Non, bien sur: c'est un marché qui réunit presque les conditions d'une concurrence pure et parfaite, et les prix sont donc proches de l'optimum. Par contre, sur des marchés qui sont par essence disfonctionnels (du moins du point de vue des théories libérales) comme les marchés de l'électricité, le marché n'a aucune raison de conduire aux prix optimum.
Descartes
(1) Le problème ici est la "myopie" des marchés dans le temps. En effet, le prix fixé par le marché est le "signal" qui indique aux producteurs les quantités à produire. Dans notre exemple du marché du blé, c'est en fonction du prix que les agriculteurs peuvent choisir s'il est rentable de mettre en culture telle ou telle parcelle ou de la laisser en friche en fonction de sa fertilité. Mais le prix du marché fournit une indication sur son état instantané, et ne permet pas d'anticiper l'avenir. Or, la décision de cultiver se prend huit mois avant que le blé arrive effectivement sur le marché. Et en huit mois, le prix peut changer considérablement...
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