Ben Laden est mort. "Justice est faite" proclame le président des Etats-Unis. Des foules en liesse célèbrent sur Times Square. Plus près de chez nous, les journaux consacrent page sur page à l'évènement (1) et les journaux télévisés l'essentiel de leurs journaux. Avec luxe de détails et force animation informatique, on nous explique le déroulement détaillé de l'attaque (2), on nous montre des photos (trafiquées ou non) et de doctes commentateurs se répandent en hypothèses.
Il y a quelque chose éminemment malsain et même répugnant dans tout ça. Que dans la soi-disant "plus grande démocratie du monde" des foules en délire brandissent des panneaux proclamant des consignes remplies de haine devrait nous inquiéter. Que Ben Laden fut un terroriste et un criminel est un fait. Qu'il méritât son sort, on peut l'admettre. Mais que doit-on penser d'une société qui célèbre dans l'allegresse une exécution capitale ?
Les Etats-Unis, ce pays qui "est passé de la préhistoire à la décadence sans passer par la civilisation", ont une vision du monde qui reste profondément marqué par le puritanisme du XVIème siècle. Tout conflit est posé en termes du "bien contre le mal". Mais ce "mal" a une structure bien particulière, empruntée à la théologie chrétienne: le camp du mal est dirigé par Beelzebuth et par ceux qu'il a attiré à lui avec séduction et fausses promesses. Eliminez Beelzebuth, et l'empire du mal s'écroulera car il n'est tenu que par la volonté et le pouvoir du démon. Tout l'imaginaire américain est construit sur ce modèle. Il n'y a d'ailleurs qu'à regarder la structure de nombreux films hollywoodiens: le camp du "mal " est toujours organisé autour de l'archi-méchant entouré de serviteurs qui se font tuer en grand nombre pour lui sans se poser de questions mais qui ne représentent pas vraiment un danger pour le héros. Il n'y a que l'archi-méchant qui peut vraiment mettre le héros en difficulté, et qui ne peut être vainqu que dans une confrontation avec lui. Mais une fois l'archi-méchant éliminé, le monde revient automatiquement à l'harmonie qu'il avait troublé. L'idée que l'un de ses servants puisse prendre sa place ne se pose même pas, parce que l'archi-méchant est d'une essence différente, quasi diabolique.
Le rapport du public américain avec Saddam Hussein ou Ben Laden s'est construit sur ce modèle. Un modèle qui vient de très loin. C'est celui des procès de sorcellerie du XVème siècle: chaque fois qu'une situation de crise se présentait, on prêtait des pouvoirs énormes à des pauvres femmes qu'on brûlait ensuite en tant que sorcières. Leur prêter des pouvoirs permettait d'en faire des responsables crédibles des malheurs de la communauté. Les brûler ensuite permettait de rétablir l'équilibre dans la communauté en éliminant le responsable en question.
Etant de nature diabolique, l'archi-méchant ou la sorcière ne méritent bien entendu aucun égard. Ils n'ont pas, au sens moderne du terme, des droits. On peut les emprisonner sur simple soupçon, les torturer pour obtenir des aveux, les condamner sans preuves, les exécuter sans jugement. C'est exactement ce qui se passe à Guantanamo et dans d'autres centres clandestins de détention. Et ceux qui prétendent que tout ça n'arrive qu'avec les neo-conservateurs se trompent. Le "gentil" Obama et le "méchant" Bush partagent une vision du monde qui est profondément ancrée dans la psyché américaine. Que le président américain puisse déclarer aujourd'hui au sujet d'une exécution extrajudiciaire (3) que "justice est faite" montre que sur ce point, rien n'a changé.
Que les choses se passent ainsi aux Etats-Unis ne devrait pas nous surprendre. Ce qui est plus étrange, et bien plus inquiétant, c'est que cette vision manichéenne semble aussi s'imposer chez nous. Où sont les voix vertueuses qui en leur temps dénonçaient la moindre arrestation arbitraire dans les démocraties populaires ? Que pensent-elles du fait que des centaines de prisonniers sont retenus sans accusation ni procès, sans recours possible devant un juge indépendant ? Rien à dire, alors que l'on sait par les fuites américaines sur Wikileaks qu'ils sont soumis à la torture, régulièrement pour certains ? Alors, ils n'ont rien à dire ?
Descartes
(1) Le Monde n'en consacre pas moins de six pages plus l'ensemble de la "une".
(2) On peut d'ailleurs sans peur de se tromper qualifier ces descriptions de bobards. Est-ce que quelqu'un croit vraiment que les américains vont révéler un quelconque détail qui permette de reconstruire la manière dont leurs forces spéciales opèrent ? Toutes ces présentations (qui sont le fait d'agences officielles, et non de journalistes soumis à une certaine déontologie) ne sont que des contes. C'est ce que les américains voudraient qu'on croie.
(3) Et qui plus est, en violation de la souverainété d'un pays étranger. Peu de comentateurs se penchent sur cette intéressante question, qui pourtant aurait fait hurler il y a seulement trente ans. C'est à de petits détails comme celui-ci qu'on peut apprécier la dégradation de l'environnement international. La chute du Mur a marqué d'une certaine manière la fin des grands principes issus de la victoire alliée de 1945 et le retour aux politiques de force.
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