Vous avez remarqué ? Les - rares - politiques de droite qui apparaissent ces jours-ci dans les étranges lucarnes ont l'air joyeux, reposé, libéré, en pleine forme. A contrario, les - rares - politiques socialistes apparaissent fatigués, contraints, préoccupés... Cela n'a rien de surprenant. Lorsqu'on est dans l'opposition, on peut se permettre les "faut qu'on..." et les "y a qu'à...". Dans l'opposition, tout le monde a des idées brillantes sur ce qu'il faudrait faire pour résoudre les problèmes. Mais lorsqu'on a dans les mains les leviers du pouvoir et qu'on assume parallèlement la responsabilité des conséquences - et il faut reconnaître que de ce point de vue notre système institutionnel est bien fait pour que ce parallélisme soit maintenu - on n'est plus aussi libre. Dans l'opposition, on fonctionne suivant le principe de plaisir, alors qu'au pouvoir on ne peut échapper au principe de réalité.
Ce fonctionnement pose un sérieux problème: il empêche en pratique aux partis politiques d'ouvrir, lorsqu'ils sont dans l'opposition, un véritable débat sur ce qu'on pourrait faire pour résoudre les problèmes une fois arrivé au pouvoir. On se contente de dire aux électeurs ce que ceux-ci veulent entendre, quitte à découvrir, lorsqu'on arrive finalement aux manettes, que ce qu'on a dit est soit infaisable, soit excessivement coûteux, soit serait contreproductif. Or, il est difficile de faire aboutir une réflexion globale rapidement alors qu'on doit gouverner. Conséquence: sitôt élus les gouvernements sont contraints à s'embarquer dans des mesurettes symboliques présentées comme des grandes avancées pour occulter leur inaction générale qui laisse se perpétuer les mêmes politiques. Et cela alors que l'opposition crie à l'attentisme et les ses propres partisans à la trahison.
Pour la gauche, le domaine régalien est celui où cette problématique est la plus visible. D'autant plus qu'il existe bienpensance bien organisée, disposant de relais d'opinion puissants. Pourquoi ? Tout simplement parce que c'est le domaine par excellence ou les classes moyennes peuvent se donner bonne conscience en défendant - ou plutôt en faisant semblant de défendre - la veuve et l'orphelin. Et nous avons eu l'illustration évidente ces dernières semaines avec deux affaires emblématiques: celle des campements Rom, et celle des incidents d'Amiens.
La question des Rom est une question fort simple: voici une population qui vit misérablement dans son pays, et qui a une longue tradition de mobilité. Elle a donc tendance à se déplacer vers les pays plus riches, où elle survit sur une logique de prédation. La population de ces pays, qui vit de son travail, n'est pas d'accord pour accueillir chez elle des prédateurs (1). Et que nous proposent les bonnes âmes de la bienpensance ? Deux types de mesures: d'un côté, de créer des "villages d'insertion", au prix estimé de 27.000 € par famille. Et d'un autre côté, d'ouvrir aux Rom la possibilité de travailler légalement en France. La première mesure n'est qu'une formalisation administrative du régime de la prédation, la seconde revient à introduire une offre de travail supplémentaire dans le segment des travailleurs peu qualifiés qui est dejà celui où le chômage est le plus fort. Il est illusoire de croire que cette population pourra trouver du travail sauf à "casser les prix" en acceptant des salaires inférieurs à la norme actuelle. Et la combinaison des deux mesures ne peut qu'avoir un effet évident, celle d'attirer encore plus de Roms vers notre pays, augmentant du coup le coût des dispositifs. Est-ce vraiment raisonnable ?
La question des Rom, comme beaucoup de questions liées à l'immigration économique, n'a pas de solution satisfaisante. Quelque soit la position éthique qu'on puisse prendre, dans le monde réel on ne peut demander raisonnablement au contribuable français de combler toute la misère du monde. A partir de là, on se trouve dans une impasse: toute mesure qui améliore le sort des Roms en France encourage d'autres à venir. Et le réservoir est inépuisable. La seule politique rationnelle est donc non seulement de combattre l'installation des Roms, mais d'afficher publiquement et sans ambiguïté ce combat pour dissuader ceux qui pourraient être tentés de venir. C'est exactement ce que fait Manuel Valls, et qui lui est amèrement reproché par toutes sortes d'associations caritatives qui soulignent, à juste titre, que l'on ne fait que continuer la politique de Sarkozy. Ce que ces gens ne veulent pas comprendre, c'est que si l'on continue la politique de Sarkozy - qui fut aussi celle de Chirac, Mitterrand, Giscard, Pompidou, De Gaulle... et ainsi jusqu'à Napoléon Ier - c'est parce que personne n'a été foutue d'inventer une politique qui soit en même temps plus humaine et réaliste.
L'affaire d'Amiens est encore plus révélatrice du poids de la bienpensance dans ces questions. Que s'est-il passé à Amiens ? Le décor: un quartier défavorisé, siège depuis des années de toutes sortes de trafics, et que les habitants considèrent "territoire libéré" de la police. Le 13 août dernier, la tension explose en émeute: quelques dizaines de jeunes affrontent les forces de l'ordre, une quinzaine de policiers sont blessés par des tirs de chevrotine et de jets de pierre, une école maternelle et un gymnase sont incendiés par les émeutiers.
Jusque là, les faits. Mais regardons comment ils sont décrits par cette grande voix de la bienpensance de gauche qu'est "Le Monde". Dans son édition du 15 août, il y consacre une page. Voici ce qu'on peut lire:
Le quartier est en ébullition depuis le début du mois d'août. Mais la situation s'est brutalement dégradée après des incidents survenus lors d'un repas de deuil organisé dimanche par la famille de Nadir, 20 ans, mort jeudi 9 août dans un accident de moto. Assise dans le salon familial, la soeur de Nadir, Sabrina, 22 ans, raconte comment cette cérémonie a été troublée par les forces de l'ordre : " Nous étions tous réunis sur la terrasse de la maison de ma grand-mère lorsque les CRS sont arrivés. Tout l'après-midi, ils rôdaient ici, mais nous n'avons pas fait attention à eux. "
Les policiers contrôlaient un jeune homme qui conduisait en sens interdit. " Le contrôle a été très agressif. Mon père et mon oncle sont sortis pour leur demander de partir et de respecter notre deuil. Puis ça a dégénéré, la brigade anticriminalité nous a gazés avec des bombes lacrymogènes alors qu'il y avait des femmes et des enfants. "
On retrouve donc la vieille antienne justificatrice: s'il y a des émeutes, c'est la faute de la police. Mais approfondissons un peu. Un jeune, Nadir, est mort dans un accident de moto. La famille organise un repas de deuil. A côté, un jeune conduit en sens interdit. Un acte dangereux, qui peut provoquer un accident grave et même lui coûter la vie. Comme à leur propre fils. Et pourtant, le père et l'oncle de la victime sortent pour s'opposer au contrôle. Cela vous paraît-il raisonnable ? Si vous aviez perdu un enfant dans un accident, et vous voyez les policiers contrôler d'autres jeunes pour empêcher qu'un tel accident se reproduise, iriez-vous leur dire d'arrêter ? Ne seriez-vous pas au contraire tenté de les en féliciter ?
La mère de Nadir a une formule encore plus étrange: " Avec les gendarmes mobiles, tout se passait très bien. Ce soir-là il n'y avait pas lieu de faire un contrôle. Ils sont venus nous provoquer comme des cow-boys. ". En d'autres termes, contrôler un conducteur qui conduit en sens interdit est une "provocation de cow-boys". Elle, qui a perdu un fils dans un accident de la circulation, se considère "provoquée" lorsque les policiers essayent de prévenir de tels accidents. On est en plein délire.
En fait, si ces discours sont contradictoires, c'est parce qu'ils sont construits ad hoc et correspondent à ce que le journaliste veut entendre. C'est d'ailleurs pourquoi, émeute après émeute, on retrouve avec quelques petites variations le même discours à chaque fois, qui peut se résumer par "c'est la faute à la police qui ne nous respecte pas". Un discours clairement contredit par les faits: si c'est la faute à la police, et seulement la sienne, pourquoi alors incendier des écoles, des bibliothèques, des gymnases et autres équipements publics ?
Lisons encore le journaliste de "Le Monde", qui donne une première réponse: "Nawel, une amie de la famille qui " considérait Nadir comme son fils ", est consternée par les scènes de violence : " Ceux qui ont brûlé la salle de musculation ce ne sont pas nos jeunes. Ils y sont tous abonnés car il n'y a rien d'autre pour eux. "
Mais alors, quel rapport avec le contrôle le soir du deuil ? Pourquoi des jeunes venant d'ailleurs se seraient greffés sur une dispute entre la police et une famille d'un quartier qui n'est pas
le leur ? Le journaliste fournit une explication intéressante:
Les jeunes des quartiers alentours se sont greffés aux affrontements. Amiens-Nord est régulièrement sujet à des pics de tension. En octobre 2010, une dizaine d'habitants avaient caillassé les policiers pendant une nuit, sans raison précise, ou connue. Un an plus tôt, en mai 2009, ce même quartier avait déjà été le théâtre de violences après la mort d'un jeune motard pourchassé par la police. En février, une voiture de la police municipale a été incendiée, puis un second véhicule a subi le même traitement, et une quinzaine d'habitants du quartier ont affronté les policiers à coup de projectiles.
Eh oui. Une fois qu'on sort du récit angélique de la famille en deuil injustement harcelée par la police, on retombe sur les fondamentaux: la raison, la véritable raison des affrontements, c'est une querelle pour les territoires. Les habitants du quartier mais aussi ceux qui viennent d'ailleurs et y font leur "bizness" ne veulent pas que la police "rôde" dans leur territoire. On a laissé s'installer dans les quartiers toute une économie souterraine, faite bien entendu de commerce de drogue, mais aussi de trafics en tout genre: voitures et deux-roues volés, écrans plats "tombés d'un camion", faux papiers, utilisation de chéquiers volés, fraudes à la sécurité sociale, aux allocations familiales... Cette économie fait vivre de nombreux habitants. Comment dans ces conditions espérer que ceux-ci voient les interventions de la police d'un bon oeil ?
Dans la gauche bienpensante - et cela inclut la gauche radicale... - il est article de dogme que les habitants des quartiers sensibles veulent le retour de l'Etat dans leur territoire. Pour y vivre, je peux vous dire que ce n'est pas le cas. Les habitants sont bien plus ambigus dans leur vision: d'un côté, ils voudraient voir revenir l'ordre, la sécurité et les services publics. D'un autre côté, ils se rendent parfaitement compte que le retour de l'ordre et la sécurité implique la fin d'un certain nombre de juteux trafics dont tout le monde bénéficie peu ou prou. Alors la police, oui... à condition qu'elle ne contrôle pas les gens. Que les gens concernés soient ambigus, on peut le comprendre. Ce qui par contre est plus détestable est que la gauche alimente cette ambiguité avec un double discours. Il faut arrêter ce jeu de dupes et admettre que le contrôle est le prix que nous payons pour notre sécurité: je préfère mille fois que la police arrête mon fils s'il roule sans casque plutôt que d'aller le récupérer à la morgue après un accident. Et imaginer que des parents qui ont perdu un enfant dans un accident puissent être véritablement offensés ou provoqués par un contrôle de police routière, c'est se chercher un faux prétexte pour se déclarer offensé.
Que ces émeutes soient arrivés juste après que le ministre de l'intérieur ait annoncé que le quartier était "zone prioritaire" n'est pas de ce point de vue anodin. Les tenants de l'économie souterraine sont inquiets, et le font savoir. Et on sait que la gauche bienpensante fera pression pour continuer la politique qui a si bien réussi ces trente dernières années: laisser le territoire aux "grands frères" et leurs trafics en échange de la paix sociale. Si Manuel Valls devait reculer maintenant, c'en serait fini avant bien longtemps de toute tentative de reconquête républicaine de ces territoires. C'est pourquoi, quelque soient les crieries pleurnichardes de la gauche bienpensante, il faut le soutenir.
PS: Les partis de la "gauche radicale" ne se sont guère exprimés sur ces sujets. Il est vrai que, comme disait mon grand-père, la révolution est fermée pour congés d'été...
Descartes
(1) Le fait que les gens soient pauvres ne les empêche pas d'être prédateurs. La différence entre une économie de production et une économie de prédation est que l'économie de production est fondée sur la production de valeur par le travail, et l'économie de prédation est fondée sur la soustraction de valeur à celui qui la produit. Le vol, la mendicité sont des activités prédatrices.
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