Avez-vous vu « Le prix à payer » ? Voilà la question que toute la planète média se pose. Le film a eu droit à des chroniques dithyrambiques dans la plupart de médias, que ce soit dans la presse écrite ou sur les ondes de la radio nationale ou sur ARTE. Le propos du documentaire est de montrer les mécanismes qui permettent aux entreprises et aux particuliers d’échapper à l’impôt en domiciliant fiscalement leurs bénéfices dans des pays convenablement choisis et où la taxation des bénéfices est particulièrement faible. Et cela en toute légalité. C’est ce qu’on appelle « l’optimisation fiscale » (1). On pourrait d’ailleurs se demander si les dirigeants et administrateurs de société qui refuseraient d’avoir recours à ces manipulations – j’insiste, tout à fait légales – ne pourraient être civilement et pénalement poursuivies. Car un dirigeant d’entreprise est censé prendre des décisions conformes à l’intérêt de l’entreprise, et on ne peut soutenir que l’intérêt de l’entreprise de payer plus d’impôts. Dès lors qu’il existe un moyen légal de ne pas en payer, le dirigeant qui continue à le faire commet une faute de gestion, peut-être même un abus de bien sociaux…
Tout cela est parfaitement légal. Finie l’époque où cela passait par les valises de billets ou de lingots d’or transportés par des moyens plus ou moins rocambolesques – comme celui employé par le personnage joué par Louis de Funes dans « Le Corniaud ». Tout ça appartient à une époque révolue, celle où les Etats européens étaient maîtres de leurs monnaies et de leurs frontières. Depuis, la « libre circulation des capitaux » et la « liberté d’établissement » sont devenues respectivement le onzième et douzième commandements, et tout est devenu tellement plus simple… et tellement plus légal. La logique de « l’optimisation » fiscale est toujours la même : dans la mesure où ce qui est taxé est une assiette donnée – les bénéfices, par exemple – il s’agit de jouer sur la comptabilité de manière à ce que les bénéfices apparaissent au bon endroit, c'est-à-dire, dans la juridiction fiscale du pays ou l’impôt sur le bénéfice est plus faible.
Comment faire ça ? Essayons de le voir sur un exemple très simple (2). Imaginons que je sois l’heureux propriétaire de l’a baraque à frites « Chez tonton Descartes », « CTD » pour faire court. Ma société possède du capital fixe (une superbe friteuse, un peu de vaisselle, un local) dont l’amortissement me coûte 1000 € par mois. Elle achète des pommes de terre, de l’huile, du gaz et de l’électricité et des petites cagettes en plastique fièrement étiquettées à mon effigie pour, disons, pour 5000 € par mois, paye des salaires pour 2000 € par mois, et vend des frites dans les cagettes en question à ses clients pour 9000 € par mois. Cela me laisse un bénéfice de 1000€ par mois, sur lesquels je paye l’impôt sur les bénéfices des sociétés en France, à 34%.
Maintenant, « optimisons ». D’abord, je choisis un autre pays, au hasard, au Luxembourg, ou le taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés est beaucoup plus faible. Si ma baraque à frites est assez grande, je peux d’ailleurs en parler au ministre pour lui expliquer combien il serait intéressant pour lui que je vienne payer l’impot, même faible, au Luxembourg plutôt qu’aller aux Caïman ou aux Iles Vierges… Cela permet d’obtenir une ristourne. Mais ristourne ou pas, je peux toujours créer une société au Luxembourg, que j’appellerai « Tonton Descartes Inc. ». A cette entreprise, je transfère ma friteuse, ma vaisselle, mon local et la « marque ». Ensuite, les deux entreprises signeront un contrat par lequel « Tonton Descartes inc. », société de droit luxembourgeois, louera à « Chez Tonton Descartes », société de droit français, les locaux, la vaisselle et la friteuse pour la somme royale de 1000 € par mois. En plus, « Chez Tonton Descartes » paiera un royaltie de 1000€ par mois pour l’usage de la « marque ».
Refaisons maintenant les comptes de la société « Chez Tonton Descartes ». Dans la colonne « dépenses » nous n’avons plus d’amortissement, mais nous avons maintenant le loyer de 1000€ par mois, j’achète toujours autant de fournitures (5000 € par mois), je paye toujours autant de salaires (2000 € par mois) et j’ai en plus le royaltie sur la marque (1000 € par mois) soit une dépense totale de 9.000 € par mois pour des ventes inchangées à 9000 € par mois. Je ne paye donc pas un sou d’impôt sur les bénéfices en France. Par contre, si je fais les comptes de la « Tonton Descartes Inc. », j’observe que la société encaisse chaque mois 1000 € de loyers et 1000 € de royalties. Comme dépense, elle n’a que l’amortissement du capital soit 1000 €. On retrouve donc un bénéfice de 1000 €, ce qui est rassurant, puisque « rien ne se perd, rien ne se crée ». Mais ce bénéfice apparaît non pas dans la société de droit français, mais dans la société de droit luxembourgeois. Et il sera donc imposé selon les règles luxembourgeoises, c'est-à-dire, beaucoup moins.
Dans cette affaire, qui sont les gagnants ? Moi, bien entendu, qui économise sur l’impôt. Mais il y a aussi l’état luxembourgeois, qui dans la première hypothèse ne touchait pas un sou, et dans la seconde touche un petit quelque chose. C’est pourquoi il y a une communauté d’intérêts entre le paradis fiscal et « l’optimiseur ». C’est cette communauté d’intérêts qui explique que le système se perpétue. Chaque pays a en fait intérêt à réduire les impôts au dessous de la fiscalité de ses voisins, pour attirer les entreprises. En même temps, réduire les impôts c’est réduire les ressources financières de l’Etat. Cela explique pourquoi plus un pays est petit, plus il peut se permettre d’avoir une fiscalité « accueillante » : pour les Iles Vierges, avoir 0,05% des bénéfices de Google est largement suffisant pour financer les dépenses publiques.
Ce que j’explique ici, les gens qui nous gouvernent le savent depuis longtemps. Ils ont même été les créateurs du système qui permet aux grandes entreprises et aux citoyens fortunés d’esquiver l’impôt et de le faire, j’insiste, en toute légalité. Car il ne vous a pas échappé que si le système décrit plus haut repose totalement sur la liberté d’établissement – qui me permet de créer « Tonton Descartes Inc. » au Luxembourg sans que l’Etat français puisse s’y opposer – et la liberté de circulation des capitaux – qui me permet de transférer librement loyers et redevances entre la France et le Luxembourg. Comment ceux qui ont élevé ces libertés au rang de droits fondamentaux pourraient ignorer leurs effets ? On est ici devant un secret de polichinelle. Y a-t-il encore sur cette terre quelqu’un d’assez naïf pour croire que les géants comme Google ou Total sont prêts, pour des raisons qui relèvent de l’éthique ou de la morale, à payer de lourds impôts en France alors qu’ils peuvent tout à fait légalement payer des clopinettes ailleurs ? Pourquoi le feraient-ils ? Par souci de l’intérêt général ? Alors que depuis trois décennies on a fait tout ce qu’il fallait pour rendre l’optimisation fiscale possible, peut on imaginer que ces gens sortis souvent des meilleures écoles et nourris de saines lectures découvrent tout à coup l’étendue des dégâts ?
Le comble des combles est bien entendu ce Jean-Claude Juncker, hier premier ministre d’un pays qu’il a contribué à transformer en paradis fiscal, n’hésitant pas à conclure des accords secrets pour attirer les entreprises chez lui au préjudice de ses voisins, et aujourd’hui – juré, craché – lutteur convaincu et infatigable contre l’optimisation fiscale. Une contradiction qui ne semble gêner personne parmi nos bienpensants, au point qu’un tel pedigree est jugé parfaitement compatible avec la présidence de la commission européenne. Ce qui devrait remettre à leur juste place toutes les belles déclarations sur la lutte contre les paradis fiscaux. Croire que la Commission Juncker fera ce qu’il faut pour en finir avec « l’optimisation fiscale » revient à donner à nommer Herodes ministre de la petite enfance.
Reste à comprendre pourquoi nos élites politico-médiatique découvrent aujourd’hui ce qui est su et connu depuis deux décennies. Quand ces pseudo-élites font mine de découvrir le fil à couper le beurre, je suis instinctivement méfiant. Pourquoi le font-ils, et pourquoi maintenant ? Est-ce parce que les « classes moyennes » ont découvert que la globalisation transfère sur elles une bonne partie de la charge fiscale naguère supportée par la bourgeoisie ? Si c’était le cas, ce serait une première fissure dans le « pacte » entre la bourgeoisie et les classes moyennes…
Descartes
(1) Coïncidence ? La même semaine, nos journaux consacrent des pages entières à l’affaire HSBC – « Le Monde » bat sur cette affaire tous les records, consacrant une sorte de « numéro spécial » à l’affaire – ou une banque d’affaires a permis à des particuliers d’échapper à l’impôt, dans des conditions il est vrai beaucoup moins légales.
(2) Bien entendu, je ne prétends pas être exhaustif. Je ne fais que présenter le mécanisme le plus simple pour montrer la technique du « transfert » du bénéfice. Dans le monde réel, il existe toute une panoplie de moyens – légaux, j’insiste – pour aboutir au même résultat et sur une échelle bien plus grande.
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