Machiavel le disait déjà, il y a deux manières de gouverner les hommes : par la séduction et par la peur. Dans « le Prince », il écrit que le prince doit être aimé et craint, mais que s’il doit choisir, il lui faut choisir la crainte. Ce que le diplomate florentin ne pouvait pas prévoir, c’est que la peur peut prendre plusieurs formes. Aujourd’hui, nos princes ne sont plus craints – lorsqu’on pense au couple Hollande/Ayrault, le mot « crainte » n’est pas celui qui nous vient en premier à l’esprit – mais ils nous gouvernent quand même par la peur. La peur des calamités dont on remplit notre imagination et dont ils sont, bien entendus, les seuls à pouvoir nous protéger.
Au fur et à mesure que nos gouvernements ont perdu tout espoir de séduire le citoyen par leur action, ils ont eu de plus en plus besoin d’épouvantails pour justifier leurs politiques. La mise en scène du Front National en général et Jean-Marie Le Pen en particulier en tant que « diables de confort » du pouvoir mitterrandien coïncide avec la fin de la période « idéaliste » du gouvernement de la gauche et du « tournant » austéritaire et européen de 1983. Et ce n’est pas tout à fait une coïncidence. Le pouvoir socialiste qui avait préféré « changer d’avis » plutôt que de « changer la vie » avait besoin pour être légitimé d’un épouvantail. Et d’un épouvantail qui fasse peur. C’est pourquoi, on a eu droit à toute la rhétorique bienpensante qui nous présentait une France au bord de la guerre civile, avec des hordes de crânes rasés qui n’attendaient que le signal pour mettre en place une dictature fasciste.
Mais les diables s’usent. Après trente ans de discours apocalyptiques, le Front National peut compter sur les voix d’un français sur six aux élections présidentielles, et bénéficie d’une implantation locale beaucoup plus importante dans certaines régions. Sans que pour autant le fascisme se soit imposé dans notre beau pays et les hordes de crânes rasés n’organisent leurs concerts à l’Opéra. Il faut donc trouver autre chose. Et l’autre chose, ces jours-ci, c’est Dieudonné. Ce qui est d’ailleurs triste lorsqu’on se souvient que la grandeur d’un homme se mesure souvent aux adversaires qu’il se choisit. De Gaulle eut comme « diables de confort » dans le désordre Vichy, le PCF, les américains, les militaires félons et l’OAS. Mitterrand, plus modestement, eut De Gaulle, le PCF puis Le Pen. Valls et Hollande en sont réduits à chercher à redorer leur blason en poursuivant un humoriste. Au delà des dérives paranoïaques du personnage, au delà de ses déblatérations antisémites – que la justice a plusieurs fois condamné d’ailleurs – on aura du mal à démontrer que Dieudonné est aujourd’hui une menace pour l’ordre public et le fonctionnement des institutions républicaines au point de mériter que les plus hautes autorités de l’Etat doivent s’en occuper personnellement. Valls ferait bien de réflechir à la maxime romaine : « de minimis non curat praetor » (« le Préteur ne s’occupe pas des affaires mineures »). Il faut que nos ministres soient devenus bien petits pour qu’ils voient en Dieudonné un « diable » à leur taille.
Car si l’on veut vivre dans une société libre, il faut rappeler que l’Etat n’a pas à juger des goûts et des couleurs. Il lui appartient d’interdire les spectacles qui peuvent menacer l’ordre public ou créer un danger. Pas ceux qui dérangent ou choquent ceux qui veulent bien être choqués et payent pour l’être. Personne n’est obligé d’aller voir ses spectacles. Ceux qui y vont sont des adultes qui payent une entrée pour les voir. Au nom de quoi l’Etat leur interdirait ? Comparez sans aller plus loin avec l’action des Femen qui ont perturbé le culte catholique à la Madeleine la nuit de Noël. Pourquoi la bienpensance tolère aussi facilement ce genre de provocation – la sortie des Femen n’a donné lieu à aucune procédure, malgré les plaintes déposées – alors qu’elle vomit les délires d’un comique qui n’est visible que par ceux qui sont disposés à payer l’entrée pour le voir ?
L’affaire Dieudonné est intéressante parce qu’elle met en lumière toutes les ambiguïtés de la bienpensance française. Ce que je trouve le plus remarquable, c’est que dans un paysage médiatique où le discours ethnique et communautaire est omniprésent et où l’on ne perd pas une occasion de souligner la participation – ou la non-participation – des personnages « issus de la diversité » ou de telle ou telle « minorité visible » à la vie publique, on omet soigneusement toute allusion à ces questions lorsqu’on parle de Dieudonné . Pourtant, son parcours a de quoi faire de lui une véritable icône de la « diversité » : né d’un mère bretonne « de souche » et d’un père camerounais, Dieudonné M’Bala M’Bala grandit dans la banlieue parisienne, où il se lie d’amitié avec un petit fils d’immigrés marocains, Elie Sémhoun. C’est avec lui qu’il débutera sur les planches en 1990 dans un duo comique, « Elie et Dieudonné », dont les sketchs, qui portent souvent sur le racisme, les conflits religieux ou la misère des banlieues, sont parfaitement conformes aux canons de la bienpensance de l’époque. Et si le duo se sépare en 1997 à cause de différends professionnels et financiers, Dieudonné continue dans cette veine « politiquement correcte » : outre ses spectacles d’humoriste en solo, il enregistre en 1998 avec le groupe Zebda la chanson « je crois que ça va pas être possible » - qui deviendra une sorte d’hymne de campagne dans beaucoup de meetings des jeunesses des partis de gauche. En 2000, il enregistre avec Gad Elmaleh – autre caution « politiquement correcte » - la chanson « j’ai la haine », et en 2003 il enregistre encore avec Zebda le clip de la chanson « l’erreur est humaine ». Et il a d’autres références : dans un article élogieux du Nouvel Observateur de novembre 1997 publié sous le titre « un métisse pas maté », on apprend que Dieudonné est un « métisse » comme le public du Nouvelobs les aime : un métis qui qualifie le Front National de « cancer », soutient l’action du DAL, se prononce pour régularisation des sans-papiers et pour le droit de vote pour les immigrés. Bien sur, à la distance cet article semble ironique… au point qu’il est introuvable sur le site de l’hebdomadaire.
Comment un personnage aussi conforme aux canons politiquement corrects de la « diversité » est devenu l’ennemi public numéro un ? Et bien, là encore l’affaire Dieudonné illustre les dangers du communautarisme ethnique et de son corrélat, la « compétition des mémoires » dans le débat politique. Au début des années 2000, le sujet de l’esclavage des noirs devient le sujet à la mode chez les bienpensants. Dieudonné reprend ce thème, dont il souhaite faire un film. L’échec de ce projet, qu’il a attribue à un « lobby juif » influent dans le domaine des médias, le conduit à un discours qui met de plus en plus la compétition de la « mémoire de la Shoah » avec la « mémoire de l’esclavage ». Et à partir de là, c’est le grand dérapage, l’enfermement dans un discours de la provocation qui, comme la bicyclette, ne reste en équilibre qu’a condition d’avancer toujours plus loin, l’association avec des personnages de plus en plus troubles, comme le négationniste Faurisson, ou les contacts avec des « grands de ce monde » fort peu regardants sur leurs soutiens, comme le président iranien Amahdinedjad ou le vénézuélien Hugo Chavez.
Il faut dire que dans le contexte de « victimisme » généralisé ou nous vivons, dans lequel les organisations sionistes exercent un terrorisme intellectuel permanent, ou la référence à la Shoah est utilisée pour faire taire toute critique de la politique israélienne, contester la prééminence du génocide des juifs est la seule manière d’exister. La loi Taubira qui reconnaît la traite négrière comme un « crime contre l’humanité » (et donc à égalité avec la Shoah) est un témoignage de cette dérive qui s’est enrichie depuis de plusieurs tentatives de « lois mémorielles ». Or, peut-on contester la prééminence du génocide des juifs sur tous les autres sans être qualifié d’antisémite ? Difficile, si l’on considère que les gardiens du temple sioniste veillent. Une fois ce Rubicon franchi, un homme n’a plus d’amis chez les bienpensants, et il ne lui reste plus comme amis que les reprouvés aux parcours plus ou moins douteux. On peut comprendre que pour une personnalité fragile et portée sur la paranoïa, cela ne peut qu’approfondir la dérive.
Mais si comprendre les raisons de la dérive personnelle de Dieudonné est intéressant, il est encore plus intéressant d’essayer de cerner son public. Car malgré l’odeur de souffre qui se dégage de sa personne, malgré la diabolisation dont il fait l’objet dans les médias et les publications bienpensantes, Dieudonné continue à attirer du monde dans ses spectacles. Il joue même à guichets fermés. Là encore, nos commentateurs férus de « diversité » oublient en général de signaler combien ce public est métissé. Pour Julie Jolie, journaliste à l’Express, ce public est « cosmopolite, mêlant habitants du quartier et lointains banlieusards, jeunes couples enlacés, Blacks-Blancs-Beurs en survêt, copines sur leur trente et un, retraités en keffieh et crânes rasés en bombers ». En d’autres termes, l’image parfaite de la France « métissée » telle que la conçoivent ses thuriféraires.
En fait, ce qui gêne le plus les bienpensants chez Dieudonné, ce n’est pas tellement qu’il ait transgressé le tabou de l’antisémitisme. Il ne manque pas dans notre pays des antisémites convaincus qui font régulièrement des conférences sans que personne ne s’intéresse à eux. Ce qui fait la différence chez Dieudonné, c’est qu’il transgresse un tabou encore plus profond, plus constitutif de la pensée de la gauche post-moderne : celui qui consiste à croire que les « minorités opprimés » sont par essence du bon côté. Qu’il ne saurait y avoir des noirs racistes, des homosexuels nazis, des femmes antisémites. Que le fait d’avoir « souffert », d’avoir été « opprimé » est un vaccin infaillible contre les démons du racisme, du sexisme, du fascisme. Dieudonné prend les bienpensants à leur propre jeu, les met devant leurs propres contradictions, en leur disant « je suis noir, je suis antilibéral, je défends les sans-papiers… et je suis antisémite ». Qualifier Dieudonné de personnage d’extrême droite est un abus : il n’y a chez lui aucune adhésion aux valeurs traditionnels de l’extrême droite. Ni le Travail, ni la Famille, ni encore moins la Patrie ne font partie de son credo. Et ne parlons même pas de la religion, que Dieudonné ridiculise souvent dans ses spectacles. Dieudonné est beaucoup plus proche idéologiquement de l’extrême gauche que de l’extrême droite. Car on peut être – et les exemples ne sont pas si rares que cela – antisémite à l’extrême gauche, où l’on confond quelquefois « lobby juif » et « finance internationale ». Enlevez à Dieudonné son antisémitisme, remplacez ses allusions aux « juifs » et au « lobby juif » par « finance » et « marchés financiers », et vous retrouverez le discours de l’extrême gauche paranoïaque. Mais voilà, il est noir, antilibéral, « sociétal »… et antisémite. Pas étonnant qu’il en déstabilise plus d’un au « Nouvel Observateur »…
Alors, il faut raison garder. Plus que chercher à interdire les spectacles d’un amuseur de troisième ordre ou de faire un scandale parce qu’un jouer de foot fait un « geste » dont la signification n’est pas très claire – et que chacun est libre d’interpréter comme il le veut – on ferait mieux de se demander ce que cette affaire nous apprend sur notre société.
Elle nous apprend le danger qu’il y a à encourager chez les gens une vision paranoïaque du monde. Qu’on rejette toutes les fautes du monde sur les juifs comme le fait Dieudonné, sur la CIA comme le fait Meyssan, sur « la finance » comme le fait Mélenchon ou sur le lobby nucléaro-industriel comme le font les écologistes ne change pas substantiellement le problème. Le problème est que toute réflexion politique nécessite qu’on soit convaincu que nous avons dans une certaine mesure quelque contrôle sur ce qui nous arrive. Imaginer que nous sommes les jouets d’un Autre qui tire les ficelles ne peut aboutir qu’à la chasse aux boucs émissaires.
Elle nous apprend aussi que la fragmentation de la société en « communautés » aux mémoires concurrentes favorise toutes les dérives, chaque communauté ayant intérêt à nier les souffrances des autres pour mieux mettre en valeur les siennes. Il est l’heure de rappeler que la souffrance – et encore moins la souffrance des générations disparues - ne donne pas des droits dont hériteraient les générations suivantes. Qu’on ne peut se « repentir », ou « réparer » les effets, que des actes dont on est soi même l’auteur.
Elle nous apprend enfin combien une génération qui n’a ni les références d’un « roman national » ni la culture historique qui lui permettrait de replacer le discours qu’elle entend dans un contexte et en tirer les conséquences est en danger. Le « roman national » et la culture historique – qui pour moi ne sont pas concurrents, mais complémentaires - restent les meilleurs vaccins contre la vision paranoïaque d’un monde dont un Autre – la synarchie, les juifs, les maçons, les banques, les martiens - tirent les ficelles, tout simplement parce que tant le « roman national » comme l’histoire nous enseignent au contraire que les hommes sont acteurs et non victimes, et que le discours paranoïaque a toujours été celui des manipulateurs.
Alors, de grâce, laissons Dieudonné est ses admirateurs à leurs petits jeux. Ce n’est pas d’eux que vient le véritable danger, celui qui mérite l’attention des plus hauts personnages de l’Etat. Et ne nous laissons pas abuser par le battage de ceux qui chargent Dieudonné sabre au clair pour occulter leur incapacité à s’attaquer aux vrais problèmes.
Comme cet article sera sans doute le dernier de l'année, je profite pour souhaiter à tous mes lecteurs une excellente fête et une année 2014 heureuse, paisible et prospère. Et j'espère vous revoir l'année prochaine toujours aussi réactifs !
Descartes
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