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Lorsqu’il y a un an il a fallu choisir entre le mauvais et le pire dans le deuxième tour de l'élection présidentielle, plusieurs amis qui avaient choisi de voter Hollande m'expliquaient que bien entendu les deux candidats étaient équivalents en matière économique, sociale, institutionnelle, et que pour ce qui concerne ces questions, c'était indifférent d'élire l'un ou l'autre. Mais qu'il y avait un domaine dans lequel "la gauche n'est pas équivalente à la droite" et c'est celui de l'éducation et de la culture. On pouvait faire confiance à Hollande pour défendre la Princesse de Clèves. Et bien, mes amis se trompaient sur les deux plans. Sur le plan économique, social et institutionnel la politique de Hollande n'est pas équivalente à celle de Sarkozy, elle est pire. Et sur le plan de l'éducation et de la culture, la Princesse de Clèves risque dans les mains de Hollande un sort qui n'est guère plus enviable que celui qu'elle a subi des mains de son prédécesseur.
Je fais bien entendu référence au projet de loi relatif à l'enseignement supérieur et la recherche, et notamment à l'article 2 du projet qui modifie l'article L 121-3 du code de l'éducation. Il n'est pas inutile de reproduire in extenso cet article tel qu'il serait si le projet de loi était voté dans l'état:
Art L 121-2:
I. - La maîtrise de la langue française et la connaissance de deux autres langues font partie des objectifs fondamentaux de l'enseignement.
II. - La langue de l'enseignement, des examens et concours, ainsi que des thèses et mémoires dans les établissements publics et privés d'enseignement est le français, sauf exceptions justifiées par les nécessités de l'enseignement des langues et cultures régionales ou étrangères, ou lorsque les enseignants sont des professeurs associés ou invités étrangers.
Des exceptions peuvent également être justifiées par la nature de certains enseignements lorsque ceux-ci sont dispensés pour la mise en œuvre d’un accord avec une institution étrangère ou internationale tel que prévu à l’article L. 123-7 ou dans le cadre d’un programme européen.
Les écoles étrangères ou spécialement ouvertes pour accueillir des élèves de nationalité étrangère, ainsi que les établissements dispensant un enseignement à caractère international, ne sont pas soumis à cette obligation.
On le voit donc, demain il sera possible dans une université française de dispenser des enseignements en langue étrangère. Et non seulement cela: on pourra aussi faire passer des examens et des concours, des thèses et des mémoires en langue étrangère. Il suffira pour cela que les enseignements soient mis en œuvre dans le cadre d'un accord avec une institution étrangère ou internationale ou dans le cadre d'un programme européen. Il suffira donc pour une institution, publique ou privée, de signer une convention bidon avec une quelconque université étrangère pour pouvoir allègrement s'affranchir de la règle qui impose le français comme langue d'enseignement.
L'affaire est intéressante parce qu'elle illustre à la perfection la vision dominante qu'on a aujourd'hui de l'université. Naguère, celle-ci était un lieu de formation intellectuelle intégrale, transmettant autant une méthodologie de travail qu'un savoir universel et la culture qui va avec. Dans cette université "universaliste" que le monde nous enviait, on enseignait plus que l'histoire, les mathématiques ou le marketing, on enseignait à penser. Et c'était à l'institution, c'est à dire à l'ensemble des maîtres qui avaient atteint le plus haut degré dans leur discipline de décider ce qu'un étudiant devait apprendre pour mériter son diplôme. Et on apprenait la langue de ces maîtres non pas que ce fut une obligation, mais pour profiter au mieux de leur enseignement.
Aujourd'hui, cette vision est remplacée par une conception consumériste de l'enseignement supérieur, dans laquelle les institutions ne font que fournir un service à des clients. Et comme le dit le célèbre adage commercial, "le client est roi". Ce n'est donc plus à l'institution de définir ce que l'étudiant doit apprendre, mais au contraire c'est le "client" qui définit ses attentes auxquelles l’institution doit s'adapter, sous peine de voir les étudiants aller ailleurs.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Dès lors que le but de la réflexion des dirigeants universitaires n'est plus comment former les penseurs dont le pays a besoin mais comment attirer le plus possible d'étudiants prêts à payer leurs études, les cursus universitaires ne peuvent que se ressentir. Et tout y passera: aujourd'hui, on "adapte" la langue dans laquelle les cours sont dispenses, demain on "adaptera" le niveau d'exigence aux examens - vous comprenez, si nos examinateurs sont trop durs, les chinois préféreront aller aux Etats-Unis - et après-demain on vendra les diplômes, comme certaines universités ont commencé à le faire. Et tout cela, nous explique-t-on, sous prétexte d'attirer chez nous des étudiants étrangers qui demain contribueront dans leur pays au rayonnement de la France. A quel rayonnement pourraient-il contribuer après avoir suivi des cursus où l'on aura justement effacé tout ce qui pourrait être un peu trop "français" ?
Il n'est pas nécessaire d'être grand prêtre pour détecter qui est derrière cet article de loi: il s'agit du lobby des "businessmen de l'enseignement", dirigeants d'institutions publiques ou privées qui ont compris que l'enseignement supérieur peut être une bonne affaire à condition d'attirer les publics qui peuvent payer et qui sont prêts à le faire. C'est à dire, les riches étrangers. Car on ne peut compter sur le marché intérieur: la France dispose - pour combien de temps - d'un système d'enseignement supérieur gratuit de bonne qualité, et les français qui ont les moyens ne sont donc pas prêts à s'endetter - comme le font les américains ou les britanniques - pour envoyer leurs rejetons dans des institutions d'enseignement supérieur payantes qui n'offrent guère une plus-value évidente. Qui plus est, le principe de gratuité de l'enseignement empêche les institutions publiques, même les plus prestigieuses, de monnayer leurs prestations au delà d'une certaine limite - même si l'on assiste de plus en plus à une marchandisation de l'enseignement via des statuts bâtards comme celui de l'université de Paris-Dauphine et ses mastères à plusieurs milliers d'euros. Mais il y a une clientèle étrangère avide de formations de qualité et qui est, elle, prête à payer sans protester. Il s'agit donc de lui dérouler le tapis rouge et surtout pas de lui demander des efforts comme, par exemple, l'apprentissage de la langue française.
A long terme, cette stratégie est suicidaire. Il ne faut pas oublier que si le diplôme a de la valeur, c'est précisément parce qu'il certifie l'acquisition d'un certain nombre de connaissances à un haut niveau. Le jour où les diplômes seront "aménagés" pour que n'importe quel étranger payant quelques dizaines de milliers d'euros puisse le décrocher sans effort, ils n'auront plus aucune valeur et les étudiants de valeur, ceux qui demain pourraient porter dans le monde le rayonnement de la France, s'en détourneront. Il ne nous restera que les fils à papa qui n'ont pas envie de bosser. Et encore...
On a par ailleurs critiqué le texte de la loi comme ouvrant notre université à la langue anglaise. Cette argumentation manque sa cible: si cet projet devenait loi, nous verrions dans nos universités des cours dispensés non pas en anglais - puisque seule une infime minorité de nos professeurs universitaires maîtrise vraiment cette langue - mais en "globish", cette proto-langue si pratiquée dans les conférences internationales et dans les réunions à Bruxelles, ou les participants sont obligés de communiquer les idées les plus complexes et les plus subtiles n'ayant à leur disposition que quelques centaines de mots anglais mal prononcés et une syntaxe hésitante. Ceux qui ont eu le douteux privilège de participer à ce type de réunion savent à quel point cela peut être frustrant. Le problème fondamental posé par le projet de loi n'est pas l'impérialisme linguistique - même si c'est une question importante - mais quelque chose de bien plus dangereux: quel sera le niveau d'un enseignement dispensé par des enseignants s'exprimant dans une langue qui ne leur est pas familière ? Comment se fera la transmission de connaissances entre des professeurs et des étudiants qui utiliseront une langue véhiculaire que ni les uns ni les autres ne dominent ?
Les défenseurs de ce projet se rendent-ils compte combien celui-ci est néfaste ? On peut en douter. Comme souvent avec les socialistes, on peut rappeler la citation de Terry Pratchett: "Down there,’ he said, ‘are people who will follow any dragon, worship any god, ignore any iniquity. All out of a kind of humdrum, everyday badness. Not the really high creative loathesomeness of the great sinners, but a sort of mass-produced darkness of the soul. Sin, you might say, without a trace of originality. They accept evil not because the say yes, but because they don’t say no" (1). Le problème de nos gouvernants actuels, c'est qu'ils aiment faire plaisir, et c'est pourquoi ils ne sont pas capables de dire "non". Chaque lobby qui franchit la porte d'un ministre arrive à partir avec un petit cadeau. Je me demande si au cabinet Fiorasso on se rend compte combien cette concession représente un pas de plus vers la transformation de notre système d'enseignement supérieur en une sorte de supermarché du diplôme. En tout cas, "long live the Clèves Princess..."
Descartes
(1) "Là bas - dit-il - il y a des gens qui suivront n'importe quel dragon, vénéreront n'importe quel dieu, ignoreront n'importe quelle injustice. Et cela du fait d'une méchanceté de tous les jours. Non pas la méchanceté hautement créative des grands vilains, mais d'une sorte d'obscurité de l'âme produite en masse. Le pêché - on pourrait dire - sans la moindre trace d'originalité. Ils acceptent le mal non pas parce qu'ils disent "oui", mais parce qu'ils ne disent pas "non"".
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