En France, nous avons de la chance. Cette déclaration peut paraître intempestive alors que le pays s'enfonce dans une crise qui - malheureusement - n'est pas qu'économique. Peut-être pensez-vous que je fais référence à nos vins, à notre foie-gras, à la douceur de vivre qui est encore l'une des marques de fabrique de note pays. Et bien non, je veux parler d'une toute autre chose.
En France, nous avons de la chance avec nos élus et nos fonctionnaires. Des élus et des fonctionnaires qui persistent à vouloir doter notre pays d'infrastructures de premier ordre: routes, ponts, autoroutes, trains à grande vitesse, lignes électriques, et bien entendu, aéroports. Et qui sont prêts pour cela à affronter non seulement les difficultés techniques et financières, mais aussi et surtout toute sorte de minorités et groupuscules agissants dont la raison d'être est de s'opposer à pratiquement tout. Et ces serviteurs publics sont d'autant plus admirables qu'ils ne retirent pas des ouvrages qu'ils réalisent d'autre avantage que la satisfaction du devoir accompli: d'une part, la plupart d'entre eux sont fonctionnaires, et leur rémunération sera la même qu'ils s'occupent de construire une ligne électrique ou de gérer le budget de communication de leur ministère. D'autre part, le délai de réalisation d'un équipement aujourd'hui est tel que celui qui se sera battu pour le faire construire a peu de chances de se trouver dans les environs lorsque le ruban - si ruban il y a - sera coupé. Même la reconnaissance publique, qui pourtant ne coûte pas grande chose, leur est refusée. Tout le monde se pâme devant l'Abbé Pierre, mais tout le monde a oublié Paul Delouvrier, le haut fonctionnaire discret dont les "grands ensembles" ont permis d'éradiquer les bidonvilles. Qui se souvient de Raoul Dautry, de Pierre Guillaumat, de Marcel Boiteux ? Qui se souvient comment Pompidou et Messmer ont lancé un programme électronucléaire dont ils savaient, l'un et l'autre, qu'ils ne seraient plus là le jour où les centrales démarreraient ? Et si Georges Besse échappe un peu à l'oubli, c'est plus grâce à son assassinat qu'à son oeuvre...
Mais au moins, ces grands commis de l'Etat, ces grands élus avaient naguère un privilège: on les laissait travailler. Ce n'est bien entendu plus du tout le cas: aujourd'hui, civilisation médiatique aidant, n'importe quel groupuscule peut prendre un otage un équipement public et en empêcher la réalisation. L'affaire de l'aéroport de Notre Dame des Landes est de ce point de vue une caricature. Voici un projet qui a fait l'objet de toutes les consultations, débats publics, discussions parlementaires, votes des collectivités locales depuis près de cinquante ans. Sans aller chercher les travaux de la DATAR en 1963 et du CIAT en 1970, on peut se concentrer sur ce qui s'est passé depuis 2000: décision du Comité interministériel examinant les "Schémas de transports collectifs" le 26 octobre 2000, constitution en janvier 2002 du "syndicat mixte d'études de l'aéroport de Notre Dame des Landes" comprenant quinze collectivités locales (communes, intercommunalités, département) pour étudier le projet, débat public organisé par la Commission Nationale du Débat Public pendant un an (2002-2003) (1) puis enquête publique (2006) aboutissant à la déclaration d'utilité publique de 2008. Ce n'est donc pas une décision prise à la légère et sans consultation. D'ailleurs, les différents recours contre la déclaration d'utilité publique ont tous été rejetés par le Conseil d'Etat, instance d'habitude particulièrement sourcilleuse lorsqu'il s'agit d'examiner les conditions de consultation du public.
Bien entendu, on a le droit d'être contre l'aéroport de Notre Dame des Landes. Mais est-il normal que dans une démocratie un projet qui a été jugé nécessaire par plusieurs gouvernements (de couleur politique differente, d'ailleurs), qui compte avec l'appui de l'immense majorité des élus du territoire concerné, qui a fait l'objet de toutes les consultations et enquêtes prévues par la loi puisse être mis en échec par quelques milliers de manifestants ? La question se pose. Et elle se pose avec d'autant plus d'acuité que si la réponse devait être positive, il deviendrait impossible de construire quelque aménagement public d'importance que ce soit. Car il est toujours possible, dans notre beau pays de France, de trouver quelques milliers de personnes qui sont contre à peu près tout. Car il faut bien comprendre que derrière l'opposition aux "grands projets inutiles" - pour utiliser la formule que les leaders de la "gauche radicale" ont inventé, se cache une opposition générale à tout projet. Je vous conseille une petite expérience: demandez à l'un de ces opposants aux "grands projets inutiles" de vous indiquer un seul "grand projet" qu'il jugerait utile et digne d'être défendu. Et vous verrez le résultat.
Tout ça n'est pas nouveau. J'ai dans mon grenier une collection assez complète de revues "alternatives" des années 1970-80, genre "Antirouille". En les compulsant quelquefois, je ne peux qu'être d'accord avec ce que disait un grand homme de presse américain à ses journalistes: "souvenez vous que les lecteurs ne relisent jamais le journal de la veille". Dans ces revues, on trouve la dénonciation des "grands projets inutiles" de l'époque. Il y avait les autoroutes, dont on nous expliquait qu'elles étaient "pharaoniques" et resteraient inutilisées puisqu'on ne trouverait jamais assez de voitures pour les remplir, et qu'elles seraient trop chères. Il y avait les centrales nucléaires, dont on nous prédisait qu'elles seraient tout le temps en panne puisque leur technologie n'était pas fiable et de toute manière trop chère. Il y avait le TGV, dont on nous expliquait que vu le prix des billets il ne serait pris que par les grands bourgeois. Et ainsi de suite. Quiconque a deux doigts de jugeote peut juger de l'inanité de ces prédictions: les autoroutes sont au contraire surchargées (et pas que par des Ferrari et des Maserati), les centrales nucléaires sont fiables et délivrent un courant qui est le moins cher d'Europe, comme l'a montré le récent rapport de la Cour des Comptes, et le TGV est non seulement un succès commercial - c'est devenu la vache à lait de la SNCF - mais aussi un succès de fréquentation. Les "grands projets inutiles" dont on proclamait l'inutilité ont prouvé leur utilité dans les faits. Et on attend toujours des brillants analystes qui avaient prédit leur échec qu'ils reconnaissent leurs erreurs...
Le gouvernement avait donc raison d'être intransigeant dans cette affaire. Mais l'intransigeance a été de courte durée: on parle maintenant de "réouvrir le débat" et bien entendu d'attendre encore des mois pour donner le premier coup de pioche. On se demande bien à quoi tout cela peut servir: des débats, cela fait dix ans qu'on en a. Si les opposants ne se sont pas laissés convaincre par un débat d'un an organisé par l'instance indépendante qu'est la CNDP, on voit mal ce qui pourrait leur faire changer d'avis. Et de toute manière, le seul "débat" que les opposants sont prêts à accepter c'est celui qui aboutirait à l'abandon du projet (2). Surseoir aux travaux pendant six mois, c'est la garantie de se retrouver dans six mois exactement dans la même situation. Seulement on aura perdu six mois... et de six mois en six mois on arrive aux butées de la DUP, ce qui oblige à recommencer la procédure depuis le début. Cette méthode pour saboter les projets est utilisée par ces groupuscules depuis des années. Pourquoi les laisser faire ? A cette question, il y a deux réponses. La première nous est dictée par une comparaison édifiante: lorsque des dizaines de milliers d'ouvriers manifestent pour leur emploi, leurs salaires ou leurs retraites, ils n'obtiennent généralement rien. Lorsque quelques milliers d'enfants des classes moyennes manifestent pour la sauvegarde des terres agricoles de Notre Dame des Landes, ils sont tout de suite entendus. Comme quoi, on peut se mettre à dos les ouvriers, pas les couches moyennes.
La seconde réponse est bien plus inquiétante. Le fait est que les héros sont fatigués. De plus en plus, les fonctionnaires et les élus jettent l'éponge devant la capacité de ces groupuscules de manipuler l'opinion à travers les médias. Le fait est que personne ne sort manifester pour soutenir la ligne à grande vitesse, la ligne électrique ou l'aéroport. La majorité silencieuse laisse ses élus et ses fonctionnaires tous seuls devant la déferlante médiatique - même si, il faut le reconnaître, à l'heure de voter elle leur renouvelle souvent sa confiance. Je suis d'ailleurs toujours surpris qu'on ait encore des agents publics qui se battent pour défendre les programmes d'équipement alors que cette attitude ne leur rapporte finalement que des ennuis. J'en discutais d'ailleurs avec un vieil ami, haut dirigeant du Réseau de Transport de l'Electricité, à propos de la ligne THT Cotentin-Maine. Et ma question était simple: comment se fait-il que les responsables du projet continuent à se battre comme des chiffonniers pour le faire aboutir, alors qu'ils pourraient au contraire tomber dans "l'aquabonisme" et toucher en fin de comptes le même salaire ? Sa réponse m'a paru profondément inquiétante: pour la génération qui est là, la mystique du service public opère encore, et si demain l'échec d'un projet de ligne devait conduire à un "black-out", les gens responsables du système sentiraient cette situation comme un échec personnel. Mais les générations montantes ont une réaction bien plus rationnelle, que l'on peut résumer ainsi: "si ces crétins ne comprennent pas pourquoi on cherche à construire la ligne, c'est leur problème; faudra pas venir pleurer après quand on leur coupera le courant". Et qui pourrait le leur reprocher ? C'est à nous, citoyens, de soutenir nos serviteurs publics lorsqu'ils réalisent des projets d'intérêt général.
Je ne sais pas si le projet d'aéroport à Notre Dame des Landes est "utile" ou "inutile". Je ne suis pas un expert en matière aéroportuaire. Mais en tant que citoyen rationnel, je me dis que si la DATAR, le CIAT, la Préfecture, et les collectivités locales concernées, les élus dans leur grande majorité et la Commission Nationale du Débat Public, tous des gens qui n'ont personnellement rien à gagner à défendre le projet plutôt que son contraire, ont conclu à l'intérêt de l'équipement, il doit bien y avoir une raison. Et je me dis aussi que ceux qui aujourd'hui s'opposent au projet se sont opposés hier, avec les mêmes arguments, à toute une liste d'ouvrages qui, à l'usage, se sont révélés des succès. A partir de là, je me dis qu'on a moins de chance de faire une erreur en choisissant le camp des "pour" plutôt que des "contre".
Ce que je sais par contre, c'est que le pouvoir disproportionné des groupuscules et des intérêts particuliers est en train d'augmenter massivement les délais et les coûts des projets d'équipement, lorsqu'ils ne les rendent totalement impossibles. Pour reprendre l'exemple de la ligne Cotentin-Maine, elle coutera 300 M€ dont 100 M€ seront distribués entre différentes catégories d'emmerdeurs - qui ont bien compris qu'on peut racketter impunément l'ensemble de la collectivité - pour permettre au projet de se faire. Et je sais aussi qu'il n'y a qu'une seule manière de mettre fin à ce désastre: il faut que la majorité silencieuse s'exprime. Que ceux qui ne veulent pas que la France devienne un musée ou une réserve naturelle le disent haut et fort et aillent dans la rue et dans les forums publics défendre les projets qui, du Canal du Midi construit par Colbert aux projets des années 1970-80 ont rendu la France plus agréable à vivre et constituent pour notre pays le seul "avantage compétitif" qui permettra à notre économie de payer des bons salaires tout en étant compétitive. Je dois dire que, pour une fois, il faut saluer l'attitude des dirigeants du PCF qui, malgré les vents gauchistes qui soufflent sur le Front de Gauche, ont tenu bon et publié un communiqué de soutien au projet d'aéroport, même si l'on peut regretter certaines ambiguïtés dans celui-ci. Avec le refus pendant la campagne électorale d'épouser la ligne antinucléaire du PG, ces prises de position montrent que le vieu fond jacobin et productiviste - et sous ma plume ce n'est pas un gros mot - du PCF n'est pas encore mort...
Alors, nantais, nantaises, français, françaises, vous savez ce qui vous reste à faire. Rendez-vous sur le site de Notre Dame des Landes avec les écriteaux "oui à l'aéroport". Et si vous ne le faites pas, ne venez pas pleurer après, lorsque le projet aura été abandonné et que les "hubs" aéroportuaires, avec leurs dizaines de milliers d'emplois, seront en Grande Bretagne ou aux Pays-Bas...
Descartes
(1) Le débat public organisé par la CNDP, curieusement, n'est pas cité dans les documents et les déclarations des opposants au projet. Ainsi, par exemple, le dossier "Notre Dame des Landes, génèse d'un projet anti-écologique" publié sur le site du PG (consultable ici) évoque les différents étapes de la procédure à l'exception de celle-ci. Un oubli sans doute... et un oubli fort convenable, car les documents issus du débat public sont très éclairants. En particulier, on y trouve les points de vue des uns et des autres ainsi que les expertises complémentaires qui ont été demandées pour trancher les différends, et qui confirment les hypothèses des "pro"... ces documents (bilan, compte-rendu, dossier porteur de projet) sont consultables ici.
(2) On l'a vu avec le "débat national sur l'énergie". Greenpeace refuse d'y participer sous prétexte que dans le comité d'organisation il y a deux membres aux sympaties pro-nucléaires (les trois restants, parmi lesquels se compte Bruno Rebelle, ancien dirigeant de Greenpeace, étant anti-nucléaires). Même la démission d'un des deux, Pascal Colombani, n'a pas été jugée suffisante par l'organisation. On ne peut que conclure que Greenpeace est prête au débat... à condition que le débat se passe entre anti-nucléaires.
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