Ce matin, je me suis levé « diversitaire ». Oui, cela m’arrive quelquefois de me lever dans la peau d’un autre. Tout à coup, je vois les choses différemment. Oui, nous vivons dans une société multiculturelle. Oui, chacun a le droit inaliénable de conserver sa culture, de continuer à pratiquer ses traditions, de manifester ses croyances autant dans la sphère publique comme dans la sphère privée. Ainsi, chacun sera heureux et tous les hommes seront des frères.
Mais en ouvrant mon journal, qu’est ce que je lis ? Que dans la grande ville rhénane, parangon de la tolérance et du multiculturalisme à l’allemande, des gens qui s’apprêtaient à fêter la nuit du nouvel an sur la place de la cathédrale, comme cela se fait tous les ans depuis des temps immémoriaux ont été agressés, terrorisés par une centaine de jeunes gens excités, certains d’eux alcoolisés, qui ont lancé des feux d’artifice sur la foule et agressé les fêtards. Il y eut des vols, des coups, des agressions sexuelles. La police, débordée, n’ose d’abord pas intervenir pendant de longues heures, puis finit par faire évacuer la place.
Quoi d’autre… ? Ah, j’oublie un détail : parmi les agresseurs, on trouve essentiellement des migrants et des demandeurs d’asile. Et ce détail de l’histoire a son importance, parce qu’il explique le silence assourdissant qui a suivi les événements. Silence de la police, d’abord, qui occultera ces faits jusqu’à ce que le flot des plaintes – plus de sept cents aujourd’hui, ce n’est pas rien – l’oblige à en reconnaître la réalité. Silence de la presse, qui là encore a gardé un prudent silence jusqu’à ce que le scandale éclate. Silence des politiques. Silence – et c’est la cerise sur le gâteau – des féministes radicales que dans d’autres contextes on a connu beaucoup plus promptes à défendre leurs « sœurs » opprimées par le pouvoir patriarcal. Et dans la foulée, nos journaux nous apprennent que ces faits ne sont pas isolés : on a eu droit au même scénario à Stockholm en 2014 et 2015 lors de festivals et autres célébrations, et à Vienne lors du nouvel an (1). Et là encore, le silence était la règle. Ce silence a bien entendu eu son discours de justification. On nous a expliqué que si les faits ont été cachés, c’est pour « ne pas faire le jeu de l’extrême droite ». On peut admettre l’explication, mais il faut s’interroger sur l’état d’une société ou exposer la vérité des faits ferait le jeu de l’extrême droite, et où on nous explique qu’on réduit à protéger les libertés démocratiques derrière un tissu de mensonges par omission.
Alors, essayons de regarder cette affaire avec des yeux « diversitaires ». Nous sommes devant le choc de deux cultures : d’un côté, une culture qu’on pourrait qualifier d’européenne, ou les femmes peuvent sortir dans la rue cheveux au vent sans pour autant être considérées comme des proies, où l’on évite de faire exploser des feux d’artifice au milieu de la foule parce que l’intégrité physique des gens est précieuse, et où la propriété des gens que nous ne connaissons pas et qui n’appartiennent pas à notre « clan » est aussi sacré que la notre. Et puis une autre culture ou une femme qui sort dans la rue sans être accompagnée et couverte est une femme offerte, ou l’idée de danger et de sécurité physique est bien plus sommaire, et où il y a une règle pour les membres du « clan » et une autre pour les autres. Pourquoi l’une de ces cultures serait-elle « supérieure » à l’autre et devrait s’imposer ? Pourquoi les agresseurs qui ont agi selon les règles de leur culture seraient plus en faute que les femmes agressées qui ont agi selon la leur ?
Vous me direz que même les « diversitaires » les plus extrêmes admettent – du moins dans leurs périodes de lucidité – qu’au dessus des règles de chaque culture il y a la loi du pays, que tous, étrangers et autochtones, sont censés respecter. Mais le modèle « diversitaire » rend ce sain principe totalement inopérant. Pour le comprendre, il suffit de se poser une question simple. Je suis persuadé que chacun de vous est persuadé de respecter – du moins dans leurs grandes lignes – les lois de notre pays. Et pourtant : combien d’entre vous avez eu la curiosité de lire de bout en bout le Code pénal ? Le Code civil ? Le Code monétaire et financier ? Personne ? Ouh les vilains ! Comment dans ces conditions êtes-vous sûrs de respecter la loi, puisque vous ne la connaissez même pas ? En fait, nous n’avons jamais lu ces lois, et pourtant l’immense majorité d’entre nous est capable d’anticiper raisonnablement ce qui est permis et ce qui est interdit. Pourquoi, à votre avis ?
La raison est simple. Le Code pénal, le Code civil, et l’ensemble des règles qui régissent notre vie ne surgissent pas du hasard. Ils et elles sont le fruit d’une histoire, qui se trouve aussi être notre histoire. Les processus qui ont produit ces règles sont de même nature que les processus qui nous ont produit nous-mêmes, en tant créatures historiques. Les gens qui les ont écrites sont des gens qui ont été à la même école que nous, qui ont lu les mêmes livres et les mêmes journaux que nous. Les gens qui les ont votés sont obligés tous les cinq ans au moins à nous parler et nous convaincre de continuer à voter pour eux. Ces règles font donc partie non seulement de notre droit – que la plupart d’entre nous ne connaît pas – mais aussi de notre culture partagée. Et à ces règles s’ajoutent d’autres, bien plus nombreuses, qui sont non-écrites et qui, précisément parce qu’elles sont inscrites dans notre patrimoine culturel commun, n’ont pas besoin de l’être pour être respectées.
Mais qu’est ce qui se passe lorsqu’à l’intérieur d’une collectivité qui partage ce patrimoine s’installe une communauté étrangère qui ne la partage pas ? Comment l’étranger pourrait-il respecter sans les connaître des règles qui n’ont aucune attache dans son histoire et qu’il ne peut donc pas anticiper ? Il y aurait bien entendu la solution qui consiste à faire apprendre les règles par cœur. Mais on voit immédiatement qu’il y a là une impossibilité matérielle. Imaginez-vous imposer aux migrants qui arrivent chez nous l’apprentissage de l’ensemble des règles qui régissent la société, même celles que nous ne connaissons pas ? Non, bien entendu. Il reste donc une deuxième solution : que l’étranger intègre non pas les règles elles mêmes, mais le cadre culturel dont elles sont issues, et qui nous permet d’anticiper la règle et la respecter sans la connaître. Mais cela revient, horresco referens, à parler d’assimilation, et donc à écorner sérieusement la position « diversitaire ».
La tentation est de caractériser les migrants qui ont agressé les fêtards sur la place de la cathédrale de Cologne comme des « méchants » délinquants. Mais cette caractérisation a beaucoup de chances d’être fausse, et elle est en tout état de cause un peu rapide. Qu’est ce qui nous permet de conclure que les migrants en question avaient conscience que ce qu’ils faisaient était « mal » ? Est-ce que ce qu’ils ont fait à Cologne est admis et admissible dans leur propre culture ? Parce que si c’est le cas, alors l’idée de « méchants délinquants » tombe, pour laisser la place à un malentendu, tragique peut-être pour les victimes, mais malentendu quand même. Peut-on punir quelqu’un pour un malentendu ?
On voit ici la contradiction fondamentale de la position « diversitaire ». Pour que l’étranger soit accepté et puisse vivre paisiblement dans la société d’accueil, il faut qu’il soit en mesure de respecter ses règles. Mais pour respecter les règles, il lui faut faire sienne la culture qui a construit ces règles. Autrement dit, il lui faut renoncer aux références de la culture d’origine. En fait, ce qui rend la position « diversitaire » intenable est que cette position repose sur l’idée qu’on peut découper une identité en tranches et l’acheter au détail. Ainsi, on pourrait garder le voile, mais on jetterait la condition des femmes et le crime d’honneur. Seulement voilà : notre identité est un tout. On ne peut prendre un morceau et jeter le reste.
Les événements de Cologne montrent que – sauf à rentrer dans une logique d’apartheid dans laquelle les étrangers seraient parqués dans des « réserves » ou ils pourraient vivre comme au pays, isolés du reste de la population – il faut absolument une politique qui non seulement exige de l’étranger le respect de la loi du pays, mais qui en plus lui donne les moyens de les respecter effectivement. Autrement, les citoyens – qu’ils soient « de souche » ou eux-mêmes assimilés – rejetteront l’étranger. Tout cela suppose donc une exigence d’assimilation.
Et je souligne le mot « exigence ». Car l’assimilation est nécessairement une imposition du pays d’accueil. L’extériorité par rapport à sa propre identité est un exercice pratiquement impossible. Comment en pensant dans le cadre qui nous a fait tel que nous sommes pourrions nous décider de l’abandonner ? C’est pourquoi l’assimilation ne peut résulter que d’une exigence imposée par la société d’accueil. Elle commence d’abord par poser quelques règles fondamentales. La première, et pardon si cela offense quelques esprits libéraux, c’est la reconnaissance d’une asymétrie fondamentale : la population du pays d’accueil est « chez elle », et que le migrant n’est pas chez lui. En d’autres termes, ce sont les règles faites par les citoyens du pays d’accueil qui s’imposent aux migrants, et pas l’inverse. La seconde, c’est que l’accueil n’est pas un droit, c’est une faculté. Ce sont là encore les citoyens du pays d’accueil qui décident qui a le droit de résider chez eux, et dans quelles conditions. Ce point est à mon avis fondamental. Le discours larmoyant de ces derniers temps a contribué à accréditer l’idée qu’il s’imposerait aux citoyens du pays d’accueil une sorte de « devoir d’accueil » qui se traduit donc implicitement pour les migrants par un « droit à l’accueil » inconditionnel. Cette idée est non seulement conceptuellement discutable, elle est surtout politiquement dangereuse, parce qu’elle alimente un sentiment de dépossession.
Et finalement, l’étranger n’est pas fondé à exiger – en dehors des quatre droits qui sont inhérents à la condition humaine – aucun droit, si ce n’est celui de faire ses preuves. Je conçois l’étendue de la rupture épistémologique que cette idée représente dans l’univers mental hérité de 1968 , ou les individus n’ont plus que des droits, et jamais de devoirs. Mais il faut revenir à une idée simple : la collectivité nationale ne tient que parce qu’il y a entre ses membres un engagement réciproque de solidarité inconditionnelle. Et la garantie de cet engagement, c’est son inscription dans une identité culturelle. Si on laisse s’installer l’idée que certains individus, certaines « communautés » ont des droits sur la collectivité nationale sans que la réciproque soit vraie, le pacte qui fonde nos sociétés ne tiendra pas longtemps. L’étranger a donc des épreuves à passer, des gages à fournir, avant d’être admis dans ce pacte.
Ce parcours initiatique est d’ailleurs dans l’intérêt de tout le monde. Et surtout du migrant « assimilé », puisqu’il fonde ses droits à la citoyenneté sur une base solide et incontestable. Il n’est pas inutile de rappeler à ce sujet que lorsque Vichy promulgue en 1940 le statut des juifs, il excepte de la plupart des vexations les juifs anciens combattants de la guerre 1914-18, sous prétexte que leur place dans la collectivité nationale ne saurait être contestée dès lors qu’ils ont payé « l’impôt du sang ». En d’autres termes, même l’antisémitisme antirépublicain de Vichy admettait que celui qui a passé les épreuves et fourni les gages exigés de lui ne pouvait plus être exclu. C’est dire si cette idée est puissante.
Il faut prendre conscience que la logique de l’accueil des migrants sur le mode « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » nous amène dans le mur. Comme le montre l’affaire de Cologne, cette fiction ne peut être maintenue qu’au prix de mensonges toujours plus gros. Tôt ou tard, à l’occasion de ce type d’incidents, les populations découvriront que non seulement certains ne sont pas particulièrement gentils, mais que certains sont carrément méchants. Du pain bénit pour les partis populistes et leurs franges les plus réactionnaires. Il faut remplacer la logique d’assistance par la logique d’exigence posée clairement et sans ambiguïté. L’étranger est admis chez nous sous condition. C’est à lui de respecter nos règles, et non l’inverse. C’est à lui de donner des gages, et non l’inverse. Et c’est seulement lorsqu’il aura fait ses preuves qu’il pourra demander à être admis comme un égal. C’est ainsi que des générations d’espagnols, d’italiens, de juifs d’Europe centrale, de chinois, de maghrébins se sont assimilés au point qu’on les remarque à peine. Loin de porter au pinacle les « différences », c’est « l’indifférence » qui doit être notre but ultime.
Un dernier mot sur Cologne. Il y a pour le moment plus de sept cents plaintes… et pas une seule arrestation. Etonnant, n’est ce pas ? Non, pas vraiment. S’il y a des arrestations, il faudra qu’il y ait des procès. Et ce procès serait celui de la politique d’accueil décidée hâtivement par Angela Merkel, des aberrations du dispositif Schengen, de l’incompétence des bonzes de Bruxelles. Qui veut un tel étalage ? Personne. Mieux vaut oublier tout ça, cacher les problèmes sous le tapis, compter sur la capacité d’oubli de l’électeur moyen… tiens, à propos, ou en est l’affaire du blocage de l’autoroute A1 par des « gens du voyage » en août 2015 après la fusillade de Roye ? Six mois après, on attend toujours les arrestations promises par le Préfet… Tout passe, tout lasse, tout s’efface… sauf les glaces !
Descartes
(1) Voir « Le Monde » du 13 janvier 2015.
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