C'est triste un enterrement... et c'est encore plus triste lorsque tout le monde s'en désintéresse. Les récentes obsèques des sept soldats français morts en Afghanistan a été encore l'opportunité de vérifier cet adage. Il est vrai que les plus hautes autorités de l'Etat étaient là hier pour leur rendre l'hommage de la Nation, et que les élus locaux des villes ou sont basées les unités concernées se déplacent souvent pour assister aux obsèques. Mais en dehors de cette participation, les citoyens s'en désintéressent.
Et il n'y a pas que les militaires qui sont concernés. Partout on voit des manifestations d'hommage et des "marches blanches" lorsqu'un jeune est victime d'une mort violente, mais on attend toujours de voir une "marche blanche" pour rendre hommage à un fonctionnaire de police tombé victime du devoir. Comme pour les militaires, le policier mort est veillé par sa famille et ses collègues. Mais les citoyens, c'est triste à dire, s'en foutent.
Personnellement, je trouve ceci extrêmement choquant. Policiers et militaires sont des fonctionnaires, soumis en tout aux ordres donnés par l'autorité politique. Et ce sont des fonctionnaires particuliers en ce que l'autorité civile peut leur demander - et leur demande quotidiennement - de risquer leur santé et leur vie pour exécuter les missions qu'elle leur confie. N'ont-ils pas droit, de ce fait, à une reconnaissance particulière de la part des citoyens qu'ils servent ?
On me dira que la guerre d'Afghanistan est une guerre injuste. C'est une fausse excuse. Ce ne sont pas les militaires qui ont décidé de quitter leurs casernes pour se dorer la couenne au soleil de la Kapisa ou d'ailleurs. Ce sont les autorités civiles, élues par nous, qui l'ont ainsi décidé. Pas plus que les policiers ne décident pas de la politique pénale ou des objectifs qui leur sont fixés, les militaires ne décident pas des guerres qu'il faut ou ne faut pas faire. C'est à chaque fois l'autorité civile, tirant sa légitimité d'un mandat populaire, qui a ce privilège et qui devrait donc en assumer la responsabilité. Ce qu'on demande au militaire, au policier - et plus généralement au fonctionnaire - c'est d'exécuter avec efficacité et loyauté les ordres qu'il reçoit. Et c'est sur ce point - et sur ce point seul - qu'il devrait être jugé.
C'est là que se trouve la grandeur du métier de fonctionnaire. C'est de mettre toute sa compétence en oeuvre pour exécuter les politiques décidées par les élus de la Nation, quand bien même on ne serait pas d'accord avec elles. Avant de porter au pinnacle les "rebelles" et autres "désobeisseurs", il faudrait se poser la question de ce qui se passerait si chacun agissait ainsi. Sommes nous prêts à vivre dans une société où chaque inspecteur des impôts fixe son propre barème ? Où chaque policier décide quels sont les actes - et les individus - qui doivent être punis ? Où chaque militaire décide quelle est la guerre qu'il a envie de faire ? Où chaque professeur enseigne ce qu'il a envie d'enseigner (1)?
Le français se débat depuis longtemps dans cette contradiction. Nous sommes un peuple qui d'un côté sacralise la loi, et d'un autre exige à tout bout de champ d'en être excusé. Nous voulons un Etat qui régule, réglementé et contrôle et en même temps éprouvons du ressentiment chaque fois que cette régulation et que ce contrôle s'applique à nous. Comme disait Mongénéral - avant 1968 - "Les français attendent tout de l'Etat et ils le détestent. Ils ne se comportent pas en adultes". Depuis, cela ne s'est pas arrangé. Et si ce phénomène touche la droite, il est encore pire à gauche, où la fibre anarcho-syndicaliste reste forte. Lorsque la référence est l'image romantique du "désobéisseur", comment pourrait-on rendre un hommage civique à ceux dont le principal mérite est justement de "marcher au pas" ?
La sortie d'Eva Joly sur le 14 juillet est de ce point de vue symptomatique. Elle nous propose d'échanger le défilé militaire contre un défilé civique dans les termes suivants:
"J’ai rêvé que nous puissions remplacer ce défilé (militaire) par un défilé citoyen où nous verrions les enfants des écoles, où nous verrions les étudiants, où nous verrions aussi les seniors défiler dans le bonheur d’être ensemble, de fêter les valeurs qui nous réunissent"
Et là, une question essentielle se pose: La participation des "enfants des écoles, étudiants, seniors" - notez que seuls les adultes sont exclus du "bonheur" en question (2) - serait elle obligatoire ou facultative ? Si la participation est obligatoire, on voit mal ce que le "bonheur" vient faire dans cette galère: il n'y a pas de "bonheur obligatoire". On doit donc conclure que le défilé dont rêve Eva Joly est un manifestation à présence facultative. C'est là le point le plus intéressant de la proposition d'Eva Joly, qui change totalement l'esprit du "défilé". Car les militaires - et les civils, car il y en a aussi - qui défilent aujourd'hui sur les Champs-Elysées ne le font pas volontairement. Leur présence ce jour-là n'est pas facultative, et ils ne peuvent pas se défiler sous prétexte qu'ils n'ont pas envie de venir, ou qu'ils ont décidé de prendre leurs vacances en juillet. Le défilé n'a pas seulement pour fonction de rendre honneur à celui qui défile. Il réaffirme aussi sa soumission absolue à l'autorité civile. C'est pourquoi parler d'un "défilé citoyen" n'a pas de sens. Cela peut-être une manifestation, une fête... mais pas un défilé. Tout simplement, parce que les citoyens ne peuvent pas être obligés à "partager des valeurs" ou a manifester "leur bonheur d'être ensemble" sur commande. Pétain a essayé, ça n'a pas vraiment pris.
Mais Eva Joly n'est pas la seule à gauche à ne pas avoir compris le problème. Ainsi, le PCF titre ainsi l'un de ses communiqués: "Indignation au jour de la Révolution: pendant que Sarkozy fait marcher les militaires, la gauche manifeste". Comme si le défilé militaire du 14 juillet était réductible à l'individu Sarkozy "faisant marcher" des militaires à sa botte. C'est ignorer que ce n'est pas Sarkozy qui "fait marcher" les militaires, mais le président de la République élu démocratiquement par les français. Il y a là une subtile mais importante différence que les rédacteurs du communiqué semblent ignorer. Mais la suite du communiqué est rassurante: "Pour la fête nationale française, des ONG et des activistes de gauche ont appelé à manifester à Paris contre le racisme et les politiques antisociales. Pendant qu’avait lieu le défilé militaire annuel sur les Champs-Elysées, une centaine de manifestants se réunissaient Place de la Bastille où la Révolution Française débuta il y a 222 ans. Ce rassemblement avait été organisé par la Ligue des Droits de l’Homme. Tous les partis de gauche l’ont soutenu". Oui, vous avez bien lu: une manifestation organisée à l'occasion de la fête nationale et soutenue par tous les partis de gauche a réuni "une centaine de manifestants". On est rassuré, on peut faire confiance aux citoyens pour séparer l'ivraie du bon grain.
N'en déplaise à Eva Joly et au PCF, nous ne vivons pas dans le monde des bisounours. Nous vivons dans un monde complexe, quelquefois inquiétant, souvent dangereux. Pour nous protéger, individuellement et collectivement, nous avons besoin de fonctionnaires à qui nous conférons des pouvoirs particuliers, dont celui d'être armés dans une société désarmée. Et nous leur confions ce pouvoir en échange d'une soumission absolue à l'autorité légitime et aux institutions de la République, précisément pour éviter qu'ils deviennent un danger pour nous tous. Loin de railler cet esprit de soumission - n'est-ce pas, Brassens ? - il faudrait au contraire le célébrer. Parce que nous avons besoin de lui pour assurer que l'Etat continue à fonctionner, mais surtout parce que cette soumission est la garantie de notre sécurité. Le jour ou militaires et policiers ne se sentiront plus liés par les décisions du pouvoir civil, on est mal barrés.
Il est donc fondamental de maintenir le lien de subordination entre la Nation et les fonctionnaires - qu'ils soient civils ou militaires, d'ailleurs - chargés de la protéger et de la servir. L'esprit anti-militariste, anti-flic, anti-juge, trois avatars de l'esprit soi-disant "anti-autoritaire", c'est très joli chez les poètes. Mais dans la pratique, il est éminemment dangereux. Il met les serviteurs publics dans la position intenable de vouloir servir quelqu'un qui les déteste. Ce n'est pas le genre de situation qui vous prédispose au don de soi. Ceux qui servent la République doivent être convaincus que leurs efforts sont reconnus, non seulement financièrement, mais aussi et surtout symboliquement. Et cela est encore plus vrai lorsqu'il s'agit de l'effort suprême.
Alors, mes amis, lorsque l'opportunité vous sera donnée de participer à la commémoration ou à l'hommage à ceux qui ont donné leur vie au service de la Nation, faites l'effort, sacrifiez quelques heures à ce rite nécessaire. C'est aussi cela, la citoyenneté.
Descartes
(1) J'aimerais savoir combien de mes lecteurs seraient tentés de répondre "non" aux trois premières questions et "oui" à la quatrième...
(2) Et ce n'est pas une coïncidence. L'âge adulte étant l'âge des responsabilités, il est normal qu'il soit exclu d'une vision qui veut transformer une célébration politique en "fête de la musique" dédiée au "bonheur d'être ensemble".
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