La question de la dette sera certainement un des grands sujets de la campagne présidentielle qui s'ouvre. Raison de plus pour essayer de bien comprendre où sont les problèmes - et quelles pourraient être les solutions. Or, pour bien comprendre, il y a des mythes qu'il faut casser. J'avoue être particulièrement énervé de voir dans un certain nombre de tribunes de la "vraie gauche" qu'on répète inlassablement des théories qui ne résistent la moindre analyse. Enfourchons donc notre lance et partons à l'aventure...
"L'Etat doit reprendre aux banques le monopole de la création de monnaie"
Pour comprendre l'absurdité de cette affirmation, il faut bien comprendre comment se crée la monnaie. Mais d'abord, qu'est ce que c'est que la monnaie ? C'est un bien (or, argent, ambre, coquillages) ou un titre (billet, lettre de change) qui a la propriété de pouvoir être échangé inconditionnellement pour n'importe quel bien ou service. Dans une société moderne, c'est l'Etat qui garantit cette convertibilité universelle de la monnaie: tout vendeur est obligé par la loi d'exprimer son prix en monnaie, tout acheteur peut prendre la marchandise à condition de règler le prix en monnaie.
Prenons un petit exemple: je me rends chez un commerçant et j'achète un ordinateur portable, que je lui règle par un chèque de 1000 €. Je prends l'ordinateur avec moi, et le commerçant a le chèque. Le chèque a fonctionné comme s'il était un billet de banque: j'ai échangé ce chèque contre un ordinateur, mais j'aurais de la même manière pu l'échanger contre n'importe quel autre bien ou service. C'est donc de la monnaie... et c'est moi qui en remplissant mon chèque l'ai créée. Où est donc le "monopole de création monétaire" de l'Etat ?
Objection, me direz vous: ce chèque n'est pas en lui même de la monnaie, mais il représente seulement la "vraie monnaie" qu'il y a dans mon compte. Faux: au moment où je signe mon chèque, rien ne dit qu'il y a de la "vraie monnaie" sur mon compte. Il suffit que la monnaie s'y trouve lorsque le chèque sera présenté quelques jours plus tard. En attendant cette présentation, j'ai créé de la monnaie ex-nihilo...
En fait, toute opération de crédit crée de la monnaie, puisque une opération de crédit implique l'échange d'un bien par la promesse de payer - en "vraie monnaie", sonnante et trébuchante - plus tard. Cette promesse (en général matérialisée par un titre: reconnaissance de dettes, chèque...) est elle même de la monnaie, puisqu'elle peut être convertie en n'importe quel bien ou service. Il est donc illusoire de croire que l'Etat a jamais eu le monopole de la création de monnaie. Ce dont l'Etat a eu - et a toujours - le monopole, c'est de la capacité de forcer les gens sur son territoire a accepter ses promesses en échange d'un bien, capacité qu'il est toujours le seul a détenir. Tous les autres émetteurs, lorsqu'ils créent de la monnaie, sont contraints par la confiance publique: si je présente un chèque d'une banque qui n'inspire pas confiance, le commerçant peut toujours le refuser. Par contre, si je présente un billet de banque - qui n'est en fait autre chose qu'un chèque sur l'Etat - le commerçant est obligé par la loi et sous peine de sanctions à le prendre.
"Les banques fabriquent sans limite la monnaie qu'ils prêtent"
Cette affirmation est répétée sous diverses formes, ce qui est d'autant plus étonnant que nous sortons d'une crise de liquidités, dans laquelle les banques ont eu recours à des prêts massifs de la BCE pour pouvoir faire face à leurs dettes. Si les banques pouvaient fabriquer sans limite de la monnaie, pourquoi sont elles allées en demander à la banque centrale ?
En fait, cette affirmation repose sur une incompréhension de ce qu'on appelle le "multiplicateur du crédit". Voici de quoi il s'agit. Imaginons un système dans lequel il existe une seule banque commerciale. Imaginons que vous ouvrez un compte dans cette banque et que vous déposez 1000 € en monnaie émise par la banque centrale (monnaie BC). La banque se précipitera a prêter l'argent que vous avez déposé. Mais elle ne peut pas prêter tout: d'une part, la banque centrale lui impose de garder en monnaie BC une "réserve" d'un pourcentage R qui comprend les réserves obligatoires imposées par la banque centrale (de l'ordre en général de 10%) et l'argent nécessaire pour faire face aux retraits que vous ferez de temps en temps pour couvrir vos dépenses (c'est ce qu'on appelle la "préférence pour la liquidité" du client). Supposons que R soit de l'ordre de 20%. Il lui reste donc 1000€ * (1-R/100) soit 800 € qu'elle peut prêter à un autre client.
Mais là ne s'arrête pas la chose. Le client qui emprunte les 800 € fera un achat avec cet argent... et le commerçant s'empressera de déposer les 800 € dans son compte à la banque. La banque aura un nouveau dépôt. Sur ce dépôt, elle devra conserver la réserve obligatoire (en monnaie BC) et prêtera le reste (dans notre exemple, avec un taux de réserve de 20%, cela fait 640 €). Et ainsi de suite. Et si l'on prolonge le processus à l'infini (1), le total des prêts sera de 4000 €. On voit donc qu'avec un dépôt initial de 1000€ la banque arrive à prêter 4 fois plus: c'est une création monétaire, mais un création monétaire limitée. Et elle est limitée par la taille de la réserve que les banques sont obligées de garder. C'est d'ailleurs pourquoi la banque centrale a le contrôle de la masse monétaire: en fixant la masse de monnaie BC mise en circulation et le taux de réserve obligatoire des banques, elle fixe en fait le maximum de monnaie en circulation.
Le rapport entre le montant que la banque centrale injecte en monnaie dans le système et le montant des l'argent total circulant est ce qu'on appelle le "multiplicateur de crédit". Mais contrairement à ce que claironnent certains "économistes", notamment dans la gauche radicale, ce multiplicateur n'est pas infini. Il a une limite, et c'est pourquoi les banques peuvent se trouver avec des problèmes de liquidité qui les empêchent de prêter plus (ou pire, de faire face à leurs obligations). Et surtout, il est faux de prétendre que les banques prêtent de l'argent qu'elles fabriquent. En fait, elles prêtent bien le montant de leurs dépôts. Seulement, l'argent prêté génère de nouveaux dépôts, qui eux mêmes permettent de nouveaux crédits...
"La dette a été fabriquée artificiellement par l'interdiction faite à la banque centrale de prêter aux états à faible taux, voire à taux nul"
Cette affirmation, que l'on entend aussi comme leitmotiv depuis des mois, est généralement couplée avec une critique de la loi Pompidou-Giscard du 3 janvier 1973 qui, dont l'article 25 est ainsi rédigé: « Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l'escompte de la Banque de France ». Pour ceux qui ne parlent pas enarque, cela veut dire que l'Etat ne peut emprunter au taux de son choix (faible ou nul) auprès de la Banque de France (et aujourd'hui de la BCE) comme il avait l'habitude de le faire jusqu'à alors.
Là encore, il faut comprendre de quoi il s'agit. D'abord, pour prêter de l'argent à l'Etat, la banque centrale doit bien trouver de l'argent quelque part. Elle peut bien
entendu le trouver sur les marchés, en prenant des dépôts ou en empruntant. Mais sauf à trouver des gogos aux poches pleines prêts à déposer leurs fonds gracieusement pour lui faire plaisir, la
banque est obligée de payer les taux d'intérêt du marché à ceux qui lui confient leur argent. Comment pourrait-elle prêter ensuite cet argent à l'Etat à un taux plus faible ? Qui paye la
différence ?
Mais la banque centrale a une deuxième ressource, qu'elle est seule à posséder: il s'agit de la planche à billets. Et c'est cette ressource qui en fait permis l'Etat de se financer à un taux d'intérêt faible ou nul. Chaque fois que le Trésor présentait ses titres en escompte, la banque centrale imprimait de la monnaie qu'elle remettait à l'Etat. Le problème de ce système est qu'il alimente l'inflation: chaque fois qu'on met en circulation un nouveau billet, on rogne une petite partie de la valeur des billets qui sont déjà en circulation, puisqu'il y a plus de billets pour acheter la même quantité de biens. Cela équivaut en fait à prélever un impôt sur la monnaie circulante. Ce que la loi Pompidou-Giscard fait, c'est tout simplement d'interdire à l'Etat de prélever cet "impôt inflationnaire".
Pour comprendre le sens de cette loi, il faut le placer dans son contexte. Entre 1945 et la fin des années 1960, l'Etat s'est financé en partie par cet "impôt inflationnaire", qui présente par rapport aux impôts classiques l'avantage d'être facile à prélever, relativement indolore politiquement (puisqu'il n'est pas voté par le Parlement et que personne n'en prend vraiment la responsabilité) et économiquement aussi longtemps qu'on arrive à contenir l'inflation dans des proportions raisonnables, ce qui dans le contexte d'expansion des "trente glorieuses" ne posait pas trop de problèmes. Mais avec l'épuisement de la croissance et les prémisses du choc pétrolier du début des années 1970, le système se dérègle: l'inflation menace de déraper gravement. Dans ce contexte particulier, il faut limiter le recours à la "planche à billets" et rétablir le financement de l'Etat sur des véritables recettes fiscales.
Les "économistes" de la gauche radicale ont tendance à constater que depuis la promulgation de cette loi la dette publique a augmenté dans des proportions dramatiques, ce qui est vrai, et a tirer la conclusion que l'interdiction d'emprunter est la cause de l'augmentation, ce qui est plus discutable. En fait, la loi de 1973 coïncide avec le début d'un période de faible croissance et de chômage massif dont nous ne sommes toujours pas sortis. C'est dans cette croissance faible et dans ce chômage de masse - et dans leurs conséquences - qu'on trouve la véritable origine du creusement de la dette. D'un côté, qui dit faible croissance dit faibles ressources. De l'autre, qui dit problèmes sociaux dit augmentation des dépenses. L'effet ciseau de ces deux paramètres est suffisant pour expliquer le creusement de la dette. Et surtout, pour comprendre qu'il est illusoire de croire que rétablir la possibilité de se financer avec la planche à billets changerait radicalement la donne.
"On ne paiera pas leur crise"
Fidèles à une longue tradition de la gauche française, on trouve aussi ceux qui nient les problèmes. Pour ce groupe-là, la dette n'existe pas. C'est une fiction créée par des financiers rapaces et des gouvernants sans scrupules. Il suffirait de décréter qu'on ne paiera pas, et l'affaire est résolue. Les plus réalistes apportent quelques amodiations à ce principe: on paierait bien la dette, mais seulement la dette "légitime". Ce qui fait rentrer dans d'obscurs débat sur ce qu'est la "légitimité" d'une dette en prenant en compte qui est le créancier, qui est le débiteur, comment la dette a été contractée et quel est l'âge du capitaine.
Prenons un exemple: comme je l'ai montré dans un article précédent ("c'est l'histoire d'un trou...") une partie de la dette provient du transfert des dettes privées des banques vers la dette publique. Voilà une "dette illégitime" s'il en est. Et nos révolutionnaires de déclarer qu'il ne faut pas la payer. Le problème, c'est qu'une telle logique est fondamentalement injuste, et cela à deux titres.
D'abord, que ce serait passé si l'Etat ne s'était pas porté au secours des méchantes banques ? Celles-ci auraient fait faillite. Et qui aurait perdu de l'argent ? Les déposants des dites banques, qui ne sont pas tous des méchants capitalistes, loin de là. Mais aussi les travailleurs des entreprises qui fonctionnent sur la base du crédit bancaire. Est-il "illégitime" que l'Etat dépense de l'argent pour maintenir en vie un système bancaire dont nous sommes nous, citoyens, dépendants ? On peut bien entendu discuter des moyens du sauvetage, et personnellement j'aurais profité pour nationaliser les banques en difficulté et reconstruire ainsi un pôle financier public. Mais une telle décision n'aurait rien changé à la question de la dette: dès lors que les banques avaient un "trou", les nationaliser aurait transféré le "trou" à l'Etat autant sinon plus que les dispositifs de recapitalisation l'ont fait.
Mais surtout, il faut arrêter de croire que refuser de payer les dettes ne touchera que les méchants capitalistes. Qui sont les créanciers de l'Etat, après tout ? Des méchants capitalistes, certes. Mais aussi des fonds de pension étrangers qui ont besoin de récupérer leur argent pour payer les retraites de leurs affiliés. Il y a aussi les français modestes qui ont souscrit une assurance vie investie en obligations... et les fonctionnaires retraités dont la retraite constitue une créance sur l'Etat. Trier les créanciers entre "méritants" et "affreux" risque d'être un travail difficile...
Conclusion: Vivons nous au dessus de nos moyens ?
Le creusement de la dette est toujours l'indicateur d'un déséquilibre entre recettes et dépenses, entre ressources et emplois. Et cela devrait poser des questions à toute personne intéressée par la politique. On ne peut pas se contenter de jérémiades sur le thème "les riches payeront". Il faut dire comment on les fait payer, et combien. Et si on fait cet exercice, on se rend compte que cela ne suffira pas. Pour équilibrer les comptes il faudra - j'entends déjà les cris d'orfraie - toucher les classes moyennes. Car ce sont elles qui vivent au dessus de leurs moyens, ou pour être plus précis, au dessus de leur contribution à la richesse nationale.
On ne peut combler la dette que de deux façons: en réduisant les dépenses ou en augmentant les recettes. Les néo-libéraux - sous les applaudissements des classes moyennes - proposeront toujours la première solution, parce que c'est la moins coûteuse pour eux: ceux qui peuvent se payer les écoles privés sont les moins soucieux de la qualité de l'éducation nationale. Mais ceux qui voudraient une politique de gauche doivent résolument balancer les deux côtés du problème. Oui, il faut reconsidérer un certain nombre de dépenses et de dispositifs qui ne sont tout simplement pas efficaces. Mais du côté recettes, il faut donner à l'Etat les moyens de son action, et cela implique d'arrêter le mouvement de réduction des impôts constant depuis les années 1980. Mais surtout, il faut faire de la croissance économique et de l'emploi les deux priorités absolues de l'action publique, car c'est là que se trouve la racine du problème. Avec une croissance forte et une inflation raisonnable, la dette cesse d'être un problème.
Descartes
(1) Ce qui implique un passage à la limite. Pour N pas de calcul, la somme prêtée s'ecrit comme la somme de 1 à N de K*(1-R/100)^N, où K est le capital de départ. Or, cette somme est égale à K*(1-R/100)*[1-(1-R/100)^N]/[1-(1-R/100)]. Et en faisant tendre N vers l'infini, (1-R/100)^N tend vers 0, et on trouve que la somme prêtée vaut K*(100/R-1). J'imagine que personne ne comprendra rien à ce calcul, mais je le mets pour satisfaire les plus mathématiques de mes lecteurs.
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