Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, le 1er janvier 2012 marque l'anniversaire d'un évènement majeur qui, si l'on croit du moins les discours de l'époque, auraient du réjouir le coeur de tous les "vrais européens". Le 1er janvier 2002, en effet, nos vieux billets libellés en Francs et représentant toutes sortes de vieilles gloires - horresco referens - nationales (vous savez, Pierre et Marie Curie, Saint-Exupéry, Debussy, Cézanne, Eiffel...) sont partis aux oubliettes, remplacés par ces merveilleux billets représentants des ponts inexistants qui ne conduisent nulle part et des fenêtres tout aussi inexistantes qui ne regardent sur rien.
Souvenez-vous, chers lecteurs. Souvenez-vous des discours enflammés tenus par des personnalités de droite comme de gauche qui à l'époque occupaient 99% de l'espace médiatique. Ce merveilleux changement illustrait la marche irrésistible de l'Europe vers son avenir radieux. Les vieilles nations - vade retro Satanas - allaient s'effacer pour laisser leur place à cet espace indifférencié, métissé, joyeux que Klapisch illustra dans son inoubliable - mais pas dans le bons sens - "auberge espagnole". Et tout ça sous la sage conduite des fonctionnaires "apolitiques" de Bruxelles, guidés non plus par des bas instincts électoraux mais par le plus grand bien, celui de la stabilité des prix et de la concurrence libre et non faussée. Le matin du 1er janvier 2002, on ne trouva pour montrer au journal télévisé que quelques grincheux pour regretter la disparition du franc, qu'on présenta d'ailleurs dans le meilleur style de l'époque sous un jour ridicule: des vieux attachés au passé et incapables de comprendre le monde merveilleux qui s'offrait à eux.
2002 fut l'apothéose du bourrage de crâne commencé à la fin des années 1980. L'Europe occidentale devait faire face à une crise multiforme, produit de la fin des "trente glorieuses". L'idéologie libérale s'installe, et avec elle une vision cynique et utilitaire de la politique par les élites. Il fallait donner à cette vision un déguisement qui la rendit politiquement acceptable par les peuples, et l'Europe, avec son message passe partout - qui peut être contre la paix, l'amitié, la coopération ? - offrait un minimum commun dénominateur permettant de montrer à l'horizon une perspective radieuse et d'habiller les politiques néo-libérales qui, sauf dans les pays de tradition anglo-saxonne, n'auraient jamais été acceptées si elles avaient été présentées nues. Le thatcherisme prit sur le continent européen le déguisement "soft" de la construction européenne. On privatisa à qui mieux mieux... mais ce fut au nom de l'amour entre les peuples. Et on expliqua qu'il fallait faire la monnaie unique pour permettre aux européens de voyager sans avoir à changer leurs billets, quand en fait c'était le moyen - la finance en avait rêvé depuis la nationalisation de la Banque de France - de sortir la politique monétaire des mains des élus du peuple pour la mettre dans les mains de techniciens bénis par les institutions financières. Ces inepties et beaucoup d'autres encore ont été soutenues par une classe politico-médiatique qui, avec de très honorables exceptions, fit de l'Europe un dogme.
Imaginons, cher lecteur, ce qu'auraient répondu ces personnalités si on leur avait demandé en 2002 ce que serait la fête d'anniversaire de l'Euro en 2012 ? Malheureusement, personne n'a songé à l'époque à leur poser la question. Ce qui est fort regrettable, parce qu'on se serait payé une bonne tranche de rigolade. En tout cas, on peut en être surs, aucun n'aurait eu la clairvoyance - ou la franchise - de décrire la situation où nous sommes. La monnaie unique est devenue un carcan qui risque fort d'entrainer l'ensemble des économies européennes dans le gouffre. On ne peut que partager l'analyse de Paul Krugman ("Italian default is the real eurozone worry", 26/10/2011). Pour ceux qui ne dominent pas la langue de Shakespeare, je traduis la partie la plus notable:
C'est un cercle vicieux. Pour sauver l'Euro, cette menace [celle d'un défaut sur la dette] doit être contenue. Mais comment ? La réponse implique la création d'un fonds qui peut, si nécessaire, prêter à l'Italie (et à l'Espagne, qui est aussi menacée) suffisamment d'argent pour lui éviter d'avoir à emprunter à des taux astronomiques. Il est probable que le fonds en question ne soit jamais utilisé, sa simple existence mettant fin au cycle de la peur. Mais il faut que l'argent pour faire face à des prêts très considérables, de l'ordre de mille milliards d'Euro, soit en caisse.
Et c'est là que se trouve le problème: toutes les propositions pour la création d'un tel fonds reposent en dernier ressort sur le soutien des principaux pays européens, soutien qui doit être crédible pour que le plan fonctionne. Mais l'Italie est précisement l'un de ces gouvernements: elle ne peut pas se sauver en se prêtant de l'argent à elle même. Et la France, la deuxième économie de la zone Euro, n'a pas l'air très solide en ce moment, ce qui fait craindre que la création du fonds, en s'ajoutant à la dette française, mette la France sur la liste des pays en crise (...).
Pensez à des pays comme Grande Bretagne, Japon ou les Etats-Unis, qui ont des dettes et des déficits énormes, et qui arrivent pourtant à emprunter à des faibles taux. Quel est leur secret ? La réponse, c'est qu'ils conservent leur propre monnaie, et que les investisseurs savent qu'ils peuvent toujours financer leurs déficits en faisant tourner la planche à billets.
Et la conclusion de Krugman est sans appel, et mérite d'être gardée en mémoire:
Plus généralement, le problème est que le système Euro a été conçu pour faire face à la dernière guerre économique. C'est une ligne Maginot construite pour éviter une nouvelle crise des années 1970, ce qui est pire qu'inutile quand le grand danger est une nouvelle crise des années 1930.
L'histoire de l'Europe de l'après-guerre est extraordinairement intéressante. Sur les ruines de la guerre, les européens ont bâti un ensemble de paix et démocratie, en construisant au passage des sociétés qui, quoique imparfaites - et quelle société ne l'est pas ? - sont probablement les plus solidaires dans l'histoire humaine. Et aujourd'hui, cette réalisation est menacée parce que les élites européennes, dans leur arrogance, ont enchaîné le continent dans un système monétaire qui recréé les rigidités de l'étalon or, et qui - comme l'étalon or dans les années 1930 - est devenu un piège.
Et cela devient si évident que même les plus fervents partisans de l'Euro ont fait profil bas ce 1er janvier. Pas de concert géant à la Concorde, pas de fête à la Porte de Brandebourg, pas de gens sabrant le champagne devant le siège de la BCE à Francfort. Pas même de rétrospective sur ARTE sur le mode "les dix merveilleuses années de l'Euro" - avec les généreux financements européens que ce genre de publi-documentaire reçoit habituellement. Silence et discrétion de rigueur. Et on peut parier que le vingtième anniversaire du traité de Maastricht sera lui aussi fêté "dans la stricte intimité, ni fleurs ni couronnes", comme on écrit sur les faire-part. Il ne faut surtout pas rappeler aux peuples les promesses faites il y a vingt ans. Cela pourrait le pousser à de regrettables excès, par exemple, de se demander ce que sont devenus ces pontifes qui prêchaient "l'Euro c'est la croissance et l'emploi" et "l'Europe qui protège".
Le pire, c'est que les mêmes qui hier balayaient d'un revers de manche méprisant les arguments des euro-sceptiques sont les premiers au fenestron pour nous proposer de contourner les règles qu'ils ont eux mêmes instituées. On a eu aujourd'hui une illustration de cette détestable manière avec la tribune publiée dans Le Monde par Michel "la vieillesse est un naufrage" - Rocard et Pierre Larrouturou.
Dans cette tribune, Rocard et Larrouturou constatent en passant que si "la banque centrale européenne n'est pas autorisée à prêter aux Etats membres, elle peut prêter sans limite aux organismes publics de crédit". Ils en concluent qu'il n'est pas nécessaire de modifier les traités pour que la BCE prête aux Etats. Il suffit que la BCE accepte de prêter à un "organisme public de crédit" qui servirait de prête nom, et que celui-ci prête à l'Etat en question. Ce genre de raisonnements font passer la lettre des textes avant leur esprit. Lorsque Rocard et Larrouturou ont appelé à ratifier le traité de Maastricht (et plus tard le traité constitutionnel européen, qui reprend les mêmes dispositions), leur lecture du texte n'était nullement celle-là. Pour tous les commentateurs du traité, il était clair que ces dispositions visaient à interdire directe ou indirectement le financement des Etats par la BCE, c'est à dire par la planche à billets. C'est cette interprétation qui a été défendue devant le peuple, et c'est sur cette interprétation que le peuple a voté et ratifié le traité. Prétendre aujourd'hui, parce que cela devient politiquement opportun, d'en faire une lecture diamétralement opposée, c'est se foutre du monde et d'abord de ceux devant qui on a défendu une autre interprétation (1).
Il n'est pas inutile de rappeller ce que pensait en 1992 un certain Michel Rocard du traité de Maastricht, celui-là même qu'il voudrait contourner aujourd'hui:
«Maastricht constitue les trois clefs de l’avenir: la monnaie unique, ce sera moins de chômeurs et plus de prospérité ; la politique étrangère commune, ce sera moins d’impuissance et plus de sécurité ; et la citoyenneté, ce sera moins de bureaucratie et plus de démocratie » (Michel Rocard, Ouest-France, 27.8.92)
Il est grand temps d'en finir avec un certain nombre de mythes de la construction européenne. C'est la condition sine qua non pour sortir de l'angélisme et être en mesure d'articuler une politique européenne cohérente et réaliste. Le premier de ces mythes, c'est le mythe de la paix. Oui, l'Europe a connu entre 1945 et nos jours la plus longue période de paix de son histoire. Non, cette paix ne doit rien à la construction européenne. Elle est le résultat combiné - et successif - de la défaite totale de l'Allemagne en 1945, des nécessités de la guerre froide, de la crainte qu'inspirait le Grand Voisin de l'Est, de la fin des empires coloniaux et d'un changement géopolitique qui fait qu'aujourd'hui ce n'est pas l'extension territoriale qui fait la puissance des nations. Mais si la guerre a disparu, on n'est pas devenu des frères pour autant. La guerre s'est poursuivie, mais avec d'autres méthodes. Elle s'est déplacée de la sphère militaire à la sphère économique.
Il faut arrêter de croire que la construction européenne poursuit, on ne sait pas par quelle sorte de magie, le bien commun. La construction européenne est le résultat de rapports de force dans la défense d'intérêts. Certains de ces intérêts - ceux des grandes entreprises multinationales - sont transnationaux. D'autres, ceux des Etats, sont nationaux. Mais aucun n'est véritablement "européen". En 1992, la France a subi une défaite: elle a du accepter la généralisation à l'ensemble de l'Europe de la monnaie allemande et de la politique monétaire orthodoxe de la Bundesbank. On peut dire tout ce qu'on veut, le fait est là: le mandat de la BCE est identique à celui de la banque centrale allemande, et pendant dix ans elle a conduit le même type de politiques, quelque fut la nationalité de son président. Or, ces politiques sont adaptées à la structure économique de l'Allemagne (et de quelques pays qui lui ressemblent), et profondément inadaptées aux structures des autres pays. Et le résultat a été un transfert de richesse massif qui appauvrit les pays "non-allemands" pour enrichir les autres. Ce phénomène est resté imperceptible aussi longtemps que ces pays ont pu emprunter de quoi masquer leur appauvrissement en maintenant le niveau de vie des populations. Aujourd'hui, ce n'est plus possible, et c'est pourquoi le système est entré en crise. Et de la même manière qu'on ne peut remplir une passoire, on ne peut résoudre la crise par injection de monnaie sauf à la rendre permanente, c'est à dire, de créer un mécanisme de transfert de richesse des pays les plus riches vers les pays les plus pauvres. Et on voit mal qu'est ce qui pourrait pousser les plus riches à accepter une telle ponction.
Devant cette crise, que nous disent les anciens maastrichiens ? Et bien, surtout pas d'auto-critique. Le traité reste bon, il suffit de le contourner. Les partisans acharnés de la politique du "franc fort" et de la déflation des années 1980 crient maintenant "Faisons tourner la planche à billets et finançons avec ces billets les déficits publics !". Seulement voilà, il faudra qu'ils nous expliquent par quel miracle les pays à faible endettement et aux finances publiques équilibrées accepteraient de faire tourner la planche à billets au bénéfice exclusif des plus endettés. Par bonté d'âme, peut-être ?
Descartees
(1) La proposition de Rocard est ensuite d'utiliser cet artifice pour financer la dette des Etats. Mais comme il veut ménager la chèvre et le chou, il réaffirme le vieux principe germanique qui a inspiré les rédacteurs du traité de Maastricht selon lequel "rien ne doit encourager les gouvernments à continuer la fuite en avant" vers un endettement toujours croissant. Comment concilier ces deux impératifs inconciliables, celui du financement bon marché de la dette et celui de la sobriété ? Et bien, par une pirouette: Rocard et Larrouturou séparent la "vielle dette" (à refinancer à des taux proches de 0%) et la "nouvelle dette" qui, elle, serait financée par les marchés. L'ennui, c'est que toute dette finit par devenir "vieille" avec le passage du temps. La distinction est donc assez artificielle: lorsqu'un Etat émet de la dette, l'argent qu'il se procure n'est pas "fleché". Il va dans un pot commun, d'où sortira l'argent qui sert à payer les instituteurs, les policiers, l'entretien des routes... ou à rembourser les dettes anciennes. La dette se "renouvelle" donc en permanence, et la distinction entre "dette ancienne" et "dette nouvelle" est donc totalement artificiel.
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