Cela vous étonnera peut-être, mais j’aime bien Jean-Luis Bourlanges. Il est pour moi l’un des rares eurolâtres à avoir conservé un minimum de rationalité dans sa vision du monde. Pour un Jean Arthuis, un François Hollande ou un Daniel Cohn-Bendit, l’Europe est une sorte Dieu chrétien de substitution. Comme Dieu, les voies de l’Europe sont impénétrables et même lorsqu’elle nous semble fonctionner de manière absurde ou conduire des politiques aberrantes, elle travaille en fait pour nous sans que nous nous en apercevions. Certes, reconnaissent-ils, l’Europe « ne fait pas ce qu’elle devrait », elle « ne répond pas à nos attentes ». Mais s’il en est ainsi, ce n’est pas à l’Europe qu’il faut s’en prendre, pauvres mortels que nous sommes, mais à nos propres pêchés et à ceux de nos gouvernants. Bourlanges partage avec eux un idéal fédéraliste, mais cet idéal ne l’empêche pas de voir les limites du réel, et surtout de le dire haut et fort, au risque de désespérer Billancourt. Ce qui fait que la lecture de ses écrits n’est jamais une perte de temps.
J’ai fait la connaissance de Jean-Louis Bourlanges à une conférence qu’il avait donné au Parlement européen de Strasbourg en 2001 à des étudiants d’une célèbre école française d’administration. La France passait alors par une crise d’eurolâtrie aiguë, avec l’arrivée de l’Euro fiduciaire prévue pour le premier janvier 2002. Je m’attendais donc, de la part d’un fédéraliste avoué et député européen, devant un auditoire de jeunes futurs fonctionnaires a qui on bourrait le crâne sur le thème « l’Europe est votre avenir » de surcroît, à une conférence de la plus grande eurobéatitude. J’avais tort. Le message de Bourlanges était au contraire d’un grand pessimisme. Pour lui, l’Union européenne avait bien marché tant qu’elle était resté une union économique, un ensemble de nations coopérant entre elles. Mais en touchant aux instruments de la souveraineté sans être véritablement une nation, les institutions européennes avaient commis une sérieuse erreur. Et l’élargissement continu ne faisait qu’aggraver les choses. Il a conclu sa conférence sur un avertissement : l’arrivée de l’Euro risquait de marquer le zénith de la construction européenne et le début d’une longue période de paralysie et de délitement.
Bien sur, je cite de mémoire et je m’excuse par avance auprès de l’intéressé si ma mémoire trahit ses propos. Mais je ne le pense pas, puisque d’une certaine façon il les reprend dans la tribune qu’il publie dans Le Monde daté du mardi 20 mai 2014. Où il dit plein d’autres choses qui sous ma plume sonneraient comme des banalités, mais qui sous la sienne prennent une toute autre résonance. Sa thèse est que le discours qui prétend que l’élection européenne ferait partie d’un processus démocratique pour désigner le prochain président de la Commission européenne est une pure imposture, inventée par des partis politiques en mal d’idées pour donner à ces élections un enjeu. Et voici ce qu’il écrit :
« Toute l’affaire repose sur une formidable illusion, celle d’une identité de nature entre démocratie nationale et démocratie européenne. Ce serait pourtant folie que d’ignorer l’effets sur la vie publique de la fragmentation du corps politique européen. L’Union n’est pas et ne sera pas une nation. Le fil de soie de la solidarité unissant, du Cercle polaire au Rocher de Gibraltar, des populations aussi hétérogènes et des Etats aussi jaloux de leur identité est trop ténu pour engendrer envers l’Union la même sorte de loyalisme inconditionnel qui, dans le cadre de nos nations respectives, nous fait supporter sans broncher le choc des affrontements majoritaires, les épreuves de tout ou rien, la relégation durable des vaincus par les vainqueurs ».
Non seulement c’est bien dit, mais c’est bien écrit. C’est agréable de lire un texte qui échappe aux conventions des agences de com’ (sujet-verbe-prédicat, pas de phrase longue, pas de références littéraires compliquées). Mais que nous dit Bourlanges sur le fond ? Et bien, que « L’Union n’est pas et ne sera pas une nation ». Qu’elle ne saurait susciter le « loyalisme inconditionnel » qui permet aux citoyens d’une même nation de s’affronter politiquement sans se diviser. On peut imaginer ce qu’un tel aveu peut coûter à un fédéraliste historique qui a cru très fort en son temps à l’Europe-nation. Fort bien. Mais il y a une question que Bourlanges ne se pose pas : par quel mécanisme la nation suscite ce « loyalisme inconditionnel » qu’elle semble être la seule à pouvoir créer ? Pourquoi au sein des nations la minorité « vaincue » accepte aussi facilement t à chaque élection sa « relégation par les vainqueurs » ?
Pour le comprendre, il faut revenir sur ce qui fait les nations. Au delà du « sang et des morts » dans la vision plus racialiste, ou du « pacte sans cesse renouvelé » de la vision contractualiste, ce qui caractérise la nation c’est avant tout l’existence d’une solidarité inconditionnelle entre ses membres. Cette idée que nous devons solidarité à quelqu’un que nous n’avons jamais vu, que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons jamais, qui n’a pas les mêmes goûts, la même religion, la même tradition familiale, simplement parce que nous appartenons à la même « communauté de destin ».
Qu’un jacobin le reconnaisse, cela semblerait naturel. Mais qu’un centriste libéral et europhile comme Bourlanges reconnaisse à la nation cette capacité unique de générer un « loyalisme inconditionnel » - et donc la solidarité inconditionnelle qui en est la contrepartie – est plus intéressant. Reste à en tirer les conclusion, et voici ce que dit Bourlanges :
« Les eurosceptiques tirent argument de cette fragilité pour proclamer l’impossibilité de toute vie démocratique en dehors du cadre national. Ils ont tort car rien ne saurait justifier qu’on arrête aux frontières d’un Etat le bénéfice d’une gouvernance représentative, de procédures décisionnelles transparentes et efficaces, d’un cadre juridique sécurisé. Il reste qu’à l’échelle d’un continent, là où l’unité du corps politique est moins un acquis qu’un horizon, le manichéisme majoritaire est une liqueur trop forte (…) Aussi bien le système a-t-il été conçu pour prévenir et désamorcer chocs frontaux, pulsions centrifuges et tentations séparatistes. L’Union doit beaucoup à Montesquieu et fort peu à Rousseau. Elle s’attache à dégager de solides compromis et à n’écraser personne plutôt qu’à faire passer sur les peuples le rouleau compresseur d’une introuvable « volonté générale ». Du pouvoir d’initiative de la Commission au vote à la majorité qualifiée au Conseil des ministres, l’Europe communautaire (…) a su se doter d’instrument subtils pour décider efficacement. Symétriquement toutefois, le partage du pouvoir entre plusieurs institutions, différemment mais également légitimes, les cheminements procéduraux conçus pour les relier entre elles, la garantie d’une juridiction indépendante répondent au souci de préférer la négociation à la confrontation, le compromis à la rupture, l’inclusion à l’exclusion ».
Là, je ne suis pas Bourlanges. D’une part, parce que j’avoue que la capacité de « décider efficacement » des institutions européennes m’avait échappé. Et d’autre part, parce que je pense qu’il se trompe fondamentalement sur ce qu’est la « vie démocratique ». Il a raison de dire que rien ne s’oppose à ce que des institutions qui « ne sont pas et ne seront pas » des nations se donnent une gouvernance représentative, des procédures décisionnelles transparentes et efficaces, un cadre juridique sécurisé. Pour l’Union européenne, ce serait d’ailleurs une innovation considérable, parce que pour le moment l’efficacité et la transparence de ses processus de décision ne saute pas aux yeux. Mais plus fondamentalement, une « vie démocratique » ne se réduit pas à la représentativité, la transparence, l’efficacité, la sécurité juridique. Une « vie démocratique » exige qu’il y ait un « demos » capable de débattre ouvertement des questions qui se posent à lui et de choisir entre les différentes options ouvertes sans risquer de se disloquer lorsque la décision déplaît à tel ou tel groupe. Et je dis bien « choisir », parce que le système de gouvernement par négociation et compromis dont parle Bourlanges me rappelle la blague du couple dont le mari voulait vivre à Paris et la femme à Toulouse, et qui par souci de compromis s’installent à Limoges.
Si l’on déclare « introuvable » l’intérêt général, que reste-t-il comme fondement de la « vie démocratique » ? Si le but de la politique n’est plus de rechercher un intérêt collectif qui transcende les intérêts de chacun, il ne reste plus qu’a rechercher le meilleur équilibre possible entre des intérêts contradictoires. La politique se réduit alors à une négociation mesquine entre groupes d’intérêts qui aboutit fatalement à un équilibre déterminé par le rapport de forces. Si c’est cela la seule « vie démocratique » que l’Union peut offrir, on comprend le désintérêt des peuples pour cette élection.
Bourlanges se moque de la « conflictualité démocratique chère à la gauche française », mais ne réalise pas que la démocratie, c’est cela : la « conflictualité » entre idées opposées exprimée dans un cadre institutionnel. Bourlanges rêve d’une démocratie où les décisions se prennent par négociation et compromis entre « gens raisonnables ». Mais l’expérience montre que les gens ne sont « raisonnables » dans une réunion que lorsqu’ils ont les mêmes intérêts. La démocratie façon Bourlanges est en fait une démocratie aristocratique. Elle ne fonctionne que pour autant que les peuples acceptent de déléguer à des cénacles de gens « raisonnables » - et donc ayant les mêmes intérêts – la marche des affaires. Et les peuples ne sont pas contre, d’ailleurs, aussi longtemps que les aristocraties en question montrent leur efficacité. Mais avec le pouvoir vient la responsabilité : lorsque les résultats sont mauvais, lorsque les aristocraties en question ne tiennent pas leurs promesses, lorsqu’elles se servent plutôt que de servir l’intérêt général, les peuples finissent par demander des comptes.
Bourlanges sait tout cela. Mais il veut croire que les peuples sont injustes. Qu’ils condamnent le mauvais coupable en s’en prenant à l’Union alors que toute la faute est aux Etats qui ont tronçonné les pouvoirs et « démembré l’exécutif de Bruxelles ». Il ne veut pas voir qu’au delà des hommes, il y a une faute congénitale de l’Europe, celle de vouloir donner des pouvoirs régaliens à une structure qui, n’étant pas une nation, n’a pas la légitimité pour les assumer.
Il faut lire ce qu'écrivent les gens avec lesquels on n'est pas d'accord. Surtout lorsqu'ils sont intelligents. C'est pourquoi je vous invite à lire Jean-Louis Bourlanges...
Descartes
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