Mais quelle mouche a piqué Jean-Luc Mélenchon ? Dans un long papier sur son blog, le Petit Timonier se prenant pour Zola lance une sorte de "j'accuse" sous le titre "Kerviel est innocent !". Dans son article il va jusqu'à faire - discrètement, mais il le fait quand même - l'analogie entre la défense du "capitaine monarchiste du début du siècle précédent" (1) et celle du trader de la société générale. La grande différence, c'est que contrairement à Dreyfus, Kerviel n'a pas été envoyé à l'Ile du Diable, et que contrairement à Zola, qui avait des arguments factuels pour montrer que Dreyfus n'avait jamais commis les actes dont il était accusé, la conviction de Mélenchon quant à l'innocence de Kerviel s'appuie non pas sur des éléments factuels, mais sur un raisonnement qui ne résiste à un examen rationnel.
Qu'est ce qui fait dire à Mélenchon que Kerviel est "innocent" ? Mélenchon ne conteste nullement les éléments factuels du dossier contre le trader. Il ne prétend pas avoir des preuves que Kerviel a appliqué les règles prudentielles édictées par la banque. Il ne conteste pas que Kerviel se soit livré à des manipulations informatiques contraires aux règles qu'il connaissait et qu'il a sciemment violées. Le raisonnement de Mélenchon, c'est que si Kerviel a pu faire tout ça, c'est parce que la banque ne l'a pas suffisamment contrôlé. Qu'elle l'aurait même encouragé, en lui fixant des objectifs ambitieux, à transgresser les règles. Kerviel n'est donc qu'une victime de l'infâme Société Générale. Et puisque la Société Générale est coupable, Kerviel est forcément innocent.
C'est un peu facile: même si la banque était considérée coupable d'un défaut de surveillance et de contrôle, cela n'exonère nullement de sa responsabilité celui qui a profité de ce défaut pour faire des choses qu'il savait pertinemment être interdites. Et même en admettant que ce fut la seule manière d'atteindre les objectifs fixés - ce qui n'est nullement démontré par Mélenchon - l'homme libre qu'est Kerviel a fait un choix moral entre respecter les règles et empocher les bonus. La défense de Mélenchon ressemble furieusement à celle du chauffard qui en sortant de boîte en état d'ivresse provoquerait un accident, et qui devant le juge plaiderait que "c'est la faute aux gendarmes qui n'étaient pas là pour le contrôler et à mes parents qui m'ont demandé d'être de retour à minuit". Tout ça n'est pas sérieux.
Que Mélenchon veuille dénoncer la Société Générale, et à travers elle le monde de la finance, c'est son droit. Qu'il ait été ému par sa rencontre avec Kerviel - comme il le dit lui même dans l'article en brossant du trader déchu un portrait larmoyant à souhait - c'est tout à son honneur. Mais ce n'est pas parce que Kerviel est un pauvre type dépassé par les événements qu'il est pour autant innocent. En décidant de passer outre les règles, de falsifier des documents, de mentir à sa hiérarchie il a agi en homme libre, et donc responsable de ses actes. C'est cette liberté que Mélenchon lui dénie, et son discours mélenchonien dans cette affaire est intéressant parce qu'il pointe une conception de la responsabilité individuelle qui, à mon avis, pose problème.
Toute société est construite sur une théorie de la responsabilité des individus. C'est à travers de cette théorie que la société peut demander des comptes aux individus de leurs actes, c'est aussi sur ce fondement que la société accorde sa solidarité. Si je punis celui qui a fait le mal, c'est parce que je postule qu'il avait le choix et aurait pu choisir de faire le bien. Si je donne à celui qui perd son emploi des allocations, c'est parce que je considère qu'il n'est pas au chômage de par sa propre volonté. Punir celui qui n'est pas libre de choisir n'a pas de sens. Assister celui qui par ses choix se place en situation de besoin est encourager l'inconscience.
Sur cette question, deux conceptions extrêmes s'affrontent. D'un côté, les libéraux héritiers de l'esprit des Lumières, pour qui l'homme est libre de choisir et donc responsable de ses choix. De l'autre, la tradition "victimiste" pour qui l'homme est déterminé - par ses parents, par ses origines, par le système, par la Grande Conspiration... - et ne peut donc être tenu pour responsable de ces actes puisqu'il n'a pas le contrôle sur sa propre vie. Entre ces deux pôles, la société choisit en général une voie moyenne: elle admet que les hommes sont - sauf dans le cas où ils ne peuvent pas les comprendre - responsables de leurs actes mais reconnait que des circonstances peuvent atténuer ou au contraire aggraver cette responsabilité.
Le gauchisme se place traditionnellement à l'extrême du "victimisme". Cela conduit à justifier n'importe quel acte à partir du moment où il est commis par un "petit", puisque par définition les "petits" seraient incapables de faire des choix libres. J'avais illustré sur ce blog comment la "gauche radicale" avait justifié le saccage de la sous-préfecture de Compiègne par les "Conti" en proclamant que Xavier Mathieu était "innocent". Cette même gauche avait justifié les agissements des émeutiers des banlieues de 2005, sous prétexte que cette violence était la conséquence logique des discriminations et brimades que "la société" faisait subir à ces populations. Ici, le raisonnement est à peu près le même. Kerviel n'est pas un être humain rationnel ayant fait des choix librement et devant en répondre. C'est une sorte de marionnette qui, placé dans une situation où son employeur l’encourageait à faire du chiffre, n'avait pas le choix (2).
Cette conception est, il faut insister, profondément antidémocratique. Tout simplement parce que la démocratie est fondée sur le présupposé que le citoyen est capable, malgré le champ de contraintes dans lequel il se trouve, d'effectuer des choix rationnels et libres. Si l'on suit la théorie mélenchonienne, il est indispensable d'enlever le droit de vote à ceux qui, comme Kerviel, agissent comme des robots. Peut on confier le destin de la Nation à des citoyens qui, comme Kerviel, font ce qu'on leur dit - même implicitement - alors qu'ils savent que c'est illégal ?
Descartes
(1) Mélenchon, comme d'habitude, n'est pas très rigoureux. Dreyfus n'a jamais été "monarchiste".
(2) Paradoxalement, lorsque le délinquant est un représentant de l'autorité, l'extrême gauche est tout à fait prête à admettre la responsabilité personnelle. Ainsi, lors des différentes "bavures", elle a toujours exigé que la responsabilité personnelle des policiers soit mise en cause. L'argument mélenchonien du "manque de contrôle par la hiérarchie" ne semble pas suffisant dans ces cas pour déclarer que les policiers sont "innocents"...
Commenter cet article