Mais quelle mouche a piqué Sarkozy ? Son discours à Grenoble, avec la proposition de révoquer la nationalité de certains "délinquants d'origine étrangère" ne peut que soulever une certaine perplexité, et cela même chez ceux qui, comme moi, ne sacrifient pas à l'antisarkozysme primaire qui règne à gauche. Même pour certains de ses partisans inconditionnels, la pilule est difficile à avaler. La question n'est pas de savoir si cette proposition serait efficace ou inefficace pour lutter contre la violence, pas même de savoir si elle est "raciste" ou pas. La question est que dans l'ordre juridique tel qu'il est aujourd'hui, une telle proposition est irréalisable. Bien entendu, un ordre juridique n'est jamais statique, et on peut toujours le changer profondément. Mais est-ce vraiment ce que veut Sarkozy ? On peut sérieusement en douter.
En matière de droit de la nationalité, la France vit une schizophrénie croissante entre son droit et ses réalités. D'un côté, un droit essentiellement assimilationniste: l'acquisition de la nationalité est quasi-automatique pour les enfants d'étrangers nés sur le territoire national, et la naturalisation reste une procédure relativement simple. Et à quelques limitations temporaires près, naturalisés et "natifs" sont égaux en droit puisque la constitution ne connait pas plusieurs catégories de citoyens. En d'autres termes, notre droit est construit comme pour que l'enfant d'étranger et le naturalisé deviennent pleinement français sans aucune condition.
Mais pour que ce droit fonctionne, il faut qu'il puisse s'appuyer sur une réalité. En d'autres termes, il faut que l'étranger naturalisé ou l'enfant d'étranger soit effectivement assimilé. Qu'il partage au minimum les valeurs et les réflexes qui rendent possible le "vivre ensemble". Si l'étranger naturalisé, si le fils d'étranger tout en arborant le passeport français et les droits qui vont avec ne se sent aucun devoir envers la France (voire conserve une fidélité intacte à son pays d'origine), il y aura un problème. La nationalité française devient alors pour une partie de la population une fiction administrative, un recours commode pour avoir des droits sans les devoirs qui vont avec: elle fait de l'étranger un profiteur en puissance. La situation est d'autant plus delètère qu'elle jette la suspicion sur les naturalisés ou fils d'étrangers qui sont effectivement assimilés à la République, et fait les choux gras de tous les populistes.
Si le droit est assimilationniste, c'est parce que la France qui a fait ce droit l'était aussi. Lorsqu'on parle (souvent pour le regretter) de la manière dont la France a "intégré" les immigrants par le passé, on fait une erreur fondamentale. La France n'a jamais "intégré" personne, elle "assimilait". Elle n'a jamais fait une place aux étranger en tant qu'étrangers, elle a fait au contraire tout son possible pour qu'ils deviennent français. Loin de la position "intégrationniste" des pays anglosaxons, il n'y a jamais eu chez nous une volonté de créer des "communautés" étrangères avec leurs institutions, leurs journaux dans leur propre langue, des quartiers "réservés" favorisant l'endogamie et des droits religieux ou civils particuliers. La République a appliqué à l'étranger la même politique assimilationniste qu'elle avait appliqué pour ses minorités régionales: Une seule école, une seule langue, un seul droit, qui est le même pour tous. Et cette politique a merveilleusement fonctionné jusqu'aux années 1960. Italiens, espagnols, juifs d'Europe centrale... tous ces gens là se sont mariés a des français ou des françaises, leurs enfants ont suivi l'enseignement français et occupent souvent des postes de premier niveau dans les entreprises, dans l'administration, dans le monde politique. Et en deux générations sont devenus pratiquement indistinguables du reste de la communauté nationale.
Pourquoi cette machine s'est déréglée ? Il y a beaucoup de raisons, et beaucoup d'erreurs ont été commises. Mais à l'origine on retrouve presque toujours la même transformations sociologique: la montée en puissance dans le champ politique des classes moyennes. Car il faut bien comprendre que les classes moyennes (1), celles qui ont surgi dans les années 1960, n'ont qu'une obsession: sauvegarder la position si difficilement conquise. Et pour cela, ils sont prêts à brûler les échelles qui ont permis leur promotion sociale, afin d'empêcher à d'autres de les utiliser pour venir concurrencer leurs propres enfants. Le système éducatif était l'une de ces échelles: les classes moyennes l'ont brûlé en mai 1968, en déclarant que c'était un "instrument répressif de l'Etat" et que le "savoir populaire" était bien supérieur à celui acquis dans les lycées et dans l'université. L'assimilation des français "d'origine étrangère" était, elle aussi, une menace pour la position des classes moyennes, puisqu'elle faisait apparaître dès la première génération des concurrents redoutables pour les positions qu'elle voulait transmettre à ses propres enfants. Enfermer les "français d'origine étrangère" dans leurs ghettos était finalement une alternative attractive et tellement plus économique...
Le surmoi républicain du "projet collectif" était trop encombrant pour les classes moyennes, on l'a remplacé par un sous-moi pleurnichard qui passe son temps à s'excuser des crimes et des fautes de nos ancêtres. Cette haine de soi rend l'assimilation impossible: comment demander à des étrangers d'adhérer à un "roman national" qui n'est plus fait que des horreurs coloniales, des déportations de Vichy, des abus, des excès, des crimes ? Cela fait quarante ans que le ver est dans le fruit, et il a été nourri autant par la droite que par la gauche.
Bien entendu, lorsqu'il s'agit de défendre ses intérêts une classe fabrique toujours une superstructure idéologique qui déguise ces intérêts derrière de nobles principes. Ici, le "noble principe" a été le droit de chacun à "conserver sa culture" et l'utopie de la "société multiculturelle".Ce principe, cette utopie sont l'aboutissement logique de la philosophie individualiste de mai 68: l'individu est tout, la société n'est rien (2). Laissons les différentes cultures se confronter sans interférence de l'Etat, car de cette libre confrontation ne peut surgir que compréhension et tolérance. L'ennui, c'est que les faits ont démenti assez vite cette perception: la "libre confrontation" a produit, comme c'était prévisible, la lutte d'influences pour conquérir un "territoire" et le tenir ensuite. Loin de conduire au dialogue et à l'interpénétration, le multiculturalisme a conduit au fractionnement de la société et au repli dans le groupe identitaire, seul capable de vous défendre contre les autres groupes. Sans un projet collectif qui soit commun à tous, sans un "surmoi républican" (3) capable de transcender les petites querelles communautaires, le morcellement et les guerres tribales sont inévitables. Et c'est précisement ce qu'on est en train de voir: lorsqu'un voyou est tué, sa "tribu" fout le feu. Peu importe que le voyou ait été tué en légitime défense, alors qu'il venait de commettre un acte criminel. C'est un membre de la "tribu", il mérite donc d'être défendu contre le reste du monde. On en est là.
Et qu'on ne vienne pas me raconter que le chômage, que la misère, que la précarité et tout ce tralala habituel qu'on sert à chaque fois. La misère, la précarité, le chômage étaient bien pires dans les années '30. Est-ce que pour autant on voyait partir en fumée des gymnases, des bibliothèques publiques, des mairies, des voitures ? Je mets au défi quiconque de me citer un seul acte de vandalisme massif comme ceux qui ponctuent maintenant chaque "émeute" à cette époque. Non, la source des cette violence n'est pas dans la misère, dans la précarité, dans le chômage (même si ces facteurs jouent sans doute un rôle). Il y a autre chose, et si l'on ne le comprend pas, on restera au même discours bienpensant qui fait des voyous des victimes, et qui finira par jeter les honnêtes gens dans les bras de Le Pen.
La gauche a refusé pendant très longtemps d'examiner les liens entre communautarisme et violence. Ce refus de voir les problèmes partait, comme souvent, d'un noble postulat: "il ne faut pas stygmatiser telle ou telle communauté". Seulement voilà, un postulat ne fait que cacher le problème, il ne le fait pas disparaître. On ne voit pas des bandes de "gaulois" vandalisant un village, coupant les arbres, détruisant la signalisation et saccageant les commerces. On ne voit pas un quartier "gaulois" mis à feu et à sang en réaction à la mort d'un braqueur "gaulois". Ce sont des faits, et on ne gagne jamais rien à ignorer les faits. On peut même y perdre beaucoup.
Car la nouveauté aujourd'hui, c'est que les classes moyennes commencent à avoir peur. Aussi longtemps qu'il s'agissait de pratiquer le multiculturalisme en chambre en lisant le "nouvel obs" et d'en laisser les conséquences aux habitants des "quartiers" (en laissant les "grands frères" maintenir l'ordre dans les quartiers en échange d'une certaine bienveillance sur leurs "bizness"), tout allait bien. Mais lorsque la violence déborde et commence à menacer les institutions auxquelles les classes moyennes tiennent, là c'est une autre affaire. Or, il n'y a qu'une chose plus dangereuse que les classes moyennes triomphantes, et ce sont les classes moyennes apeurées. Ce sont elles qui, sous pretexte de "retour à l'ordre", ont souvent constitué la base politique des dictatures: ce fut le cas dans l'Allemagne de Hitler et dans le Chili de Pinochet. Demain, ce pourrait être le cas chez nous ?
Sarkozy réagit aujourd'hui avec un langage martial parce qu'il sent, avec son flair politique légendaire, que l'opinion publique le demande. Je ne crois pas qu'il se fasse des grandes illusions sur l'efficacité de ces mesures, pas plus que l'opinion publique, d'ailleurs. Mais la politique a aussi une dimension symbolique, et le simple fait de parler de cette problématique fait un contraste avec une gauche toujours résolument muette dès qu'on parle des questions de sécurité publique. C'est pourquoi il est essentiel que la gauche sorte de son mutisme. Et pour cela, il faudra qu'elle se résigne à poser les problèmes et a examiner les solutions possibles. Qui ne sont pas simples. Qui ne correspondent pas à la vision "victimiste" que la gauche a privilégié depuis quarante ans. Qui vont l'obliger à réviser certains de ses "fondamentaux". Une révision est inévitable si la gauche veut persuader les couches populaires, les premières victimes de l'insécurité, qu'ell est capable de gouverner.
Descartes
(1) Pour clarifier le point, il est utile ici d'essayer de définir ce que j'entends par "classes moyennes". Pour revenir à une perspective marxiste, je dirais que ce sont ces groupes sociaux qui détiennent suffisamment de capital (matériel ou immatériel) pour ne pas être exploités, mais pas assez pour pouvoir exploiter le travail des autres. Cela regroupe les professions libérales, les professions intellectuelles qui tout en étant salariées ont suffisamment de pouvoir de négociation pour réduire la marge de plusvalue qu'ils produisent (ingénieurs, techniciens supérieurs, cadres), commerçants, artisans, etc.
(2) Peut-être la meilleure illustration de cette philosophie est le débat sur le voile intégral, qui voit s'opposer ceux qui défendent un "droit" de l'individu à s'habiller comme il l'entend et ceux qui au contraire jugent que le trouble social jeté par ce comportement justifie une limitation du droit individuel. Il est saisissant de voir la timidité des partisans de l'interdiction a donner à celle-ci son véritable fondement, dans la mesure où le conseil constitutionnel a choisi systématiquement une interprétation "individualiste" de la constitution. Le rapport du Conseil d'Etat sur cette question, et notamment les paragraphes sur l'ordre public immatériel posent magistralement ce débat.
(3) J'emprunte l'expression à Alain-Gérard Slama, dont l'excellent essai "Le siècle de monsieur Pétain" est à mettre entre toutes les mains...
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