Ca y est, une fois encore le cirque sécuritaire est parti. Surfant sur deux faits de société graves (Saint-Aignan et Grenoble), notre hyper-président est monté sur les grands chevaux sécuritaires. Et que fait la gauche, toutes tendances confondues ? Et bien, elle cède au réflexe pavlovien d'attaquer le gouvernement, avec deux chefs d'accusation bien distincts: l'incompétence ("tout cela montre l'échec de la politique du gouvernement en matière de sécurité") d'une part, le manquement aux principes républicains (inconstitutionnalité des mesures proposées, stigmatisation de telle ou telle population, etc.) d'autre part.
Mais que pense le peuple de tout ça ? Selon un sondage publié aujourd'hui, une majorité confortable (pour ne pas dire écrasante) des français semble séduit par les mesures annoncées (1). Ce qui montre, à minima, que le message de la gauche ne passe pas. Pourquoi ? On pourrait hasarder plusieurs hypothèses, mais il y en a une qui saute aux yeux: sur la question de la sécurité comme sur bien d'autres questions de fonds, la gauche n'arrive pas à définir une politique de alternative. En dehors du réflexe pavlovien qui répond à tout problème en demandant "plus de moyens", on ne voit pas à gauche apparaître une réflexion réaliste sur les problématiques de sécurité, d'ordre publique, d'utilisation de l'instrument répressif.
Il faut dire que la gauche d'aujourd'hui, l'héritière nolens volens des idées libérales-libertaires de mai 1968, est particulièrement mal armée pour réflechir à ces questions. La gauche française non-marxiste (2) reste fondamentalement adepte d'un rousseauisme assez schématique: l'homme est naturellement bon, et c'est la société qui le corrompt. Avec une inévitable logique, on en déduit que dans une société idéale, construite sur les principes d'égalité et de justice, le crime et le délit s'éteignent naturellement, sans qu'il soit besoin de les réprimer. Et que dans notre société, qui est bien loin d'être idéale, le délinquant, le criminel ne sont que des victimes de la société, qui par ses imperfections corrompt leur "nature". Un conclusion qui s'accommode parfaitement dans la vision "victimiste" prédominant aujourd'hui à gauche.
Une telle vision rend impossible toute réflexion autonome sur les questions de sécurité et d'ordre public. Si les délinquants sont le produit d'un ordre social injuste, alors les solutions ne peuvent pas se trouver dans le domaine de la sécurité lui même, mais dans la transformation globale de la société. Pire: dans la mesure où le délinquant menace cet ordre social injuste, la tentation est forte de voir en lui une sorte de "révolutionnaire malgré lui", d'où la fascination romantique qu'exerce sur la gauche une certaine délinquance. De Mandrin à Goldmann et Knobelpiess, la gauche a toujours été tentée de penser que puisque les délinquants sont des "victimes" et que leur action menace l'ordre établi, ils sont les alliés objectifs du combat pour le changement de société.
C'est une grave erreur. La délinquance n'offre pas comme alternative à l'ordre injuste un ordre plus juste. Elle propose au contraire comme alternative un ordre encore plus injuste, en fait le plus injuste de tous les ordres possibles, celui de la loi du plus fort.
Une des grandes constantes de l'histoire politique est que l'ordre, même injuste, est toujours préférable à la loi du plus fort. Et cela est encore plus vrai lorsqu'on regarde le problème du point de vue des couches populaires. Les riches ont toujours les moyens de garantir la sûreté de leurs personnes, mais les pauvres n'ont pour toute protection que celle que l'ordre social peut fournir. C'est pourquoi la préservation de l'ordre public, quelque soit la nature de cet ordre, est un bien en soi et perçu comme tel par les couches populaires. Et c'est cela qui explique que le discours répressif soit perçu à chaque fois positivement par l'électorat populaire. Loin de révéler une quelconque "lépénisation des esprits", cette réaction montre que l'électorat populaire sait ou se trouvent ses intérêts.
La gauche post-soixantehuitarde, avec son discours libéral-libertaire et sa fascination pour le des-ordre se fait piéger à chaque fois parce que son discours est en décalage avec la réalité. Voir le délinquant comme une victime et le des-ordre comme une aide à la création est attractif lorsqu'on habite le marais. Mais lorsqu'on a le douteux privilège de côtoyer tous les jours ces "victimes" et d'expérimenter dans sa chair le des-ordre, la chose perd de son attrait. Pas étonnant que les rares personnalités de gauche qui vont contre la vulgate soient des élus de terrain exerçant leurs responsabilités dans des communes populaires (3).
La gauche ferait bien de regarder la réalité en face. Oui, la question du maintien de l'ordre public et de la sécurité des citoyens est une question réelle. Non, la délinquance n'est pas uniquement une conséquence des injustices sociales, puisque l'immense majorité des travailleurs français les plus modestes ne braque pas des banques et ne trafique pas de la drogue. Et oui, une organisation politique qui prétend demain gouverner la France doit énoncer une politique de sécurité et d'ordre public qui ne peut se réduire à "plus de policiers, plus d'assistantes sociales", ni même à "plus d'emplois".
Aussi longtemps qu'elle n'entamera pas cette réflexion, elle laissera à la droite puiser seule les bénéfices électoraux du discours sécuritaire.
Descartes
(1) Le sondage en question mériterait à lui seul un long commentaire. On peut se procurer le rapport complet ici. Il teste l'échantillon sur un certain nombre de mesures touchant à la sécurité (le contrôle par bracelet électronique des délinquants multirécidivistes après la fin de leur peine; le retrait de la nationalité française aux ressortissants d’origine étrangère coupables de polygamie ou d’incitation à l’excision; l’instauration d’une peine incompressible de 30 ans de prison pour les assassins de policiers et de gendarmes; le démantèlement des camps illégaux de Roms; le retrait de la nationalité française pour les délinquants d’origine étrangère en cas d’atteinte à la vie d’un policier ou d’un gendarme; la mise en place de 60 000 caméras de vidéo surveillance d’ici à 2012; la condamnation à deux ans de prison pour les parents de mineurs délinquants en cas de non respect par ces derniers des injonctions de la justice). On peut tirer beaucoup d'enseignements de ce sondage, mais deux points me semblent dignes d'être soulignés: le premier est qu'une majorité écrasante (supérieure aux 2/3 pour toutes les questions sauf la dernière, et de l'ordre des 80% pour les quatre premières) se prononce favorablement. Le deuxième point est que la catégorie sociale la plus favorable à ces mesures... est celle des ouvriers (sauf pour une question, celle qui protège spécialement policiers et gendarmes...), les groupes sociaux les moins répressifs étant les cadres supérieurs et les professions libérales. Une fois encore, la gauche semble complètement décalée par rapport à l'électorat populaire.
(2) C'est à dire, la quasi-totalité de la gauche politique aujourd'hui. Certes, on voit de temps en temps des photos du Grand Barbu dans des affiches, et certains dirigeants payent de temps un temps tribut à son oeuvre dans leurs discours, mais on peinerait beaucoup à trouver des catégories marxiennes dans la réflexion et l'action politique des partis dits "de gauche".
(3) Manuel Valls est un bon exemple.
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