"Messieurs, c'est avec les jeunes cons qu'on vait des vieux cons, plus tard..." (Louis Aragon, 1968)
Un célèbre propriétaire de journal aimait répéter à ses collaborateurs : « souvenez-vous que les lecteurs ne relisent jamais le journal de la veille ». Il avait raison. Et pourtant, rien de plus révélateur – et de plus déprimant - que d’éclairer l’analyse des faits d’aujourd’hui à partir des analyses faites par les mêmes hier. Cela n’éclaire pas nécessairement sur les faits eux mêmes, mais sur ceux qui les commentent.
Les émeutes actuelles en Grande-Bretagne sont un excellent exemple de cet oubli sélectif. En 2005, les commentateurs avaient prix prétexte des violences dans les banlieues françaises pour se livrer joyeusement à un de ces exercices de « haine de soi » dont les élites françaises ont le secret. Les émeutes, c’était le signe de l’échec de « l’intégration à la française » (ou plus précisément, du modèle assimilationniste, car la France n’a jamais été vraiment « intégrationniste » dans les faits). La France était « en retard sur l’Europe » (dixit Le Monde (0)) dans l’adoption de « politiques de reconnaissance de la diversité » qui nous venaient du monde anglo-saxon. Il fallait séance tenante achever le peu qui restait du modèle jacobin-méritocratique d’intégration et donner toute leur place aux références communautaires.
Oui, il faut relire à la lumière de ce discours tout ce qui est publié aujourd’hui sur les émeutes en Grande-Bretagne pour comprendre toute l’inanité de ces propos. Voici au contraire un pays ou aucune entreprise n’oserait se passer des services d’un « diversity officer » chargé justement de vérifier que la politique de ressources humains de l’entreprise fait toute sa place aux différentes « communautés ». Voici un pays où ces mêmes « communautés » sont reconnues et prises en compte en tant que telles. Voici un pays où chacun est libre d’arborer à sa convenance tous les signes de son appartenance communautaire ou religieuse. Et pourtant, les voitures flambent et les magasins sont pillés, dans un déchaînement de violence qui n’a rien à envier (plutôt tout le contraire) à celui de nos « sauvageons ». De toute évidence, nos grands sociologues et journalistes se sont foutu – comme très souvent – le doigt dans l’œil. Et pourtant, personne ne semble vouloir faire amende honorable…
Le fil conducteur de ces émeutes ont cependant un élément commun qui devrait sauter aux yeux : ceux qui pillent les magasins et incendient des voitures sont dans leur immense majorité des jeunes. Ce n’est pas une question ethnique : en 2005, on avait vu parmi les émeutiers des jeunes d’origine maghrébine, des jeunes africains, antillais, mais aussi des jeunes blancs, et on voit la même chose aujourd'hui en Grande Bretagne. Par contre, rares dont les adultes qui se livrent à ce genre d’amusement. On ne voit pratiquement que des jeunes. Ce n’est pas l’identité ethnique qui prime, mais l’identité de génération.
Ce fait permet de faire un sort à ceux qui y voient une « révolte ethnique ». Après tout, pourquoi les jeunes noirs ou maghrébins de vingt ans devraient être plus « révoltés » contre le racisme ou la persécution que les quadragénaires de même origine, qui sont soumis eux aussi au même regard raciste et aux mêmes discriminations ? Si telle était l’origine du mouvement, on aurait du voir les adultes se mettre du côté des émeutiers (même si pour des raisons évidentes une participation physique était plus rare). Or, c’est plutôt le contraire qu’on observe toujours : les adultes ont cherché à prévenir et calmer les violences, pas à les attiser. L’identité de génération permet aussi de réfuter les théories qui font de ces émeutes des émeutes de la pauvreté. Dans les émeutes de 2005 en France, les pillages ont été rares et on a assisté plutôt à la destruction gratuite de biens publics ou privés. En Grande Bretagne, les pilleurs n’ont pas saccagé les magasins qui vendent des produits de première nécessité, mais ceux vendant du superflu. On n’a pas pillé les magasins d’alimentation, on est allé chercher des écrans plats et les vêtements de marque. Pour une « émeute de la faim », c’est plutôt curieux (1).
Il faut donc laisser de côté les réponses simplistes – et qui permettent de justifier des préjugés préexistants pour se concentrer sur les faits. Si ce qui réunit les émeutiers c’est leur âge, alors il faut chercher les explications de ce côté-là.
Jeunesse, divin trésor...
D’abord, regardons la réalité en face : même si cela peut défriser quelques « victimistes », il faut admettre que jamais, dans toute l’histoire de nos pays, la jeunesse n’aura été aussi choyée.
D’abord, jamais la jeunesse n’aura jamais été aussi longue : il y a de cela un siècle, une partie non négligeable de la population commençait à travailler dès la sortie de l’école primaire obligatoire, c’est à dire, vers 13 ans. Vers 16 ans, les jeunes gens étaient supposés pouvoir travailler le même horaire qu’un adulte et toucher la même paye. A 18 ans, on partait à l’armée, et au retour on se « mettait en ménage ». A vingt ans, la jeunesse était finie et on faisait partie du monde adulte, avec toutes les responsabilités qui allaient avec. Ce n’est que dans les classes très privilégiées qu’on pouvait se permettre de rester « jeune » est insouciant quelques années de plus, le temps de finir des études longues.
Ensuite, jamais la jeunesse n’aura été matériellement aussi riche. Cela tient à la combinaison de deux facteurs : d’un côté l’enrichissement continu qui en cinquante ans a plus que doublé la richesse disponible et permis à tous, même aux plus pauvres (2), d’atteindre un niveau de vie et de consommation inconcevable pour les générations précédentes. D’un autre coté, la diminution du nombre d’enfants par famille fait que cet enrichissement se partage entre moins de bouches. L’âge d’accès aux divers biens (téléphone, mobylette, voiture, stéréo) ne cesse de baisser, sans compter l’accès à de nouveaux biens et services (téléphone portable, ordinateur) inconnus des générations précédentes. L’obsession de la « marque » qui fait partie aujourd’hui du monde « jeune », y compris dans les quartiers les plus modestes, n’est qu’un signe parmi d’autres de cet enrichissement : dans la mesure où le bien est accessible à tous, le seul signe qui permet de se différentier est la marque. Quand les motos étaient rares, on enviait celui qui en avait une, quelque en fut la « marque ». Ce n’est que quand avoir une moto devient relativement banal que l’on commence à différencier celui qui a une Harley de celui qui doit se contenter d’une Honda…
Enfin, jamais la jeunesse n’aura été aussi chouchouté. Hier, le jeune était confié à des institutions dont la priorité n’était nullement l’épanouissement du jeune, mais la satisfaction d’un besoin social. La famille voulait un jeune qui s’insère dans le tissu économique, qui puisse reprendre la ferme et entretenir ses parents devenus vieux. L’école était là pour former les citoyens et les travailleurs dont le pays et son économie avaient besoin. Sans parler de l’armée, dont le but était de former le soldat qui allait reprendre nos provinces perdues. Aujourd’hui, c’est fondamentalement différent : le monde adulte est sommé de se soucier avant tout de « l’épanouissement » du jeune. C’est le cas dans la famille : avec le fait que l’enfant aujourd’hui est forcément un enfant désiré – puisque grâce au contrôle des naissances on peut choisir – les parents portent une charge émotive écrasante de rendre heureux le petit être qu’ils ont amené au monde, même lorsque ce petit être est devenu une espèce de masse informe affalée sur le canapé du salon. L’école, quant à elle, déclare que le jeune est « au centre » de l’institution, et de savants pédagogues prescrivent de ne pas le traumatiser – par exemple en lui révélant sa totale nullité ou la mauvaise qualité de son travail. Quant à l’armée… la suppression du service militaire obligatoire lui a enlevé tout rôle dans la formation des jeunes.
Comment expliquer alors que cette jeunesse plus riche, plus libre, plus choyée que celles qui l’ont précédée mette le feu à des voitures et pille des magasins ? En fait, la jeunesse a toujours posé un problème, et cela fut vrai dans toutes les civilisations. Les auteurs grecs se plaignaient déjà des « excès de la jeunesse », et on trouve dans la littérature du temps toutes sortes de récits des « dépravités » des jeunes étudiants parisiens en Sorbonne. Car la jeunesse est un âge qui pose un problème particulier : c’est l’âge où l’on accède à l’intégralité de ses capacités physiques et intellectuelles, et ou l’on veut les exercer. Mais le jeune n’arrive pas dans un monde vierge : il arrive au contraire dans un monde peuplé d’adultes qui étaient là avant lui, et qui n’ont aucune raison de changer leur manière de fonctionner simplement parce qu’il y a un nouveau venu. D’autant plus que cette manière de fonctionner fait partie d’une longue chaîne de transmission qui a ses racines dans un passé qui peut être très lointain. Il y a donc une tension inévitable, le temps que le jeune accepte et comprenne la nécessité d’assimiler les règles et les codes qui feront de lui un individu capable de s’insérer dans les limites et les exigences d’une vie sociale.
Ce passage de la jeunesse à l’âge adulte était naguère relativement court : l’armée, l’usine, les obligations de la vie familiale faisaient rapidement entendre raison aux récalcitrants. Et c’était très bien ainsi : en éliminant les traces de la toute-puissance enfantine, on préparait des êtres capables de fonctionner dans le monde réel, avec ses merveilles et ses contraintes. En un mot, le but de la société était de former des adultes.
Mais dans la société du « cocooning » et de l’irresponsabilité dans laquelle nous sommes, la jeunesse s’allonge dangereusement et menace d’occuper une partie importante de la vie. Les « Tanguy » deviennent une légion. Et ce n’est pas étonnant : dans la mesure où notre société encourage l’idée que la jeunesse éternelle serait un idéal, et que le passage à l’âge adulte serait une déchéance et une perte (3), il n’est pas étonnant de voir se multiplier un secteur croissant de la population qui possède les capacités physiques et juridiques de l’adulte, mais qui n’a pas les outils psychologiques et intellectuels pour prévoir et assumer les conséquences de ses actes. Cette population vit dans un monde « ludique », où tout est un jeu sans conséquence. Et lorsque ces « jeux » ont des conséquences tragiques, les « joueurs » en sont les premiers surpris. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus remarquable dans l’attitude des « émeutiers », mais aussi des jeunes qui participent à des « tournantes » ou à des affrontements entre bandes : la surprise – et souvent l’incrédulité – devant les conséquences de leurs actes. Le jeune vous expliquera : « Monsieur, je n’avais pas voulu le tuer »… mais il lui a enfoncé le couteau dans le ventre quand même. Que croyait-il qu’il allait arriver ? Que l’écriteau « game over » allait s’allumer et que son copain se mettrait debout comme si de rien n’était ?
C’est pourquoi les « émeutes de jeunes » sont des carnavals – au sens médiéval du terme – des fêtes barbares où l’ordre et les hiérarchies du monde adulte sont subverties temporairement. Et comme pour le carnaval, ces fêtes sont sans antécédent et sans lendemain. Elles peuvent être déclenchées par n’importe quel événement ou rumeur, et après une période de tension la fièvre retombe aussi vite qu’elle était montée – souvent lorsque des intérêts économiques souterrains sonnent la fin de la fête - et on revient au statu quo ante. Six ans après 2005, qu’est-ce qui a vraiment changé dans les quartiers ?
La jeunesse, âge sot.
La civilisation humaine progresse par accumulation. Pour reprendre la magnifique formule de Newton, si nous voyons plus loin que nos ancêtres, ce n’est pas parce que nous sommes plus grands qu’eux, mais parce que nous sommes assis sur leurs épaules. Or, la jeunesse est par essence l’âge où l’accumulation est impossible. Chacun de nous se souvient de ses parents adultes. Lorsque nous sommes placés dans la même situation, nous pouvons donc tirer des leçons de la manière dont eux ont vécu. Nous ne pouvons par contre pas, par définition, nous souvenir de nos parents jeunes. Nous ne pouvons donc rien apprendre d’eux sur la manière de vivre notre jeunesse, si ce n’est à travers des histoires que la génération précédente peut nous raconter, histoires toujours corrigées à travers le prisme du monde adulte. Voilà d’une certaine manière le grand problème de la jeunesse : nous apprenons à être adultes de la génération qui nous précède, et nous pouvons donc apprendre de leurs erreurs ; mais pour apprendre à être jeunes, nous n’avons que nos pairs. Chaque génération de jeunes est donc condamnée à refaire les erreurs de celle qui l’a précédée. C’est pourquoi les jeunes d’aujourd’hui ressemblent plus aux jeunes d’il y a un siècle que les adultes d’aujourd’hui aux adultes de 1911.
La génération de mai 1968 marque de ce point de vue une rupture. Les générations précédentes ont aussi eu des jeunesses turbulentes, mais comme disait l’adage, « il faut bien que jeunesse se passe », et effectivement elle se passait : au bout d’un certain temps ces classes d’âge ont intégré un monde adulte et joué leur rôle dans la grande chaîne de la transmission. La génération 1968 a ceci de particulier qu’elle a réussi, comme Peter Pan, à ne pas vieillir. Elle n’a jamais intégré le monde adulte : elle a au contraire imposé son rêve d’éternelle jeunesse au reste de la société. Mais comme disait Marx, un adulte ne peut redevenir enfant sans être puéril. Et comment une génération qui a bâti sa vision sur un rejet de tout ce qui est adulte peut un jour devenir adulte à son tour sans se renier ? Si Cohn-Bendit et ceux qui ont été jeunes avec lui prétendent à 65 ans passés incarner toujours « les valeurs de la jeunesse », comment ceux qui ont aujourd’hui 25 ans pourraient-ils devenir adultes ? Car lorsqu’une génération prétend prolonger sa propre jeunesse indéfiniment et refuse d’assumer les responsabilités, c’est la suivante qui se retrouve sans modèle adulte.
La rupture de 1968 a construit un discours envers la jeunesse empreint d’une monstrueuse démagogie : on explique aux jeunes qu’ils sont l’espoir, l’avenir, la générosité, l’imagination dans un monde adulte présenté comme désespérant, statique, égoïste, cynique (4). Comment dans ces conditions peut-on proposer aux jeunes de devenir adultes ?
Dans l’univers mental « communautariste » dans lequel fonctionnent les classes bavardantes aujourd’hui, on a tendance à faire de « la jeunesse » une communauté de plus. Il n’y a qu’à voir les textes sur « les droits de la jeunesse » et autres balivernes du même style que publient certains partis politiques, dont certains vont jusqu’à proposer un « statut du jeune ». Ce que ces gens oublient, c’est que la jeunesse est par essence un état temporaire et éminemment éphémère. Que le jeune est un être un devenir, pas un être achevé. Que devenir adulte – c'est-à-dire, un être libre de ses actes et capable d’en assumer les conséquences - est un but désirable, et non pas une malédiction qu’il faut fuir. Que ce passage soit douloureux, nul ne le conteste : la prise de conscience que nos désirs ne sont pas tous réalisables, que tous ont un coût, et que beaucoup d’entre eux ne sont pas possibles dans une société civilisée est un processus douloureux. Oui, des jeunes se mettront en danger pour prouver qu’ils sont « capables » de s’assumer. Oui, ils essayeront quelquefois de se faire leur place par la violence pure avant de comprendre que ce n’est pas ainsi que le monde fonctionne. C’est inévitable. A nous, adultes, de trouver les manières de minimiser les dégâts. Si la société a un devoir envers ses jeunes, c’est de les aider à franchir au moindre coût – en termes de violence, de frustrations, de souffrance - le pas qui amène de l’enfance à l’âge adulte. Mais nous ne pouvons le faire que si nous sommes persuadés que ce passage est nécessaire, et que le statut d’adulte est un statut désirable. Il s’agit de donner aux jeunes une perspective dans le monde adulte, et non pas de les encourager par des « droits » en pagaille, des « statuts » démagogiques et un paternalisme qui ne dit pas son nom à rester de leur côté de la barrière. Dans ce monde ou l’on est sommé d’être « fier » de ce qu’on est, nous devrions porter des autocollants « fier d’être adulte ».
Descartes
(0) Ce qui rend d’autant plus comique l’éditorial du Monde daté d’aujourd’hui : dans cet éditorial, on brode sur les méchants médias anglo-saxons qui en 2005 avaient claironné la supériorité de leur modèle. Le « quotidien de référence » oublie un peu vite qu’il avait à l’époque hurlé avec les loups…
(1)A ce propos, il est révélateur de constater que les grandes émeutes sont très espacées dans le temps. Il est rare qu’une même génération fasse deux fois l’expérience : entre les grandes émeutes anglaises de 1980 et celles de 2011 il y a trente ans d’écart, autant dire une génération. Comme si les tensions accumulées auxquelles l’émeute sert d’exutoire mettaient très longtemps à se reconstituer. Cela aussi va contre les explications simplistes « racisme-misère ». Ces causes étant présentes en permanence, les émeutes devraient être quasi continues…
(2) Pour les adeptes de la pleurnicherie continue, voir sur le site de l’INSEE les tableaux du niveau de vie. S’il est exacte que les plus riches se sont enrichis plus rapidement que les plus pauvres, il est incontestable que même les premiers déciles ont vu leur niveau de vie augmenter. Les discours misérabilistes qui racontent que « les pauvres sont toujours plus pauvres » ne sont vrais qu’en termes relatifs. En termes absolus, les pauvres sont chaque fois plus riches…
(3) Quelquefois on va encore plus loin, lorsqu’on encourage les gens à « garder leur âme d’enfant »….
(4) A ceux qui auraient tendance à dire que ce n’est que la vérité, je les invite à considérer la manière dont les « jeunes » organisent leurs petits trafics, les harcèlement par téléphone portable interposé, les embuscades et les coups de couteau pour un regard mal placé. Non, les jeunes ne sont pas plus « généreux » ou moins « cyniques » que les adultes. Plutôt le contraire.
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