Jusqu'à ces dernières semaines, le débat économique avait en France quelque chose d'irréél. On s'écharpait sur l'avenir de l'Euro, sur le fait de savoir si la BCE devait ou non acheter des titres de dette, sur la capitalisation suffisante ou insuffisante des banques, sur la notation financière de tel ou tel pays. Mais le débat portait rarement sur des questions qui peuvent intéresser le citoyen de base. La consommation, le pouvoir d'achat, l'emploi, tout cela était passé à l'arrière plan, comme si la crise n'existait que dans une sphère financière complètement déconnectée de la sphère réelle. Même la croissance, pourtant un paramètre essentiel de toute politique économique, était considérée comme un sujet secondaire comparé au "spread" des titres de la dette italienne ou espagnole.Si vous ne me croyez pas, prenez la peine de lire les communiqués et les conclusions des derniers sommets européens. Cherchez-y les références à une politique industrielle, une politique de l'emploi, une politique de croissance...
La financiarisation de l'économie est surtout une financiarisation du débat économique. Elle s'est traduite ces dernières années par un souverain mépris des question d'économie réelle - censées être résolues par le libre jeu des marchés - et un sur-investissement sur les questions financières. Alors que tout le monde se passionne sur la question "euro or not euro" et "dette or not dette", personne ne semble être très intéressé par la question de la récupération des instruments de politique industrielle ou de politique de l'emploi, comme si la souveraineté économique se réduisait à la souveraineté monétaire (1). Ressusciter l'idée d'un "produire français" est bien, mais si l'on veut faire plus qu'une opération publicitaire, il faut récupérer le contrôle national de la politique de la concurrence.
En dernière instance, c'est l'activité économique qui alimente la dépense publique et privée. La monnaie, les titres financiers ne sont que des intermédiaires. En dernière instance, ils n'ont de la valeur que dans la mesure où l'on peut les échanger par des biens réels, issus du processus de production. C'est pourquoi la vision purement financière qui est celle de l'Union européenne aujourd'hui est viciée. On fait semblant de croire que la crise est le produit des déficits excessifs, moyennant quoi on présente le contrôle budgétaire et le respect des critères d'équilibre financier - les trop célèbres "critères de Maastricht" - comme la panacée pour éviter les crises futures. Mais l'exemple de l'Espagne devrait nous ouvrir les yeux: voici un pays qui, avant 2009, avait un budget en équilibre, dont l'endettement public était l'un des plus faibles de la zone Euro, bien inférieur à l'Allemagne. Si le contrôle des budgets nationaux que l'Allemagne veut aujourd'hui imposer avait existé à l'époque, il aurait accordé à l'Espagne un satisfecit. Et même chose pour l'Irlande.
En fait, l'aspect financier de la crise occulte la crise de l'économie réelle. Le fait est qu'une économie où l'on consomme plus de biens - en valeur - qu'on n'en produit la différence doit venir de quelque part. Elle vient en fait de l'emprunt, et creuse donc une dette. Bien entendu, dans une économie moderne cette dette est exprimée en monnaie, et non en produits: on n'emprunte pas des téléviseurs, des voitures ou des machines à laver, on emprunte l'argent nécessaire pour les acheter sur le marché international. Mais même si elle est "financiarisée", cette dette est le résultat d'un déséquilibre qui se trouve dans l'économie réelle. On ne peut donc pas la résorber par l'utilisation d'instruments financiers qui seraient transparents par rapport à l'économie réelle. Résoudre la crise implique résoudre le déséquilibre réel, et donc agir dans la sphère réelle.
Pour le dire autrement: soit on réduit la consommation, soit on augmente la production. Parce qu'aussi longtemps que la balance des échanges de biens et services réels est déséquilibrée, la dette se creusera. C'est cette qui ensuite sera repartie entre dette privée et dette publique d'un manière qui dépend de la politique fiscale de chaque état. Voilà pourquoi les politiquees qui visent à réduire les déficits publics ne résolvent rien au fond: réduire la dette publique ne fait qu'augmenter la dette privée et vice-versa (2). Mais la dette globale n'est pas générée par un processus financier quel qu'il soit, mais par un déséquilibre réel. C'est à ce dernier qu'il faut s'attaquer.
A gauche, un certain nombre de gens proposent différentes formes de protectionnisme. Certains - notamment les fédéralistes qui cherchent un vernis anti-libéral - parlent d'un protectionnisme "aux frontières de l'Europe". Ce qui est une absurdité, si l'on tient compte que l'UE est une zone économique relativement fermée, et que ce sont les déséquilibres entre pays de la zone qui sont responsables d'une bonne partie du désastre. D'autres proposent un protectionnisme aux frontières nationales.
La principale objection est fondée sur la théorie des avantages comparatifs, énoncée par David Ricardo vers 1817, et qui constitue l'argument essentiel du libre-échange. Cette théorie montre que le libre échange permet une utilisation plus efficace des facteurs de production, aboutissant à une richesse totale produite supérieure qu'en situation d'autarcie. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette théorie, je vais la développer en quelques lignes (les exemples sont ceux utilisés par Ricardo dans sa démonstration). Imaginons le monde réduit à deux pays, l'Angleterre et le Portugal. Il faut en Angleterre 100 heures de travail pour fabriquer une pièce de drap et 120 pour fabriquer une barrique de vin, alors qu'il faut 90 pour produire le drap au Portugal et 80 pour la barrique de vin. (on suppose les coûts du transport négligeables). Combien d'heures de travail il faudra pour que chaque pays dispose d'une pièce de drap et d'une barrique de vin ?
1) En situation d'autarcie, l'Angleterre devra investir 220 heures de travail et le Portugal 170. Soit un total de 390 heures.
2) En situation de libre-échange, si l'Angleterre se concentre sur le drap et le Portugal sur le vin, il faudra 200 heures de travail en Angleterre et 160 heures de travail au Portugal. Soit un total de 360 heures.
En d'autres termes, l'optimum est atteint lorsque chaque pays se concentre sur la production sur laquelle il est le plus efficace et se procure l'autre par importation. On économise ainsi 30 heures de travail qu'on pourrait utiliser à produire plus de drap et de vin, et donc à augmenter la richesse disponible (3). Bien entendu, cette théorie simplifie beaucoup la réalité, puisqu'elle ne prend en considération qu'un seul facteur de production (le travail) et deux produits. Mais des développement postérieurs confirment grosso modo l'intuition de Ricardo.
Mais le choix n'est pas entre l'autarcie et le libre-échange intégral. On peut conserver une certaine liberté des échanges permettant de profiter des avantages comparatifs, tout en forçant les balances commerciales à s'équilibrer. Voici ce qui me semble la meilleure proposition: instaurer une taxe sur les produits importés "plate" (c'est à dire, au même taux pour tous les produits). Cette taxe serait calculée de manière à prélever exactement le montant du déséquilibre de la balance des échanges courants (elle s'annulerait dès lors que la balance serait équilibrée ou positive, mais si tous les pays adoptent le même mécanisme cela ne peut arriver). En d'autres termes, cette taxe garantit par construction que le bilan de ce qui rentre et de ce qui sort est à tout moment équilibré.
La principale beauté de ce système tient au fait qu'il est généralisable: dans la mesure où il vise à ce que la balance de chaque pays soit équilibrée, il peut être mis en place par chaque pays sans que cela gêne les autres. En d'autres termes, il échappe à l'objection selon laquelle des taxes à nos frontières provoqueraient chez nos partenaires commerciaux une réponse symétrique, puisque la réponse symétrique est non seulement légitime, mais souhaitée. Le deuxième avantage, c'est qu'il permet de bénéficier des "avantages comparatifs", puisque le fait d'appliquer la taxe à tous les produits au même taux conserve les avantages comparatifs des uns et des autres. Enfin, le troisième avantage, c'est qu'il permet de corriger les écarts de compétitivité entre les différents pays alors même que les parités monétaires sont fixes, ce qui le rend compatible avec une monnaie unique. C'était mon cadeau de Noël aux partisans de l'Euro.
Bien entendu, je n'ai aucune prétention à avoir des idées géniales. D'autres plus intelligents que moi ont certainement eu la même idée. S'ils ne l'ont pas mise en oeuvre il doit bien y avoir une raison... et la raison est simple: un tel système empêche de "vivre à crédit". Or, nos classes moyennes adorent ça, puisque de cette façon elles peuvent se permettre un niveau de vie qui va bien au delà de ce que permettrait la production réelle (4). Mettre en place le système que je propose nécessite donc d'affronter politiquement les classes moyennes. Vaste programme, n'est ce pas ?
Un mot avant de conclure: je ne revendique pas de propriété intellectuelle sur cette proposition, et je serais donc ravi de la voir reprise par d'autres, voire - on peut toujours rêver - par des candidats à la présidence de la république. Pour certains d'entre eux - je vous laisse deviner lesquels - je suis même prêt à assurer le service après-vente...
Reste à trouver un nom pour ce système. Et bien... pourquoi pas "protectionnisme intelligent" ?
Descartes
(1) Ce qui n'implique pas de nier l'importance de la récupération des instruments de politique monétaire, non seulement parce que la politique monétaire est une composante essentielle de toute politique économique, mais aussi parce que la monnaie contient un élément symbolique qui ne doit pas être négligé.
(2) Il ne faut pas oublier que pour chaque débiteur il y a un créancier, et que pour chaque dette il y a une créance de même montant. La dette publique - qui est la somme de ce que l'Etat doit au secteur privé - doit donc être identique à la créance privée - somme des créances que les acteurs privés détiennent sur l'Etat et vice-versa. Si l'Irlande ou l'Espagne pouvaient exhiber une dette publique insignifiante avant 2008, c'est parce que l'essentiel de la dette était dans les mains privées. Lorsque le secteur privé s'est trouvé en situation de faillite, la dette a été "nationalisée" et transformée en dette publique, dépassant du coup tous les plafonds.
(3) La question de la répartition de cette richesse supplémentaire est bien entendu une autre affaire.
(4) Avec mon système, c'en est fini des chemisettes et des écrans plats chinois bon marché. Ce "bon marché" se paye évidement en termes de déficits de la protection sociale et des allocations chômage payées par la collectivité. C'est un peu comme si la collectivité subventionnait les chemisettes en question. Ma taxe réintègre ces dépenses dans le prix de la chemisette.
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