Je vais vous parler d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. En ce temps là, la France était une République parlementaire. L'Assemblée Nationale était maîtresse de son ordre du jour et légiférait sans avoir à se soucier de la censure d'organismes non-élus comme le Conseil Constitutionnel ou la Commission Européenne, et encore moins de voir ses pouvoirs contrôlés par l'exécutif. Mais cette assemblée avait un problème:du fait de la polarisation et à l'atomisation de la représentation nationale et de la faiblesse des outils mis à la disposition de l'exécutif, les gouvernements ne pouvaient pas compter sur des majorités stables, solides et disciplinées. Un déplacement de quelques voix suffisait à renverser le gouvernement.
Cela donnait aux petites formations et même à certains élus "indépendants" un pouvoir totalement disproportionné par rapport à leur représentativité réelle. Le mécanisme est bien connu: imaginons un système dans lequel il y a trois partis: le parti A et le parti B ont respectivement 49% des voix dans l'assemblée, alors que le parti C n'a que 2%. C'est donc le parti C qui choisira lequel des deux partis ira au gouvernement. Supposons qu'il choisisse de soutenir le parti A, dont le leader devient premier ministre.
Imaginons maintenant que le parti A et le parti B sont tous deux favorables à une certaine politique (l'énergie nucléaire, le mariage homosexuel, peu importe), alors que C y est opposé. La politique en question sera adoptée sans difficulté, me direz vous, puisque ceux qui y sont favorables comptent 98%. Mais imaginons que C déclare qu'il ne soutiendra jamais un gouvernement qui approuverait la politique en question (et que si les deux l'approuvent, il votera au hasard...). A sait qu'il ne peut conserver le pouvoir qu'avec l'appui de C. Il y a donc peu de chances que A prenne le risque de perdre le pouvoir en soutenant la politique que C exècre. De son côté, B sait qu'il ne peut conquérir le pouvoir qu'avec l'appui des voix de C. Il ne se risquera donc pas à soutenir la politique en question. Et la politique en question ne verra jamais le jour, bien que soutenue par 98% de la population. Et voici comment 2% peuvent battre 98%...
La paralysie de la IIIème République finissante et celle de la IVème République doivent beaucoup à ce mécanisme, qui permettait à de petits "clubs" d'intérêts de rendre impossible toute décision qui ne leur convenait pas. C'est avec ce genre de méthodes que des groupes d'intérêts ont fait échouer les efforts de réarmement et de politique étrangère du gouvernement Daladier pour préparer la confrontation avec l'Allemagne. C'est aussi avec ce genre de moyens que le "lobby" des colons d'Algérie sabotèrent toute politique de réforme, prolongeant ainsi la guerre et aboutissant in fine à la chute du régime.
La république gaullienne, avec un président disposant de la légitimité du suffrage universel et un exécutif disposant d'instruments puissants pour discipliner l'assemblée (article 49-3, dissolution) voulait mettre fin à ces mécanismes qui mettaient les politiques publiques à la merci de tractations de marchands de tapis. En demandant au peuple de choisir les projets non pas au détail mais globalement, elle y a partiellement réussi. Jusqu'à ce que en 1986 François Mitterrand amorce le long retour vers les méthodes de la IVème.
Pourquoi je vous parle de tout ça ? Parce que les négociations de l'accord entre le PS et EELV sur le nucléaire rappellent furieusement ce passé, et donnent un avant goût de ce que pourrait être une VIème République parlementaire telle qu'on nous la vend aujourd'hui. On y a vu en effet deux organisations qui prétendent gouverner le pays règler le sort de la politique énergétique de la France non pas dans le cadre d'une réflexion politique globale, mais en fonction d'obscures tractations électorales et des ambitions individuelles des uns et des autres. Au PS (comme dans le cas du parti B de mon exemple) certains pensent que François Hollande ne peut être élu que s'il a derrière lui les voix écologistes. A EELV (comme dans le parti C) on a compris le profit qu'on peut tirer de ce besoin. Peu importe au fond qu'une majorité de l'électorat soit favorable au nucléaire (1). Il suffit que la petite minorité qui est contre soit nécessaire à la constitution d'une majorité pour qu'elle puisse prendre le nucléaire en otage. On l'a vu de manière éclatante dans l'affaire Superphénix, où l'on vit un Premier ministre jeter à la poubelle 10 Md€ d'investissements, des années de recherche et le leadership incontesté de la France dans un domaine d'avenir pour les beaux yeux - et les voix - d'un parti pesant moins de 5%.
Voilà pourquoi cet épisode devrait faire réfléchir ceux qui sans complexe nous proposent un retour vers les erreurs du passé en instaurant une assemblée élue à la proportionnelle et qui aurait les moyens de dominer l'exécutif. Voulons nous permettre aux groupuscules et "communautés" de tout poil de prendre en otage les politiques publiques ? Pas moi, en tout cas.
Je n'ai pas l'habitude de tresser des couronnes à François Hollande, mais je dois dire que dans cette affaire sa réaction m'a paru plutôt positive. On peut être en désaccord avec sa vision des choses - et notamment sur le nucléaire (2) - mais je préfère infiniment que le peuple se prononce sur cette vision qui a au moins le mérite d'être cohérente plutôt que sur des "accords" politiciens qui sacrifient telle ou telle politique en fonction des marottes et du pouvoir de nuisance des uns et des autres. Cette affaire aurait pu être pour Hollande un opportunité de se donner une véritable stature de chef d'Etat. S'il avait envoyé paître les écologistes, il aurait par ce geste montré qu'il croît lui même à la cohérence de son projet au point de risquer la défaite plutôt que de le voir défiguré. Le fait même qu'il ait refusé de céder sur beaucoup de points (EPR, l'aéroport de ND des Landes) est un signe encourageant. Malheureusement, le message a été brouillé par l'empressement de certains de ses amis à conclure un accord électoral qui permettra certainement au PS d'avoir plus de députés, au prix d'une moindre cohérence dans son offre politique. Mais que voulez-vous, faut bien que les politiciens gagnent leur croûte...
Descartes
(1) Car toutes les enquêtes d'opinion montrent que les français y sont favorables. On m'objectera qu'à la question "souhaiteriez vous sortir du nucléaire" on obtient une majorité de réponses positives. Mais cela ne veut rien dire: demandez leur s'ils aimeraient se passer de charbon, de gaz, d'éolien et ils feront la même réponse, ce qui ne les empêche pas de vouloir en même temps une électricité abondante et pas chère. Personne n'a envie d'avoir à côté de chez soi la centrale thermique, la station d'épuration, la prison. Et pourtant tout le monde admet qu'elles sont nécessaires. La vraie question à poser est donc de savoir quelle est l'analyse coûts/avantages que font nos concitoyens. Et là, la réponse est claire: à la question de savoir si les français sont prêts à payer leur électricité plus chère pour sortir du nucléaire, la réponse (à 81%, sondage effectué un mois après l'accident de Fukushima) est "non". Les enquêtes montrent que les français sont des grands réalistes: bien sûr, ils comprennent que le nucléaire entraîne avec lui certains risques, et que ce serait magnifique de pouvoir s'en passer. En même temps, ils comprennent que s'en passer a un coût, et que ce coût dépasse de loin celui du risque.
(2) La vision du nucléaire de François Hollande est très incohérente. D'un côté, il refuse de parler de "sortie du nucléaire", d'un autre il s'impose une réduction de la part du nucléaire dans le mix électrique à 50%. Martine Aubry n'avait pas tort lorsqu'elle signalait que soit on estime le nucléaire trop dangereux quelque soient ses avantages, et alors il faut proposer la sortie, ou alors on estime que ses risques sont compensés par ses avantages, et il n'y a aucune raison alors de s'imposer de réduire son poids. Sur ce sujet - comme sur beaucoup d'autres - Hollande place son discours au milieu du gué. En fait, c'est une manière de ne pas choisir: les premières décisions de fermetures de réacteurs dans la logique de son projet se situent en 2017, ce qui donne du temps pour voir venir.
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