Il y a trente ans jour pour jour, avait lieu la plus grande mystification du XXème siècle.
Il y a trente ans exactement, un homme qui fut sympathisant de la Cagoule, qui participa aux manifestations antisémites des groupes d'extrême droite dans les années 1930, qui fut jeune fonctionnaire à Vichy et décoré de la francisque par le Maréchal avant de tourner résistant lorsqu'il sentit le vent tourner, un homme qui fut le "guerrier froid" des années 1950 jamais trop éloigné des services secrets, le partisan de l'Algérie Française qui couvrit la torture et approuva les exécutions capitales de militants du FLN, l'homme de l'attentat de l'observatoire, l'ami de Bousquet, le putchiste (raté) de Charléty, cet homme réussit à faire croire qu'il était de gauche, et à se faire élire par le "peuple de gauche" président de la République.
Aujourd'hui encore, il est difficile de comprendre comment la gauche a pu croire un instant le langage de "rupture avec le capitalisme" tenu par ce conservateur provincial dont la seule cohérence fut d'embrasser à chaque fois les idées qui les mouvements favorables à sa carrière. Fidèle aux principes politiques de son mentor Edgar Faure, il fit du "ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent" sa ligne de conduite. L'homme qui écrivit "Le coup d'Etat permanent" fut le plus "monarchique" (et de loin...) des présidents de la Vème.
Et pourtant, ils furent nombreux à y croire. Le 10 mai 1981, des foules en délire ont cru. Et, chose encore plus étonnante, ses adversaires y ont cru aussi: on se souvient des dames des beaux cartiers allant à leur banque vider leurs coffres de peur que les "partageux" s'en emparent. Comment tous ces gens ont pu penser un instant que ce petit bourgeois charentais pouvait devenir un nouveau Lénine ?
Le cerveau humain est une drôle de machine. En 1981, les gens ont cru parce qu'ils voulaient y croire. Après vingt ans de pouvoir de droite, après quinze ans de discours "libéral-libertaire" issu de mai 68, le "peuple de gauche" aurait voté un âne couronné du bonnet PS pourvu qu'il lui raconte ce qu'il voulait entendre. Et pour raconter ce que les gens veulent entendre, Mitterrand savait y faire. On ne peut auourd'hui que sourire en lisant les déclarations "révolutionnaires" du Mitterrand de la fin des années 1970, parlant de "rupture avec le capitalisme" et de "changer la vie". Pour quiconque connaissait le parcours de Mitterrand et capable de garder les yeux ouverts, ce discours ne pouvait que faire rire. Mais ce serait sous-estimer le pouvoir de l'amnésie volontaire. On voulait que Mitterrand soit le nouveau Moïse conduisant ls français vers la terre promise. Et on l'a tellement voulu, qu'on y a cru. Tout le monde - à gauche comme à droite - a fait comme si Mitterrand était né en 1965, et né vierge de tout pêché. Il n'y a pas que les cathos qui ont leur immaculée conception.
Mais nous savons aujourd'hui que c'était une mystification. Mitterrand n'a jamais eu l'intention de "rompre avec le capitalisme", pas plus que de "changer la vie". Il voulait le pouvoir, et était prêt à se renier mille fois pour le conquérir, tout comme il a été prêt à se renier mille fois pour le garder. Parce qu'il ne comprenait rien à l'économie, discipline qu'il méprisait par ailleurs, il a d'abord suivi les "idéalistes" dans une désastreuse relance salariale et un programme de nationalisations mal préparé et sans véritable politique industrielle pour lui donner un sens. Et lorsque l'échec de cette politique commence à faire trembler son siège, il choisira sans êtat d'âme de faire demi tour et de suivre les chantres du néo-libéralisme et de l'orthodoxie financière. Et c'est le tête à queue: revalorisation de "l'entreprise" et dévalorisation du travail et des travailleurs, les années fric et paillettes sur les cendres d'un appareil industriel sinistré, Tapie ministre, les privatisations sous couvert de théories toutes plus hypocrites ls unes que les autres... avec à la clé la banalisation du chômage de masse, le dépeçage de l'Etat pour construire les nouvelles féodalités locales et européennes, le partage des "fromages" entre les amis et les membres du clan. Ceux qui tempêtent contre le "clan" Sarkozy oublient que notre actuel président ne fait que suivre la voie du Beau François. Qui se souvient aujourd'hui que la première télévision privée fut confiée dans des conditions extraordinairement favorables à André Rousselet, vieil ami et directeur de cabinet de Mitterrand ? Que l'Opéra de Paris eut pour directeur un certain Pierre Bergé, dont les compétences opératiques étaient minces, mais qui avait l'avantage d'avoir beaucoup d'argent et surtout de l'avoir mis au service du Prince ? Que le directeur de cabinet de Bérégovoy à Bercy fut condamné pour délit d'initié dans l'affaire Triangle, alors qu'un autre grand ami du Président, Roger Patrice Pelat, mêlé à la même affaire décède providentiellement quelques heures avant d'être entendu par un juge ?
1981 fut une mystification. Une mystification qui a marché parce que les gens voulaient y croire. Et aujourd'hui, par la magie de la nostalgie, et tentant de profiter de la très mauvaise mémoire de l'opinion, on prétend nous repasser les plats refroidis et pas très ragoûtants. De Martine Aubry au Nouvel Observateur, toute la France boboïsée se répand en nostalgie. Mon dieu, que la fête était belle. Mon dieu, que le Panthéon était symbolique. Mon dieu, que Lang était beau. Cette nostalgie est compréhensible: après tout, vu de loin - et trente ans, c'est une distance - notre jeunesse est toujours un instant béni. Et puis en France on aime les fêtes, au point d'oublier ensuite ce qu'elles ont coûté. Mais surtout, 1981 n'a pas été perdu pour tout le monde. Pour un petit groupe de militants ce fut Bizance: grâce au "vieux" ils se sont vus tout à coup propulsés dans les palais de la République dans des charges fort lucratives dont ils ont fait leur carrière et leur fortune. Sans 1981 et le doigt magique de Mitterrand, Martine Aubry et Ségolène seraient probablement des obscurs haut-fonctionnaires dans un ministère, Mélenchon professeur de français quelque part en France et Cambadélis clochard sous un pont. Comment, dans ces conditions, ne pas être nostalgique ?
Oh, je sais que les nostalgiques m'expliqueront que tout n'est pas négatif dans le bilan de 1981. Qu'il y eut l'abolition de la peine de mort, la cinquième semaine de congés payés, les trente neuf heures, les augmentations de salaire... Ces nostalgiques ont raison: tout n'est pas négatif. Mais que pèsent ces petits progrès à côté des énormes reculs ? Parce que pour une Martine Aubry qui raconte ses charmants souvenirs, combien de français qui ont mangé de la vache enragé entre le chômage, la désindustrialisation, l'arbitraire des nouveaux potentats locaux, les services publics dégradés et privatisés ? Mai 1981 a laissé un souvenir enchanté à certains, mais la période 1981-93 mérite une évaluation un peu plus sérieuse que ces plaidoyers pro domo larmoyants.
Car le pire crime de Mitterrand et de ceux qui l'ont accompagné, et le seul qui soit véritablement impardonnable, est d'avoir tué l'espoir. Avant lui, on pouvait avoir l'illusion que la droite et la gauche ce n'était pas la même chose. Qu'à gauche on ne mélangeait pas le service de l'Etat et celui de ses affaires (c'était avant Tapie, Boublil et Le Floch-Prigent). Qu'à gauche on défendait l'Ecole (c'était avant les accords Lang-Cloupet et Jospin mettant "l'élève au centre du système"). Qu'à gauche on avait une politique industrielle au service du pays (c'était avant la privatisation de Renault, des banques, des assurances). Qu'à gauche on défendait la culture (c'était avant que les radios "libres" deviennent commerciales et de la "télé poubelle" qu'était la 5 confiée à Berlusconi). Qu'à gauche on croyait à la souveraineté populaire (c'était avant l'Acte Unique, le traité de Maastricht et l'Euro). Après Mitterrand, le doute n'est plus possible: les politiques de la gauche et de la droite au pouvoir se ressemblent à tel point qu'il est difficile de dire qui a fait quoi. Qui aurait pu croire, en entendant Mitterrand dans les années 1970, que la gauche signerait le traité de Maastricht, ce monument de la politique libérale, et privatiserait Renault ?
Jeunes gens, j'ai un message pour vous: ne vous laissez pas abuser par les vieux nostalgiques qui aujourd'hui versent une larme sur mai 1981. Rien n'embellit autant le passé qu'une mauvaise mémoire, et la génération des trentenaires de mai 1981 (qui était celle qui avait vingt ans en mai 68, quelle coïncidence...) a fait de la mauvaise mémoire une spécialité. Ne faites pas confiance à ceux qui vous expliquent qu'il faut faire de mai 2012 un nouveau mai 1981, avec eux-mêmes dans le rôle de Mitterrand. N'oubliez pas qu'après l'ivresse de la Bastille, il y eut quatorze longues années de renoncements, d'opportunisme, de corruption. De cette expérience, tirez la leçon: ne permettez jamais à votre envie de croire au père Noël de vous rendre aveugles aux réalités. Les chiens ne font pas des chats, et les hommes politiques qui ont hier contribue à la mystification de 1981 et qui n'ont jamais fait un retour critique sur leur rôle dans celle-ci ne changeront jamais la vie. Ils referont ce qu'ils ont toujours fait: suivre la ligne de moindre résistance en véritables professionnels qui ont intégré l'idée qu'en politique réussir, c'est durer.
Le soir du 10 mai 1981, en entendant la foule qui défilait sous ses fenêtres pour se rendre à la Bastille, Aragon avait demandé aux quelques amis qui se trouvaient avec lui "tous ces gens, qu'est ce qu'ils fêtent exactement" ? A l'époque, ceux qui étaient présent virent un signe de la sénilité et du détachement du grand poète. Et pourtant, connaissant le talent d'Aragon pour l'ironie, je n'en suis pas aussi sûr. Et tout cas, sa question trente ans après est aussi pertinente que jamais.
Descartes
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