On dit souvent que la vérité sort de la bouche des imbéciles. Je n'ai pu que penser à cet adage en voyant la couverture de Libération aujourd'hui arborer le titre suivant: "Le sursaut ou le chaos: Réunis pour un ultime sommet de crise, les dirigeants européens n'ont d'autre choix qu'une avancée vers le fédéralisme". Laissons de côte l'ultra-optimisme de ce commentaire - car penser que ce sommet sera "l'ultime" sommet de crise, c'est pousser l'optimisme jusqu'à l'absurde - et concentrons nous sur le message principal: à croire Libération, les dirigeants européens n'auraient qu'un seul choix - étrange oxymoron - celui de l'avancée fédérale.
Cela ne vous rappelle rien ? Si, réfléchissez bien: c'est exactement le principe TINA ("there is no alternative") cher à Margaret Thatcher et à l'ensemble des libéraux, qu'ils fussent sociaux-libéraux ou "libéraux-libertaires". Un principe brandi à chaque crise, accompagné souvent de menaces au cas où l'électeur ne voudrait pas comprendre que ses dirigeants "n'ont pas d'autre choix". Souvenez-vous comment on a essayé de nous faire le coup avec le Traité Constitutionnel Européen. On nous expliquait que s'il était rejeté, le ciel allait nous tomber sur la tête. Ségolène nous expliquait que le rejet du traité l'obligerait à fermer les cantines scolaires en Poitou-Charentes. Les français ont tout de même voté "non", le ciel est resté là où il était, et les cantines ont continué de servir des repas. Et cela devrait nous convaincre que Mongénéral avait raison lorsqu'il prétendait qu'en politique il y a toujours une alternative.
Mais les délires défaitistes de Libération, associée aux discours tous azimuts sur le "modèle allemand" et sur la construction européenne sont les signes d'un retour à une pensée bien plus ancienne, celle des années 1930. Ce retour prend plusieurs formes. La première, est le retour en force de la haine de soi. Regardez tous nos commentateurs, nos doctes journalistes, nos distingués intellectuels. Tous nous répètent que nous sommes des bons à rien: jouisseurs, fainéants, inconséquents, chauvins, réacs, populistes. La crise, c'est la conséquence - on dirait même la punition divine - de nos fautes. De tous "ces mensonges qui nous ont fait tant de mal": celles des politiciens qui nous ont persuadé qu'on pouvait vivre à crédit, qu'on pouvait éviter les réformes douloureuses...
Tout ça n'est pas nouveau, et un regard critique sur le passé devrait nous pousser à nous méfier de ce discours, qui était en fait celui du Maréchal Pétain en 1940. Dans les années 1930 déjà, nos élites ne juraient que par l'Allemagne. Ah, tous ces jeunes fiers, sportifs, bien élevés ! Ah, toutes ces usines, ces trains, ces autouroutes ! Même les pires travers étaient justifiées. Hitler ? C'était notre faute à nous français, qui avions imposé le "diktat" de Versailles (1). Dans les années 1960, la fascination s'était transportée vers les Etats-Unis, et le Minc du temps, qui s'appelait Servan-Schreiber, nos expliquait qu'il fallait de toute urgence devenir comme les américains, vibrants, modernes et sans histoire. A la fin des années 1980, ce n'était plus les USA qui fascinaient nos dirigeants, mais le Japon. On a décrété que l'avenir était au Toyotisme et qu'il était urgent de faire chanter "merci patron" dans les usines parce que le XXIème siècle serait certainement japonais.
Alain-Gérard Slama, dans un livre que j'ai recommandé plusieurs fois ici ("Le siècle de Monsieur Pétain") a décortiqué ce phénomène en montrant combien il était lié aux crises de notre "surmoi républicain". Je n'y reviens pas, si ce n'est pas pour dire que toutes ces tentatives de "convergence" ont au mieux abouti à rien, au pire à la Collaboration. Il est donc grand temps d'arrêter d'idéaliser les autres et de nous dévaluer nous mêmes. Il est aussi grand temps d'arrêter de chercher des exemples ailleurs pour avoir une réflexion qui nous soit propre tant sur nos problèmes que sur les solutions possibles.
Il y a dans la germanophilie actuelle un autre élément déjà présent dans les années 1930: c'est l'angélisme eurobéat. Comme du temps d'Aristide Briand, on trouve aujourd'hui des politiques pour nous vendre une vision de l'Europe dans laquelle les pays devenus des "amis" sacrifieraient leurs intérêts pour servir "l'intérêt européen" et ne se feraient plus la guerre. Cette vision est aujourd'hui, comme en 1930, une chimère. En fait, depuis 1945 la conflictualité a baissé sur l'ensemble de la planète. Les conflits entre Etats deviennent l'exception, sur les cinq continents. Rien à voir avec la construction européenne donc. S'il n'y a pas eu de guerre européenne depuis 1945, cela n'a rien à voir avec la construction européenne. Cela tient en fait à deux causes: la première, c'est évidement la peur commune du Grand Satan qu'était l'URSS. La seconde raison est bien plus subtile: les intérêts économiques qui poussaient les états européens à la guerre ont changé radicalement de forme. Pour le dire rapidement, l'extension territoriale a perdu tout intérêt économique. Pour les industriels de la première moitié du XXème siècle, la domination territoriale était la condition de l'accès aux matières premières et à une main d'oeuvre rare. En 2011, l'offre de main d'oeuvre dépasse d'assez loin la demande, et la mondialisation rend accessible au prix du marché aux matières premières produites à l'étranger. Pour le dire vite, la guerre a changé de forme: elle prend aujourd'hui la forme d'une guerre économique. Ainsi par exemple l'Allemagne a imposé sa monnaie (parce que l'Euro n'est en fait qu'un marc déguisé) et est en train d'imposer sa politique budgétaire au reste de l'Europe sans avoir besoin de tirer un coup de feu.
Ce qui permet à l'Allemagne d'imposer sa politique aujourd'hui c'est la démission permanente de nos politiques depuis 30 ans, démission justifiée avec des argumentations qui rappellent furieusement celle des vichyssois et des collabos de 1940, et que j'ai rappelé plus haut. C'est aussi leur ingénuité. Comme Laval, qui était persuadé qu'en cédant à Hitler il arriverait à le convaincre de faire de la France un allié à égalité avec lui, Mitterrand à accepté que l'Europe de Maastricht soit une Europe à l'allemande, en imaginant que l'Allemagne utiliserait son poids pour défendre "l'intérêt européen". Or, l'Allemagne ne défend jamais que l'intérêt allemand. Et ce n'est pas moi qui irait la critiquer: elle a parfaitement raison. C'est pour cela que Mme Merkel aujourd'hui comme M. Kohl ou Schroeder hier ont été élus. Ce n'est pas la faute des allemands si nous français nous croyons vivre dans le monde des Bisonours, et si notre classe politique s'agite comme les cabris proverbiaux.
Cette crise montre de manière éclatante ce que les souverainistes repètent depuis trente ans: l'Europe n'est pas une communauté politique. Il existe un "intérêt français", un "intérêt allemand", un "intérêt grec" simplement parce que français, allemands ou grecs se conçoivent comme une nation, et sont prêts à admettre un principe de solidarité inconditionnelle envers leurs concitoyens. On l'a vu lors de la réunification allemande: les allemands de l'ouest ont consenti sans rechigner "l'union de transferts et des dettes" avec l'Allemagne de l'est, et les transferts inconditionnels liés à cette union ont été infiniment plus importants que ceux requis aujourd'hui pour sauver la Grèce. Mais lorsqu'il s'agit de sauver les grecs, les allemands ne sont prêts à lâcher l'argent que contre des conditions draconniennes et au compte gouttes...
Il est clair aujourd'hui que cette solidarité inconditionnelle, qui est à la base de la constitution d'une nation, est absente des rapports entre européens. C'est pourquoi le fait de donner plus de pouvoirs au parlement européen ou élire le président de la commission au suffrage universel ne changera rien, puisqu'il n'y a pas de communauté politique sous-jacente au nom de laquelle les pouvoirs pourraient être exercés. De Gaulle disait que dans mille ans il n'y aurait plus d'URSS, mais il y aura toujours une Russie. Les faits lui ont donné raison, montrant que les nations constituent une réalité bien plus permanente que les arrangements politiques. Dans cent ans, il n'y aura peut-être plus d'Union Européenne, mais il y aura toujours une France...
Descartes
(1) Un point de vue qui, ironiquement, revient ces jours-ci, il n'y avait qu'à regarder la série documentaire sur Hitler mardi soir sur France 2.
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