Huit heures trente, station Auber du RER parisien. Je monte dans le train avec quelques centaines de compagnons d'infortune. Les portes se ferment, le train s'engouffre dans le tunnel. Et tout à coup, voici qu'on sent une forte odeur de transformateur qui crame, et le wagon se remplit d'une fumée assez épaisse. C'est angoissant, et cette angoisse est certainement partagée par l'ensemble des passagers. Et pourtant, personne ne s'affole. Personne ne tire le signal d'alarme. On demande à ce que les fenêtres soient dans la mesure du possible ouvertes, et on attend, sagement, que le train arrive à la prochaine station. Quand les portes s'ouvrent, pas d'affolement, les gens quittent le train en bon ordre et restent sur le quai, ou les haut-parleurs expliquent que suite à un dégagement de fumée à la station précédente, le trafic est temporairement arrêté sur la ligne.
Un dégagement de fumée dans un lieu clos et plein de monde est un évènement potentiellement dangereux. Pourquoi alors les passagers n'ont pas tiré le signal d'alarme ? Pourquoi n'ont-ils pas cherché à provoquer l'arrêt du train, à ouvrir les portières ou casser les vitres pour le quitter le plus vite possible ? La réponse entre dans un seul mot: confiance. Nous vivons - et cela malgré les tentatives de certains, j'y reviendrai - dans une société de confiance. Les passagers du RER ont confiance que leur train est raisonnablement bien conçu, raisonnablement bien entretenu, conduit par un agent raisonnablement bien formé et qui prend raisonnablement à coeur son travail. Dans ces conditions, la conduite la plus raisonnable, c'est de laisser les gens compétents se débrouiller avec les problèmes.
Et le même raisonnement se retrouve partout: lorsque nous achetons une boîte de médicaments chez le pharmacien, nous n'avons aucun moyen de vérifier que les petites gélules blanches qu'elle contiennent un principe actif plutôt que de la farine (ou pire encore, du poison). Nous faisons confiance au pharmacien, à l'industriel, à la chaîne de contrôle. Lorsque nous buvons l'eau du robinet, nous n'avons aucun moyen de vérifier qu'elle ne contient pas une dangereuse bactérie. Nous faisons confiance au distributeur d'eau et aux laboratoires de contrôle.
Cette confiance est profondément rationnelle. Elle s'appuie d'abord sur l'expérience. N'importe lequel d'entre vous pourra me citer des exemples où cette confiance a été trahie. Mais lorsqu'on regarde de plus près, on voit que ces exemples sont marginaux: pour un hamburger frelaté qui tue son consommateur, combien de centaines de millions d'hamburgers sains - pour autant qu'on puisse appeler "sain" un hamburger - sont consommés chaque jour ? Pour un Mediator, combien de médicaments qui sauvent des vies tous les jours ?
Cette confiance a aussi un rôle économique. Imaginons un monde ou cette confiance n'irait pas de soi. Cela laisserait à chaque individu le soin de se protéger tout seul contre les risques qui nous entourent et de vérifier par lui même la qualité des biens et des services qui lui sont proposés. Ainsi, chacun de nous devrait avoir les moyens d'analyser l'eau du robinet avant de la boire, ou de soumettre le conducteur du train que nous prenons à un examen pour vérifier ses compétences, ce qui suppose accessoirement que nous sachions nous mêmes conduire le train. On voit bien qu'une telle position est inconcevable.
La division du travail, inséparable de tout développement d'une société complexe, implique nécessairement une délégation de confiance à des individus spécialisés. Dès lors qu'un individu ne peut concentrer en lui toutes les connaissances, il est obligé de faire confiance à d'autres individus spécialisés. Nous faisons confiance à l'ingénieur pour concevoir le train et au conducteur pour nous amener à bon port. Nous faisons confiance au médecin pour nous soigner et à la chaîne pharmaceutique pour nous délivrer le bon médicament. Nous faisons confiance à chaque instant de notre vie au fait que d'autres font pour nous des travaux que nous ne saurions pas faire, et dont souvent nous ne sommes pas en mesure de juger la qualité. Cette confiance n'est pas un choix, elle est une nécessité de civilisation.
Et pourtant, me direz-vous, on parle aujourd'hui d'une "société de défiance", de la perte de confiance des citoyens dans les institutions, dans les entreprises, dans le politique, bref dans tout. Oui, on en parle beaucoup. Et ceux qui en parlent le plus sont les membres de l'establishment "libéral-libertaire" qui, quelle coïncidence, sont ceux qui ont fait les plus grands efforts pour installer cette défiance et qui aujourd'hui encore continuent à faire tout ce qui est dans leur pouvoir pour l'approfondir. Car la société de défiance est inséparable de l'émergence de l'individu-roi comme catégorie politique.
La confiance sociale, par essence, est le signe d'une interdépendance. Elle exprime le fait "qu'aucun individu n'est une île", et que chacun de nous dépend pour survivre en tant qu'être social mais aussi physique des autres. Mais si je dépends des autres et les autres dépendent de moi, alors je suis enserré dans un réséau de droits et de devoirs qui sont inséparablement attachés les uns aux autres. Une telle conception est a l'opposée de l'individu-roi des "libéraux-libertaires", qui ne doit rien à personne et dont la liberté ne saurait être limitée par des devoirs imposés de l'extérieur. On ne peut "jouir sans entraves" dès lors que cette jouissance a besoin des autres pour s'accomplir. Car leur idée de la "jouissance" peut être différente de la mienne...
C'est pourquoi le discours des "libéraux-libertaires" est un discours de méfiance permanente. Méfiance des institutions d'abord: justice, école, police, université, armée. Leurs membres, par définition, sont soit des larbins à la solde des "puissants", soit des infâmes égoïstes qui ne songent qu'à défendre leurs intérêts catégoriels. Méfiance ensuite du politique, égoïste et corrompu. Méfiance de l'industriel, qui sacrifierait père et mère à son profit. Méfiance du citoyen, qui céderait trop vite aux sirènes racistes, sexistes, xénophobes, militaristes, nationalistes. Cette méfiance conduit rapidement vers toutes sortes de théories de complot. Ce n'est pas par hasard si l'on trouve chez les "libéraux-libertaires" une forte tendance au complotisme: entre le 11 septembre et Bilderberg, il y a de quoi faire...
Regrettablement, beaucoup de victimes de cette suspicion se rendent complices de leur propre dévalorisation sous prétexte de "transparence". Leur argument est simple: la méfiance s'alimente de la suspicion que les "experts" et les institutions gardent de l'information par devers eux, qu'ils cacheraient au citoyen de base pour le manipuler. Dans cette logique, le citoyen éclairé par toute l'information disponible et convaincu que ses experts lui disent tout serait plus disposé à leur faire confiance. Mais en dehors du fait que cette stratégie ne marche pas empiriquement, cet argument souffre d'un défaut théorique. Dans une société complexe, la division du travail et la spécialisation sont des maux nécessaires. La compréhension des points techniques d'une opération du cerveau ou du fonctionnement d'un réacteur nucléaire reste confinée à un groupe d'individus relativement réduit. La "transparence" donne donc au citoyen lambda l'illusion qu'il peut juger d'une situation à égalité avec les experts, alors que c'est totalement faux. Sur des questions complexes, le citoyen est condamné à faire confiance. L'alternative, c'est l'individu-île totalement autosuffisant dans tous les domaines.
Les experts devraient d'ailleurs être les premiers à dénoncer cette imposture, au lieu de jouer les démagogues: Lorsque l'expert dit "faites moi confiance", il ne cherche pas à "protéger son pouvoir" ou a "prendre les gens pour des imbéciles". Il énonce au contraire la seule position logique: étant le seul à avoir les connaissances et l'expérience, il est le mieux placé pour donner une opinion. Mais vous trouverez très peu d'experts pour tenir ce discours, et en général il s'agit de vieux mandarins éduqués avant mai 1968 et qui sont au delà du bien et du mal. La plupart sont au contraire dans le discours du "citoyen expert" dont la parole doit être écoutée. Comment le citoyen pourrait avoir confiance dans un expert qui de lui même dévalue son expertise en acceptant, sous prétexte de "transparence", de la soumettre au jugement de gens qui n'y connaissent rien ?
Il faut le dire tout net: le peuple est souverain, et il a donc le droit de décider. Mais il n'a pas toujours raison pour autant. L'expert, lui, a la connaissance technique. Il est donc de l'intérêt du peuple de lui faire confiance. Cette affirmation doit être soutenue hautement par tous ceux qui défendent la primauté de la Raison sur le sentiment. Dans un contexte ou les médias nous expliquent chaque jour qu'on ne peut faire confiance à personne, que les industriels sont pourris et les contrôleurs corrompus, les politiciens égoïstes et les savants fous, comment un projet collectif pourrait-il éclore ? Les marchands de méfiance sont en fait en train de nous conduire à une guerre de tous contre tous.
Heureusement, et quoi qu'en disent les classes bavardantes, la confiance sociale reste un pilier de notre République. La meilleure preuve est que dans le RER de 8h30 des centaines de personnes serrées comme des sardines dans un wagon enfumé ont fait tranquilement confiance dans la RATP et dans leur conducteur pour les conduire sains et saufs à bon port.
Descartes
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