"Un fantasme parcourt l'Europe"... et c'est le fantasme de la "révolution citoyenne".
Rien de bien nouveau là-dedans. Si quelque chose caractérise le gauchisme, c'est sa capacité à lire dans tout événement l'annonce incontestable que ses prédictions commencent à se réaliser. En 1967, un jeune philosophe appelé Régis Debray publiait un livre aujourd'hui bien injustement oublié "Révolution dans la révolution". Dans ce livre, son jeune auteur lisait dans les événements d'Amérique Latine la promesse d'un changement révolutionnaire imminent. On sait ce qu'il advint. Plus près de nous, les grandes grèves de 1995 ont donné lieu à toute une série d'ouvrages démontrant (ou du moins affirmant...) que nous entrions dans une nouvelle époque et que les luttes populaires allaient tout changer. Là non plus, rien ne vint.
Aujourd'hui, c'est le "printemps arabe" qui a été salué par les aruspices gauchistes comme la première sonnerie des trompettes de Jericho supposées abattre les murs de la forteresse capitaliste. Et avec cet art consommé de prédire infatigablement la révolution, ces mêmes oracles ont prévenu qu'avec le campement de la Puerta del Sol organisé par le "mouvement des indignés" la "révolution citoyenne" a mis le pied en Europe, et que son extension au reste du continent est imminente. Bourgeois, cachez votre or, l'avant-garde révolutionnaire arrive.
Et elle arrive d'une drôle de manière. Il faut pour s'en convaincre lire le compte-rendu rédigé en toute ingénuité par Céline Meneses et publié sur le site du PG (ici). C'est véritablement une très gentille révolution. On discutte si la "commission féminisme" doit ou non changer de nom pour devenir la "commission égalité". On débat pour savoir si l'on a le droit de couvrir avec des banderoles les enseignes des commerçants, pour aboutir à la sage décision qu'on peut le faire si c'est un grand magasin, mais qu'on n'a pas le droit si c'est un petit commerce. Et tout à l'avenant.
Si c'est ça la révolution citoyenne, alors le capitalisme libéral peut dormir sur ses deux oreilles. En fait, la "gauche radicale" a tellement envie de voir le monde à son image, qu'elle ne prend pas la peine de faire une véritable analyse sociale et politique des évènements. Commençons par les "révolutions arabes": au lieu de déblatérer sur la "soif de démocratie" et voir en elles des "révolutions citoyennes", tout bon matérialiste devrait se poser la question fondamentale. A savoir: quels sont les groupes sociaux qui les portent, et quels sont leurs intérêts ? On s'aperçoit alors que loin de mettre en cause le capitalisme libéral, ces "révolutions citoyennes" le renforcent. Car ce sont les classes moyennes éduquées (et notamment la jeunesse de ces couches sociales) qui en Egypte et en Tunisie ont exigé leur part du gâteau et chassé des régimes kleptocratiques qui prétendaient les en priver. Mais que demandent les "révolutionnaires" d'hier à la place des régimes de Ben Ali ou de Moubarak ? La socialisation des moyens de production ? La nationalisation de l'industrie, de la banque, des services publics ? Non. Ils demandent un Etat honnête et démocratique dans le cadre capitaliste libéral.
Et sur le camping de la Puerta del Sol, la question est la même: qui sont les jeunes "indignés" ? Des jeunes ouvriers ou employés ? Ou plutôt des étudiants issus des classes moyennes et menacés de déclassement ? Comment se fait-il qu'on ait une "révolution dans les places" alors que tout est calme dans les usines ? Et plus profondément, comment est-ce possible de croire qu'on fera une "révolution" en campant sur une place, alors que le monde du travail non seulement ne bouge pas, mais montre une indifférence tentée de méfiance envers un mouvement qui, de son côté, rejette d'un même mouvement partis politiques et syndicats ? Car malheureusement les faits sont là: en Espagne, les principaux bénéficiaires électoralement de la crise et de l'agitation, c'est d'abord le Parti Populaire (droite), et les partis "régionalistes", et cela dans un contexte d'augmentation de la participation électorale. Sauf à croire que l'opinion est dans un état de schizophrénie avancée, il faut comprendre qu'il y a une totale dissonnance entre l'opinion publique et les campeurs de la Puerta del Sol. Et que le "camping des indignés" tient plus des "appéritifs SMS" organisés il y a quelques mois dans plusieurs villes françaises que d'une "révolution citoyenne".
Au fonds, on revient toujours à la même question: alors que le discours néo-libéral a été mis à terre par la crise, les organisations qui depuis des années se sont positionnés contre les politiques libérales devraient avoir un boulevard devant elles. Et pourtant, elles peinent à capitaliser leur positionnement dans l'électorat. Comment expliquer cette contradiction ?
A mon avis, cela tient à ce qu'aucune de ces organisations n'a réussi jusqu'à maintenant à proposer une alternative crédible. La "gauche de la gauche" n'a pas réussi à transcender les intérêts de ses militants - c'est à dire des classes moyennes - pour élaborer un projet politique qui puisse s'adresser aux couches populaires. Relisez le compte-rendu de Céline Meneses cité plus haut. Qu'est-ce qui, dans le discours qui y est tenu, pourrait intéresser l'ouvrier industriel, la secrétaire administrative, la femme de ménage, le conducteur de train ? Et plus près de nous, où est le "programme partagé" du Front de Gauche, qu'on nous promet depuis des mois, et dont la publication semble remise aux calendes grecques ?
Descartes
PS: Pour ceux qui s'étonnent de ne plus me voir participer sur le blog de Jean-Luc Mélenchon, je vous informe que depuis quelques jours mes messages sont systématiquement rejetés par le site. Et franchement, je n'ai ni le temps ni l'envie de perdre mon temps à écrire quelque chose d'intelligent pour que ça finisse automatiquement à la poubelle et sans la moindre explication. Il est clair que JLM est parti sur une logique électorale qui suppose que tout soit lisse et consensuel. Les désaccords, surtout s'ils sont argumentés, n'y ont plus leur place.
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