"Les seules vraies conquêtes, celles qui n'entrainent aucun regret,
sont celles qu'on fait sur l'ignorance" (Napoléon Bonaparte)
Pendant très longtemps, le "test de l'acide" qui permettait de distinguer les progressistes des réactionnaires, c'était la vision de l'enseignement. Au fonds, progressistes et réactionnaires étaient d'accord sur un point, même s'ils en tiraient des conclusions opposées: un peuple savant tend à remplacer les hiérarchies de la naissance ou de la fortune par les hiérarchies du mérite. Et c'est ce qui rend l'éducation désirable pour les uns et dangereuse pour les autres.
Entre celui qui voit l'éducation comme un simple processus de professionnalisation et celui qui en voit la fabrique du citoyen, entre celui qui fait de l'éducation le rouage essentiel de l'ascenseur social et celui qui veut au contraire préserver ses enfants de toute compétition, se dessinent des visions politiques diamétralement différentes. En d'autres termes, dis moi comment tu vois l'éducation, et je te dirais qui tu est en politique.
L'ennui, aujourd'hui, est que personne n'a vraiment de vision de l'éducation. Dans les programmes des candidats, dans leurs déclarations et leurs interventions dans les médias, on ne trouve pas grande chose. En dehors de débat byzantins - et au fort contenu corporatif - sur le nombre de postes à créer, le triste destin des intervenants en arts plastiques, les angoisses des nouveaux professeurs, ou le nombre d'élèves par classe, c'est silence radio. Il faut dire que le débat public est fortement pollué par les fantasmes d'une classe moyenne terrorisée par la perspective du déclassement et faisant de la "réussite scolaire" - sans que ce mot ait un sens bien précis - l'alpha et l'oméga de ses préoccupations, tout au moins aussi longtemps qu'elle ne nécessite pas le sacrifice du samedi matin qui casse un week-end bien mérité.
Car l'éducation, ce n'est pas tant de postes de prof de plus ou de moins, tant de milliards de trop ou de pas assez. C'est d'abord une vision des buts que doit poursuivre l'éducation, et des institutions qui doivent s'en charger. Et sur ces questions, je dois dire que la plupart des programmes politiques que j'ai pu consulter restent muets.
Il y a à mon sens une question fondamentale, c'est celle du positionnement de l'école. S'agit-il d'une institution publique dont parents et élèves sont les usagers ? Ou faut-il y voir un simple service dont parents et élèves sont des clients ? C'est cette question qui, bien plus que le débat sur les moyens ou les méthodes pédagogiques est déterminant pour l'avenir de notre école. Mais avant de poser le débat, il me semble utile de bien poser les termes.
Quelle est la différence entre le rapport client-fournisseur et le rapport entre un service public et ses usagers ? La réponse tient aux règles qui régissent leurs rapports. L'usager d'un service public a avec celui-ci un rapport réglementaire. En d'autres termes, il existe un règlement explicite et qui décrit la prestation et son prix. Un règlement sur lequel - en tant qu'usager - n'a aucun pouvoir: il ne peut ni le modifier, ni négocier ses termes. Conséquence de ce principe, la prestation et son prix sont égaux pour tous, et ne dépendent donc pas du pouvoir de négociation de tel ou tel individu.
Le rapport client-fournisseur, par contre, est régi par le principe de la liberté contractuelle et donc par un rapport de forces. Le fournisseur est libre de définir les prestations et les prix, mais reste libre de les adapter personnellement à chaque client. Deux clients placés dans les mêmes circonstances de fait peuvent se voir proposer des prestations et des prix différents. Le client a donc un pouvoir de négociation, fondé essentiellement dans le fait qu'il peut faire jouer la concurrence entre les fournisseurs.
On voit donc que la différence fondamentale est une question de pouvoir. Dans le premier cas, l'individu qui bénéficie du service n'a aucun pouvoir sur celui-ci, ce pouvoir étant exercé collectivement non pas par les usagers, mais par les citoyens - y compris les citoyens qui n'utilisent pas le service, par choix ou par impossibilité matérielle. Ainsi par exemple le prix et les horaires du métro sont fixés en dernière instance par des élus du peuple, qui répondent autant à des électeurs qui prennent le métro comme à ceux qui prennent la voiture. Dans le cas du client, par contre, il existe un pouvoir individuel, subjectif. Ce pouvoir dépend de la situation de chacun, de son pouvoir d'achat, de la rareté ou de l'abondance des produits qu'il cherche à se procurer, de la situation de ses fournisseurs.
Cette distribution du pouvoir détermine les intérêts que la gestion du service cherche à satisfaire. Dans le cas de l'usager, le service est organisé de manière à servir l'intérêt général, tel qu'il est défini par le système politico-administratif. Les décisions ne sont pas prises pour satisfaire tel ou tel individu concret, mais pour satisfaire un individu abstrait. Dans le cas du client, par contre, les décisions résultent d'un rapport de force individuel entre les intérêts du prestataire du service - le fournisseur - et celui du consommateur du service - le client. Boucheron peut ouvrir un dimanche si un Emir suffisamment fortuné le demande, parce qu'on est dans le cadre d'un rapport client-fournisseur. Mais la Préfecture de Police n'ouvrira pas le service des passeports un dimanche même si Pinault en a besoin. Et si elle le faisait, on crierait - avec raison - à une privatisation du service public.
Venons maintenant à l'Ecole. La IIIème République en avait fait un service public, et cette vision n'a pas été véritablement mise en cause jusqu'aux années 1960. Jusqu'à cette date, un très large consensus voulait que l'école soit un organe de transmission, dont la fonction était de donner aux jeunes non seulement "ce que la civilisation humaine a produit de mieux au cours des siècles" - ce qui suppose un jugement de valeur sur ce qui est "meilleur" dans cette production - mais aussi un ensemble de valeurs, de règles et de comportements jugés socialement nécessaires. En d'autres termes, l'Ecole était là pour transmettre non pas ce que les parents ou les élèves voulaient, mais ce que la société avait décidé, collectivement et politiquement, de transmettre. Et les choix n'allaient pas de soi: certains parents auraient volu que l'école transmettre leurs valeurs religieuses, par exemple. D'autres jugeaient certains enseignements - notamment en biologie ou en histoire - inappropriés ou contraires à leurs convictions. Cela n'a pas empêché la collectivité nationale de faire des choix et à l'Etat, qui est son bras armé, de les appliquer dans un climat de consensus général qui se moquait des frontières idéologiques. On était donc clairement dans un rapport entre un service et ses usagers.
Tout ça change vers la fin des années 1960, avec une contestation qui ne touchait pas seulement l'école, mais le principe même de la transmission. Que ce fut sur le versant marxiste - avec Althusser et les "appareils idéologiques de l'Etat" - ou sur le versant "libéral-libertaire", l'heure était à la critique de toute référence au passé, vécue comme une chaîne, et une survaloration de tout ce qui était "nouveau". Une critique radicale de toutes les institutions fondées sur la transmission (l'Ecole, l'Université, l'Eglise, l'Armée) aboutit à la vision d'un individu tout-puissant, seul juge de ce qu'il doit ou non apprendre. Cette vision change du tout au tout la vision qu'on a de l'Ecole: s'il faut libérer l'individu de l'emprise des "appareils idéologiques de l'Etat", alors celui-ci n'a plus aucune légitimité pour enseigner tel comportement plutôt que tel autre. C'est au contraire à l'individu de décider ce qu'il veut apprendre, et l'institution doit s'adapter à lui. Et on aboutit par ce biais, après beaucoup de péripéties, à "mettre l'élève au centre du système scolaire" (1). Cette idée d'une Ecole dont les règles et les contenus seraient le fruit d'une négociation entre les membres de la "communauté éducative" nous éloigne du modèle de service public pour nous rapprocher d'un modèle client-fournisseur. Un modèle ou l'Ecole ne transmet plus ce que la collectivité a décidé de transmettre, mais ce que les parents (et en moindre mesure les élèves) veulent voir transmis. Et ce n'est pas du tout la même chose.
Cette transformation n'est pas accidentelle. Elle ne résulte pas non plus, contrairement à ce qu'on nous raconte, d'un changement sociologique qui ferait que les parents d'aujourd'hui, contrairement à ceux d'hier, exigeraient d'avoir du pouvoir sur l'enseignement qui est prodigué à leurs enfants. La manière dont la loi sur les signes religieux ostensibles à l'Ecole a mis fin à des incidents qui avant elle se multipliaient chaque année montre à quel point les parents, ceux des classes populaires en particulier, sont disposés à se soumettre à la règle lorsqu'elle est générale, alors que placés dans un contexte de négociation ils cherchent au contraire à imposer leurs vues. Non, ce n'est pas les parents des couches populaires qui posent problème. Ceux qui veulent absolument un rapport client-fournisseur avec l'Ecole, ce sont les parents des classes moyennes, terrorisés par la perspective du déclassement et qui entendent réserver à leurs enfants le bénéfice de l'éducation, si nécessaire en s'adressant à l'enseignement privé.
C'est cela qu'il faut comprendre si l'on veut comprendre la dégradation de notre école. Dans une société à faible croissance, l'ascenseur social ne peut fonctionner seulement en montant. Pour que certains puissent monter, il faut bien que d'autres descendent pour leur faire de la place. Les couches moyennes l'ont bien compris, et elles n'ont nulle envie que leurs rejetons, même s'ils sont nuls, descendent la pyramide des diplômes. Et c'est pourquoi elles ont tout fait pour que l'ascenseur social s'arrête et pour "congeler" la pyramide sociale. Et une école qui "s'adapte" (3) aux élèves (et aux parents...) est une école qui encourage chacun à rester ce qu'il est. Ainsi, on enseignera le Rap aux enfants de Seine-Saint-Denis et les grands classiques aux enfants du VII pour s'adapter à la "culture" de chacun. Avec le prétexte, fort opportun, de ne pas "stigmatiser" les enfants de banlieue qui pourraient avoir des difficultés à comprendre Racine ou Corneille, mais qui lisent le NTM ou le Doc Gyneco dans le texte. Les classes moyennes ont compris combien un véritable service public de l'éducation est une menace pour leurs rejetons. Et c'est pourquoi, sous couvert des intentions les plus nobles, ils cherchent à lui substituer un "supermarché de l'éducation", ou chacun est traité selon son portefeuille.
L'Ecole n'est émancipatrice que lorsqu'elle extrait les enfants de leur univers familial, social, mental. C'est pourquoi, si elle veut rester émancipatrice, elle doit rejeter toute "adaptation" à ces univers et au contraire créer son propre univers, le même pour tous, auquel l'élève est prié de s'adapter. Loin "d'adapter" son langage et ses références à celui de ses élèves, elle doit leur imposer son langage et ses références à elle. Et cela veut dire chasser impitoyablement les parents, mais aussi les potentats locaux de toutes sortes, du débat et des décisions concernant l'enseignement. Le choix des contenus et des valeurs à transmettre est l'affaire des citoyens, et non des usagers - pas plus que des agents (2) - du service public. Faire ce choix fondamental implique défier les classes moyennes sur le terrain où elles sont les plus sensibles. C'est peut-être pourquoi les programmes électoraux évitent prudemment d'aborder le sujet. L'Ecole cesse d'être émancipatrice lorsqu'elle est asservie aux parents, aux "notables" communautaires ou politiques. Lorsqu'elle l'est, elle devient au contraire un instrument d'immobilisme social et de perpétuation des positions sociales acquises.
Car une école qui accepte de "s'adapter" aura du mal à résister aux demandes religieuses, ethniques, sociales, communautaires. Si l'on doit enseigner l'arabe en Seine-Saint-Denis ou le breton à Quimper sous prétexte que cela fait partie de la "culture ancestrale", quelle légitimité aura-t-on pour ne pas enseigner la religion ? Qui contestera que la religion fait partie de la "culture" ?
Voilà donc le véritable choix politique à faire. S'agit-il de donner à chacun une éducation de citoyen, ou plutôt de lui donner l'éducation que lui - ou plutôt ses parents - veulent ? L'Ecole doit elle ancrer les citoyens dans les valeurs de la République, ou doit-elle au contraire les ancrer dans les valeurs de leur communauté, de leur village, de leur région ? Pour que l'Ecole soit un service public, il ne suffit pas qu'il soit assuré par des agents publics. Encore faut-il qu'il soit fondé sur un rapport d'usager, et non de client. Il faut que nos candidats nous disent de quel côté leur coeur balance.
Descartes
(1) Cette transformation touche non seulement l'Ecole, mais l'ensemble de la société. Cela sera peut-être le sujet d'un autre papier, car je ne voudrais pas ici trop m'écarter du sujet scolaire. Mais il faut être conscient que la transformation du "citoyen-usager" en "citoyen-client" est inséparable de la "privatisation" de la société qu'on voit se dérouler depuis trente ans, et dont la gauche a été, par aveuglement et par incompétence, le fer de lance. Tous les discours de la "proximité", de la "décentralisation", des "minorités" auxquelles la République doit "s'adapter" et jamais l'inverse portent en fait cette privatisation. On dit - à juste titre - que le service public c'est le menu fixe, et que le rapport client-fournisseur c'est la possibilité de manger à la carte. Ce qu'on oublie de dire, c'est que lorsqu'on mange à la carte, chacun mange en fonction de son portefeuille.
(2) Il faut ici dire un mot des enseignants. Il faut clairement expliciter les limites de la liberté de chaire. L'enseignant est un technicien de l'enseignement, et à ce prix il faut lui laisser une large liberté méthodologique. Mais il faut dire clairement que l'enseignant est un fonctionnaire, un serviteur public, et non le propriétaire de sa classe. Il est donc tenu, en matière des contenus et des valeurs qu'il enseigne, à respecter les décisions prises par les autorités politiques. Le militantisme, politique ou sociétal, ne devrait pas avoir sa place dans la salle de classe.
(3) On parle ici d'adaptation des objectifs et des contenus, et non bien entendu des moyens. Le fait que l'Ecole puisse adapter ses moyens aux difficultés particulières de tel ou tel public (par exemple, en consacrant plus de moyens ou en réduisant la taille des classes pour aider des publics en difficulté) me paraît tout à fait approprié. Le problème commence lorsqu'on adapte les contenus, les programmes ou pire encore les niveaux d'exigeance. Ce qui fabrique des "écoles" différentes, l'une pour l'élite (où l'on enseigne les savoirs d'élite) et une autre pour les couches populaires, ou l'on enseigne le minimum vital.
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