A chaque rentrée, c'est la même chose. Dans les radios, les télévisions, les magazines, des experts (ou supposés tels) de l'éducation dressent le réquisitoire du système éducatif français (1). Qu'est-ce qu'on lui reproche ? Tout et n'importe quoi. Il serait trop sélectif, trop inégalitaire, trop archaïque, trop ennuyeux, trop cartésien, trop... et nos experts nous le démontrent, à grands coups de comparaisons internationales sur le style "en Grande Bretagne ceci... en Finlande cela...".
Première constatation, ces "experts" feraient mieux de vivre quelques années dans le pays qu'ils proposent en exemple. Ou du moins d'en lire la presse. Que voit-on ? Et bien, là bas non plus, on n'aime pas l'école. Les britanniques, pour ne prendre qu'un exemple trouvent leur système trop laxiste, pas assez rigoureux. Et s'ils ne critiquent pas son coté inégalitaire, c'est parce que c'est un élément socialement reconnu et accepté. Comme toujours, les experts (ou supposés tels) médiatiques utilisent la technique du découpage: on prend chez l'autre les détails qui vont dans le sens de son argument, en oubliant opportunément que chaque système a les défauts de ses qualités. Peut-être que les élèves étatsuniens s'amusent beaucoup plus en classe que les petits français. Mais ils apprennent beaucoup moins. Est-ce mieux ?
Deuxième constatation, on reproche à l'école des défauts qui sont ceux de la société elle même. On reproche ainsi à l'école de stresser les élèves par rapport à leur avenir. Mais les stress de la "réussite", ce n'est pas l'école qui l'invente. C'est la société elle même. Comment l'école pourrait dresser un rempart entre la classe et la société ? Comment demander aux élèves (et aux professeurs) de laisser au vestiaire les préoccupations de l'avenir ? Si l'élève (et ses parents) a peur d'un avenir de chômage et de déqualification, comment pourrait-il en faire abstraction sur les bancs de l'école ? De même, on reproche à l'école de perpétuer les inégalités sociales. Ce faisant, elle ne fait qu'obéir aux désirs de la société, et d'abord des citoyens/parents. Car il faut bien poser la question: est-ce que les citoyens/parents des classes moyennes, par exemple, ont envie d'une école véritablement égalitaire, qui donne aux enfants des classes populaires les mêmes possibilités qu'à leurs propres enfants ? Bien sur que non: les parents des classes moyennes défendent au contraire bec et ongles leur position sociale, et entendent la léguer à leurs enfants. Ils n'ont pas envie de voir d'autres leur disputer les places...
Si les classes bavardantes dévaluent en permanence notre système scolaire, c'est justement parce qu'il est encore trop égalitaire pour une société fragmentée et traversée par la crainte du déclassement. Dans nos sociétés foncièrement inégalitaires, la méritocratie est ce qui s'approche le plus de l'égalité. Lorsque le succès professionnel cesse de dépendre des résultats de l'examen ou du concours, c'est l'entregent, les connaissances familiales ou claniques et l'argent qui déterminent les destins individuels. Si un Philippe Séguin ou un Pierre Bourdieu ont pu faire des brillantes carrières parce qu'il existe un concours anonyme à l'entrée de l'ENA ou de l'Ecole Normale.
On assiste depuis la fin des années 1960 - c'est à dire, depuis que la fin des "trente glorieuses" a implanté dans les classes moyennes la crainte du déclassement - à un démantèlement progressif de l'école conçue comme instrument de promotion sociale. Et cela sous l'apparence d'un discours pétri de bonnes intentions: au nom du "respect" de l'élève, on s'est progressivement interdit - du moins en théorie, car il faut dire que les enseignants résistent... - d'établir une échelle de valeurs entre les savoirs. Le but, c'est que l'enfant soit "créatif", qu'il "se sente bien à l'école". Que la "créativité" se manifeste par l'écriture d'un texte dans un français correct et riche ou dans un "rap" utilisant vint-cinq mots et sans syntaxe, ce n'est pas grave. Il faut tout encourager, sous peine d'affecter "l'estime de soi" de l'élève.
Cette sacrosainte "estime de soi" dont on nous rabat les oreilles, est une idée venue tout droit des Etats-Unis ("self-confidence"). Pour les croyants de cette nouvelle réligion, l'enfant est un petit être fragile qui risque d'être traumatisé à la moindre critique. Lui dire qu'il a fait une erreur, qu'il ne sait pas quelque chose, ou même qu'il faudrait qu'il travaille un peu pourrait l'inhiber définitivement, en lui faisant perdre cette "estime de soi" si importante à l'heure d'entreprendre quelque chose. Il est donc essentiel de ne jamais critiquer l'enfant quand il fait "mal", et d'en faire la louange à chaque opportunité.
Cette doctrine est en fait un formidable anesthésiant. Persuader chacun qu'il est merveilleux tel qu'il est revient à lui dire que tout effort pour s'améliorer est superflu. Mettre sur le même plan l'élève qui lit Baudelaire et celui qui préfère NTM revient à dire que ce n'est pas la peine de faire l'effort d'apprendre une langue riche et expressive. La devise de l'école "républicaine" aurait pu être "industria omnia vincit" ("le travail et l'effort arrivent a bout de tout"), et même si dans les faits ce n'était que partiellement vrai, c'était un noble objectif. Il s'agissait alors de changer les hommes en les rendant meilleurs. Aujourd'hui, nos théoriciens de l'éducation veulent une école de l'immobilité, où chacun serait ravi de rester enfermé dans sa "culture", avec l'assurance que toutes les "cultures" se valent. Baudelaire et Molière pour les classes moyennes, NTM et Akhenaton pour le "populo".
Apprendre nécessite d'abord de prendre conscience de sa propre ignorance. L'élève devrait avoir un droit constitutionnel à ce que ses professeurs lui disent la vérité sur son travail. Un pédagogue se disqualifie lorsqu'il travestit la vérité pour faire plaisir à l'élève. J'ai eu des maîtres, qui - au risque de me traumatiser - n'ont jamais hésité à me dire combien j'étais nul, combien je travaillais peu et mal. C'est grâce à eux que j'en ai pris conscience, que j'ai travaillé, et que j'ai beaucoup appris. Et ce sont ces maîtres-là, et non pas les démagogues, dont on se souvient avec respect le reste de sa vie.
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