Je ne commenterai pas l'affaire DSK. Des gens bien plus intelligents que moi, plus cultivés que moi, mieux informés que moi l'ont fait. Que pourrais-je ajouter ?
Par contre, il est un domaine qui a été laissé vierge par les commentateurs. C'est l'analyse des réactions de l'opinion - et de ceux qui la font - à cette affaire. Et parmi ces réactions, il y en a une qui nous dit beaucoup sur notre vision du monde. Je veux parler des commentaires sur le système de la justice américaine en comparaison avec notre pauvre justice française.
Le traitement dont a fait l'objet le directeur général du FMI suscite en effet des commentaires admiratifs devant le traitement humiliant infligé à un "puissant". On insiste sur la célérité avec laquelle la police américaine a mis la main sur DSK sur la simple foi d'une dénonciation par une employée qui, comble du stéréotype, est modeste, immigrée, noire et mère célibataire. On souligne combien DSK a été traité comme n'importe quel prévenu, interrogé nuitamment pendant des heures, conduit au tribunal menotte, mal rasé et sans cravate. Et le commentaire se termine suivant avec un "ce n'est pas en France qu'on verrait ça" traduisant simultanément l'admiration pour un modèle extérieur que l'on connaît mal, et le mépris pour notre propre façon de faire - ce n'est pas en France, ma brav'dame, qu'on verrait un "puissant" traité de la sorte - dans une manifestation typique de la "haine de soi".
Car, et c'est ce que je vais essayer de vous démontrer ci-dessous, cette "égalité de traitement", loin de réflèter une conception saine et égalitaire de la justice, s'en éloigne bien plus que notre conception à nous. Le formalisme de la justice américaine, son obsession pour l'égalité des formes est en fait la marque d'une société intolérante ou la notion de vengeance est au fonds plus importante que celle de justice.
Pour commencer prenons un exemple. Tiens, prenons un Roger Knobelpiess. Des individus condamnés pour des braquages qu'ils nient avoir commis, ce n'est pas cela qui manque dans les prisons. Et pourtant, c'est lui et non pas un autre qui est gracié par François Mitterrand en 1981. Prenons aussi un Pierre Goldman. Lui aussi condamné pour un acte grave, bien plus grave que celui dont on accuse DSK, et emprisonné dans les mêmes conditions que des centaines de condamnés qui, eux aussi, nient ce qui leur est reproché. Il sera pourtant soutenu par l'ensemble de l'intelligentsia française. Pourquoi lui et pas un autre ? Réponse: parce qu'ils ont écrit des livres, des livres qui ont eu un succès d'estime considérable. On pardonne facilement à Nathalie Sarraute la cocaïne, à Genet ses vols... parce que ce sont des créateurs. Lorsque Louis Althusser a tué sa femme, l'affaire a été traitée dans la plus grande discrétion et le vieux professeur n'a pas été traité comme un vulgaire assassin. Faut-il vraiment regretter ? Voulons nous un système où les Sarraute, les Genet et les Althusser sont traités comme n'importe quel autre délinquant ?
Posons nous une question plus générale: supposons qu'il y a dans un hôpital un chirurgien, le professeur X, dont les mains d'or sont peuvent sauver des dizaines et des dizaines de vies. Que dans un laboratoire nous ayons un biologiste Y dont les travaux peuvent sauver des centaines de milliers d'hommes de la maladie. Et imaginons que le professeur X essaye de violer une femme de chambre dans son hôtel, ou que le biologiste Y, dans un moment d'égarement, blesse un homme dans un bar. Faut-il les traiter "comme tout le monde" et priver l'humanité de leurs bienfaits ? Ce serait absurde d'un point de vue social. L'intérêt de la société est au contraire que le professeur X ou le chercheur Y continuent à exercer leurs talents au bénéfice de tous. Et si pour cela il faut montrer envers eux une tolérance dont on ne ferait pas preuve envers le pequin moyen, soit.
C'est là qu'il faut rappeler que la fonction de la justice n'est pas de venger les victimes, mais de protéger la société. Et que les intérêts de l'un et de l'autre peuvent diverger. Ceux qui apportent plus à la société, les grands créateurs, les grands artistes, les grands scientifiques, gagnent une sorte "d'immunité limitée", qui leur est reconnue non seulement par la justice, mais par le moindre citoyen dans la rue, qui sera ravi de céder la priorité à Johnny Hallyday. Et il est sain qu'il en soit ainsi. L'idée formaliste selon laquelle le traitement doit être le même pour tous, qu'ils soient "puissant ou misérable" est en fait un déni de civilisation. Les systèmes de justice les plus formels sont souvent les plus primitifs. Au fur et à mesure que les sociétés évoluent, qu'elles se civilisent, on a tendance au contraire à différentier de plus en plus les procédures et de traiter de manière de plus en plus différenciée les accusés. On menotte un accusé lorsqu'on pense qu'il est susceptible - et capable - de chercher à se soustraire par la force à la main de justice. Une telle idée, en ce qui concerne DSK, est risible. Imagine-t-on DSK grimpant une clôture, volant une arme à un policier pour prendre des otages ?
Je suis persuadé que vous, mes chers lecteurs, reconnaîtrez sans difficulté qu'il est juste et bon (ou du moins bon) d'accorder une certaine tolérance aux créateurs, aux hommes dont la contribution à la vie de la société est exceptionnelle. Mais certains, je le sais, se demanderont en quoi est "exceptionnel" l'homme politique. A cela, deux réponses. La première, c'est que gèrer le FMI ou gouverner un pays n'est pas une sinécure, et que les hommes capables de tenir ces fonctions ne se trouvent pas sous les pieds d'un cheval. On peut ne pas être d'accord avec DSK, on ne peut nier qu'il est d'un intellect supérieur. Mais il existe un seconde raison: en démocratie, ces gens là sont à leurs postes parce que nous les avons élu (où du moins, nous avons élu ceux qui les nomment). Ce faisant, nous les avons reconnu comme exceptionnels. Et cette fiction est nécessaire, parce que c'est cette reconnaissance qui nous permet d'exiger d'eux des comportements d'exception. Imaginons un pays qui ne reconnaîtrait à son chef d'Etat aucune immunité, aucun privilège particulier qui le différencie des autres hommes. Aurait-il le droit d'exiger de lui plus qu'on n'exige de n'importe quel citoyen ? Bien sur que non. Une telle vision de l'égalité conduit à un fonctionnement purement "gestionnaire" des institutions. Quelle différence dans cette logique entre un président de la République et un gérant d'entreprise ?
Alors, n'envions pas trop la justice américaine, avec ses juges et ses procureurs élus et donc soumis à la pression des préjugés publics et au besoin de médiatiser leurs actes; avec son égalité formelle qui occulte une monstrueuse inégalité des armes. Notre justice sait aussi mordre quand il le faut (Juppé ou DSK lui même en savent quelque chose) sans pour cela avoir besoin d'humilier l'accusé ou de l'offrir en pâture à l'opinion.
Descartes
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