"Gentils citoyens! On vous trompe, on vous vole! Les puissants ______ (vous avez le choix: capitalistes, synarques, technocrates, élites, socialistes, de droite...) vous tondent la laine sur le dos pendant qu'ils se gobergent. L'heure est venue de balayer ces gens pour les remplacer par des dirigeants honnêtes, courageux, ayant le sens de l'intérêt général, dévoués et désintéressés (c'est à dire, nous)". Et la conclusion claque comme un drapeau: "que se vayant todos" ("qu'ils s'en aillent tous").
Ce discours n'est pas nouveau. C'est la vulgate minimale des populistes et des démagogues au moins depuis que la politique a cessé d'être une affaire aristocratique et que la plèbe y a accédé. C'était à Rome il y a quelque 2500 ans, lorsque le conflit entre la plèbe et les patriciens accoucha de la "loi des douze tables". Bien sur, le démagogue existait bien avant. Mais l'entrée en politique de la plèbe marque l'apparition d'un démagogue d'une espèce particulière: le populiste. Le populiste se distingue par le fait qu'il déploie sa séduction à partir d'une vision idéalisée du "peuple". Ainsi, dans la vision populiste, le "peuple" serait naturellement bon, honnête, travailleur, intelligent, généreux là où les élites sont méchantes, malhonnêtes, fainéantes, bêtes et égoïstes. Le "peuple" serait naturellement porté à la solidarité, au respect de la nature, à la poursuite des choses essentielles, alors que les "élites" seraient elles individualistes, ravagent la planète et ne jurent que par l'accessoire. Le "peuple" a bien entendu des amusements sains et de bon aloi, alors que "l'élite" se complaît dans les orgies. Souvent, cette formulation prend un ton ironique. Les "élites" sont "les parfumés", "les intelligents", les "belles personnes". Cela peut aussi prendre un ton violent, comme ce fut le cas dans l'affaire de Bruay en Artois.
Cette théorie devrait se fracasser contre les faits. L'expérience quotidienne montre en effet que le "peuple" n'est ni plus moral, ni plus solidaire, ni plus honnête que les élites. Les petits voyous qui organisent toute sorte de trafics dans les cités ne viennent pas de "l'élite", que je sache. Chaque classe a ses piliers moraux et ses brebis galeuses. On résout cette contradiction grâce à une pirouette dialectique: le "peuple" reste infiniment bon, honnête et travailleur, mais la misère, le chômage, les discriminations l'obligent à prendre des libertés avec ses principes. C'est le "que voulez vous, je suis honnête mais si je ne fraude pas, je ne mange pas" qui permet au fond de justifier n'importe quoi - on se souviendra à ce sujet des justifications qu'une certaine gauche avait trouvé aux dégradations qui ont accompagné les "émeutes" de banlieue de 2005. Le populiste ne parle donc pas d'un "peuple" réel. Il parle d'un "peuple" idéalisé, auquel il contrapose des "élites" diabolisées. Mais l'idéalisation du peuple n'est pas n'importe quelle idéalisation: c'est une idéalisation "victimiste" qui permet à chacun de s'identifier à ce peuple idéal parce que l'écart est par avance moralement justifié. C'est le "je suis bon et la société m'a rendu mauvais" qui excuse tout.
Le populiste cherche à séduire le "peuple" en utilisant l'arme la plus efficace de tous les séducteurs, qui est la flatterie. On flatte le peuple en lui expliquant combien il est intrinsèquement bon et combien les autres sont mauvais. On le flatte en lui expliquant qu'il serait bien entendu plus capable de gouverner que tous ceux qui aujourd'hui gouvernent. On le flatte en faisant de ses préjugés des vérités révelées. Le populiste est d'abord un flatteur, et comme le dit si justement La Fontaine, "tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute". Ou du moins il essaye. Parce que paradoxalement notre peuple - si l'on laisse de côté quelques groupes à l'effectif relativement limité - a longtemps été assez imperméable à ce genre de discours. La raison de cette imperméabilité tient à mon sens à notre mécanisme de promotion sociale. Contrairement à ce qui se passe dans beaucoup de pays européens, où il y a une barrière étanche entre les "élites" et le "peuple" - pensez à l'Angleterre ou l'Allemagne, ou l'élite est très liée à une tradition nobiliaire - en France les "élites" ont longtemps été le fruit d'un "ascenseur social" dont le grand moteur était l'éducation. Les "fils de" ont toujours existé, mais sont relativement rares et le système des concours remettait en cause les patrimoines à chaque génération. Sur les six présidents de la Vème République, un seul - Giscard - doit sa mise en selle politique à ses ancêtres. De Gaulle, Pompidou, Hollande, Chirac sont des purs produits du système méritocratique. Sarkozy est un fils et petit fils d'immigré monté à la force du poignet. Difficile donc chez nous de maintenir la fiction d'un "peuple" et d'une "élite" qui seraient d'essence différente. Or, l'imaginaire populiste avec son opposition morale "peuple vs. élites" a besoin de cette différentiation. Si les élites sont issues du peuple et partagent la même nature, comment expliquer que les "élites" soient moins morales que le peuple lui-même ?
Cette théorie nous conduit nécessairement à une conclusion: c'est précisément parce qu'elles sont des "élites" qu'elles sont corrompues. En d'autres termes, le populisme français finit toujours par appeler au rejet non pas de "l'élite" existante mais de toute "élite". Là où le républicain parlait de remplacer l'élite du sang ou de l'héritage par une élite du mérite intellectuel ou manuel, le populiste appelle à mettre par terre toute élite et aboutit en pensée à une société d'égaux. Cela peut paraître à première vue un objectif louable. Mais réfléchissez-y deux fois: voulez-vous une société où le savant et l'ignorant sont des "égaux" ? Où l'honnête homme et le voleur sont "égaux" ? Où le travailleur et le parasite sont "égaux" ? Pas moi, en tout cas. Une telle société serait infiniment plus injuste que celle que nous avons aujourd'hui. Moi je veux une société qui met le travail, l'étude, l'honnêteté à un autre niveau que la fainéantise, l'ignorance, le crime. Et cela implique nécessairement une "élite" définie à partir de ces qualités.
D'ailleurs, les leaders populistes ne poussent ce rêve d'égalité que jusqu'à un certain point. Pour paraphraser Orwell, entre ces égaux il y a toujours qui sont plus égaux que les autres. Le leader, par exemple, a un statut particulier. Il n'appartient pas à "l'élite", mais il n'est pas non plus tout à fait un membre quelconque du "peuple". C'est pourquoi il peut parler de "donner un coup de balai dans les élites" sans que personne ne se demande s'il ne serait pas lui même concerné par le coup de balai en question. Entendre des politiciens ayant derrière eux une longue carrière et des reniements multiples proclamer "qu'ils s'en aillent tous" ne manque pas d'ironie. Qu'attendent-ils pour donner l'exemple ?
Descartes
Commenter cet article