Lorsque j'étais petit, il y a bien longtemps, j'ai eu le privilège d'avoir des bons professeurs. Des professeurs qui m'ont expliqué que pour commenter un texte, il faut d'abord s'assurer de l'avoir bien compris. Arrivé à l'âge de raison, il devient difficile de comprendre pourquoi la gauche aujourd'hui ne met pas en pratique cet excellent précepte. Le fait n'en demeure pas moins qu'à chaque parution d'un texte, les commentaires à gauche sont toujours fondés sur le même principe: loin de discuter ce que le texte dit, on plaque sur lui un certain nombre d'idées préconçues pour pouvoir le démolir (si le texte vient de la "droite") ou pour l'encenser (s'il vient des "gens comme nous").
La récente publication du rapport Roussely (ou pour être plus précis, de la synthèse de ce rapport) fournit un excellent exemple. Cela vaut la peine de voir comment il a été lu par les partis de gauche. J'ai choisi de faire l'analyse à partir du communiqué publié par le Parti de Gauche (ici), parce que c'est la seule organisation de gauche qui fait la "une" de son site avec le sujet, et qui lui accorde dont beaucoup d'importance. Mais au vu des réactions des uns et des autres, on peut parier que la lecture est à peu près la même...
Commençons par le commencement. Et au commencement, ce n'est pas le verbe mais la suspicion. Il s'agit de démolir le rapport par avance, non pas sur son contenu, mais sur des éléments de contexte permettant de jeter la suspicion. Ainsi, le rapport aurait été rendu public que "partiellement", et "en plein été". De plus, "on peut s'interroger" (formule omineuse...) sur "le fait que Nicolas Sarkozy commande un rapport à M Roussely, Président honoraire d'EDF, donc juge et partie, sur l'industrie nucléaire en France". Bien entendu, pour ceux qui n'auraient pas tendance (ou intérêt...) à voir le mal partout, tout cela est parfaitement logique. D'abord, prenons le dernier reproche: si l'on veut un rapport intelligent, informé et qui dise les choses sans fard, il faut prendre une personnalité qui ait en même temps l'autorité, indépendance et la connaissance du dossier. Et où trouve-t-on cette personnalité ? Quelle serait la proposition du PG ? Un politique, lié au programme de son parti et connaissant le dossier de l'extérieur ? Un dirigeant d'ONG, qui donnera un point de vue militant ?
Le reproche de "publication partielle" est lui aussi infondé. Il est probable que Roussely ait mis dans son rapport des éléments qui font partie du secret commercial et industriel des différents opérateurs, et probablement des critiques qui pourraient mettre en cause des choix de personnes. A-t-on envie de voir étaler ce genre de choses sur la place publique ? Est-ce dans l'intérêt national ? Personnellement, je ne le crois pas. Et je ne doute pas que Jean-Luc Mélenchon partage ce point de vue, lui qui admire tant l'amour du secret de François Mitterrand.
Et maintenant, venons au fonds de choses. Prenons le premier reproche: "le rapport préconise rien de moins que la hausse des tarifs de l'électricité pour financer le renouvellement du parc. En pleine hausse des tarifs de l'énergie, les usagers apprécieront". Les usagers apprécieront positivement la proposition de Roussely si l'on prend la peine de leur expliquer de quoi il s'agit. En fait, l'électricité en France est l'une des moins chères d'Europe (et du monde...) Pourquoi ? Parce qu'on a investi dans les années 1970 une centaine de milliards d'euros (en tenant compte de l'inflation cela ferait bien plus...) pour construire notre parc nucléaire. A l'époque l'électricité était chère, et ce sont ces tarifs relativement élevées qui ont permis de rembourser les emprunts contractés pour construire les centrales. Et au fur et à mesure que la dette a été remboursée, au lieu de faire des réserves pour le jour où le parc serait à renouveler, tous les gouvernements de droite comme de gauche ont préféré baisser le prix de l'électricité. En termes réels, plus de 50% sur les vingt dernières années.
On vit donc aujourd'hui sur le passé. Les centrales, aujourd'hui largement amorties, produisent une électricité dont le coût n'est lié finalement qu'à celui du combustible et de la maintenance des installations. Seulement voilà, les centrales arriveront progressivement en fin de vie. Même en les prolongeant un peu, nous devons commencer à réfléchir à la question du renouvellement du parc. Avec les exigences de sûreté d'aujourd'hui (voir ci-dessous), il faudra compter quelques 200 Md€ pour refaire le parc nucléaire. Et ne vous faites pas d'illusions: la "sortie du nucléaire" risque de coûter encore plus cher. D'où sortir ces sommes ? Ou bien on augmente modérément les prix de l'électricité aujourd'hui pour commencer à faire des réserves, ou bien il faudra augmenter massivement à l'avenir. Roussely propose de commencer maintenant. C'est loin d'être déraisonnable, quoi que puissent "apprécier" les usagers.
Reproche suivant: "Il recommande également, en l'absence de tout débat public et citoyen, l'extension de la durée de vie des centrales au-delà de leur programmation initiale et l'ouverture des financements multilatéraux des énergies renouvelables au nucléaire... La concurrence libre et non faussée sans doute ?". Là, on voit que les rédacteurs du communiqué du PG n'ont rien compris au film. "L'ouverture des financements multilatéraux" ne concerne que les pays du Sud qui souhaiteraient s'engager dans un programme électronucléaire. A l'heure actuelle, en effet, les mécanismes de financement multilatéraux (prêts de la Banque Mondiale ou des banques de développement, mécanisme de développement propre du protocole de Kyoto, etc.) ne permettent pas de financer ce type d'investissement. On peut être pour ou contre un changement dans ce domaine... mais on voit mal le rapport avec la "concurrence libre et non faussée".
Quant au "débat public et citoyen" sur l'extension des centrales... c'est une vaste rigolade. Les tranches nucléaires ont été couplées au réseau à partir de 1979, et à une cadence d'entre deux et cinq par an jusqu'au seuil des années 1990. Sans prolongation, il faudrait donc enlever du réseau de deux à cinq tranches par an. Par quoi les remplacer ? Il ne s'agit pas de proposer une solution pour dans vingt ans, mais pour l'année prochaine. Est-ce que le PG (ou n'importe quelle autre organisation, d'ailleurs) a quelque chose à proposer ? Non ? Alors, a quoi bon un "débat" ?
Reproche suivant: "Au mépris des appels répétés des syndicalistes et des travailleurs du nucléaire sur les conditions de travail et la baisse de la sûreté des installations dues à la logique de privatisation d'EDF, il conteste la « croissance continue des exigences de sûreté », qui ne serait pas une « logique raisonnable »". Là encore, les commentateurs du PG n'ont pas compris quel était le problème. Les "syndicalistes et travailleurs du nucléaire" dénoncent les conditions d'exploitation des installations, alors que Roussely fait référence aux exigences de conception. Le problème au fonds est très simple: En matière de sûreté nucléaire comme partout ailleurs il existe une loi des rendements décroissants. Au fur et à mesure que le niveau de sûreté s'améliore, les investissements pour obtenir un progrès significatif deviennent de plus en plus grands pour des progrès de plus en plus petits. Et il arrive un moment où l'investissement devient plus grand que le coût du risque qu'il entend combattre. Les rédacteurs du rapport Roussely estiment que ce point est atteint, et que la politique suivi par l'Autorité de Sûreté Nucléaire d'augmentation continue des exigences de sûreté risque d'accroître le coût de l'énergie nucléaire sans créer de véritable valeur. Ainsi, l'EPR produit un MWh à 50 € alors que nos bons vieux 900 MW le font à 35€. Le gain de sûreté vaut cette différence ? En tout cas, c'est une question qui mérite d'être posée.
Et tous les reproches sont à l'avenant. Ainsi, les lecteurs du rapport affirment que "sur la sous-traitance et les conditions de travail, [le rapport] se contente de proposer une simple « charte »". Alors que le rapport propose bien plus: "rendre obligatoire l’agrément de toutes les entreprises amenées à intervenir sur le nucléaire en France" (proposition 4). On dirait que le PG lit dans le rapport ce qui l'arrange, et oublie le reste...
Et quelle est la conclusion du PG ? Prévisible: "Le Parti de gauche réaffirme la nécessité d'une planification écologique permettant une sortie progressive et réfléchie du nucléaire, la création d'un pôle public de l'énergie avec le retour d'EDF-GDF à 100% public, et une vaste consultation nationale sur la transition énergétique associant syndicats, associations, citoyens, chercheurs et politiques". Ce qui est drôle, dans cette conclusion, c'est que le PG affirme d'abord la nécessite d'une "sortie progressive et réfléchie du nucléaire"... et seulement ensuite celle d'une "vaste consultation nationale", qui ne porterait que sur la "transition énergétique". En d'autres termes, aucun débat publique sur l'intérêt ou non de "sortir du nucléaire". Pour des gens qui reprochent à Roussely de proposer la prolongation des centrales en activité "sans débat public et citoyen", c'est légèrement contradictoire, non ?
Descartes
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