"Qui contrôle le présent contrôle le passé. Qui contrôle le passé, contrôle l'avenir"
(G. Orwell, "1984")
Je hais le 11 septembre. C'est un jour rempli de tours en flammes, de voix criant "oh my goood!", de policiers et pompiers héroïques et de familles de disparus racontant leur calvaire et celui de leur cher disparu. C'est un jour rempli d'hommages et commémorations dont la pompe hollywoodienne transpire le mauvais goût. Ce jour-là, tout est symbolique, forcément symbolique. Des journalistes se font prêcheurs pour nous expliquer que ce jour là le monde a basculé, que "ce ne sera jamais comme avant". Des historiens médiatiques férus de superlatifs nous expliquent que c'est le plus grand tournant de l'histoire depuis l'invention du feu.
Tout cela est, bien entendu, absurde. L'attaque du WTC n'a pas changé le monde. Il a traumatisé les américains, ces grands enfants habitués à croire que la guerre est quelque chose qui n'arrive qu'aux autres et qui se regarde à la télévision la bière à la main. Tout à coup, la guerre a fait irruption chez eux, et cela change la perspective. Mais en pratique, le changement a été minime. Une telle expérience aurait pu jouer un rôle pédagogique, en faisant comprendre aux américains ce que peuvent être les souffrances d'une guerre, souffrances que leurs "marines" ont infligé et infligent toujours à bien des gens. Mais c'était sans compter sur le cirque médiatique, qui eut tôt fait d'encadrer l'évènement dans le cadre hollywoodien et de le ramener à une perspective qui ne fait que confirmer les préjugés de l'Amérique: les "bons" - c'est à dire, les américains - ont tous les droits (y compris d'envahir les autres pays, de tuer sans jugement, de torturer, etc.) puisqu'il servent le Bien?. Et les "méchants" qui sont punis à la fin.
Ce cirque médiatique joue admirablement sur le grand paradigme de la société médiatique: la victime. Il y a à Washington un grand monument consacré à la guerre du Vietnam. Sur un mur de marbre noir se trouvent gravés les noms des soldats américains tués pendant la guerre. Sur le site du WTC se trouve maintenant un monument semblable, ou se trouvent gravés les noms des victimes. Le parallèle est frappant... mais montre à quel point la "victime" a remplacé progressivement le "héros" comme figure cardinale. Car il y a une grosse différence entre un soldat qui meurt en servant son pays et la victime aléatoire d'un acte terroriste. Le premier mérite l'hommage personnel de la collectivité parce qu'il s'est sacrifié pour elle, acceptant d'accomplir un acte éminemment dangereux dans le cadre d'une discipline sociale. La victime, elle, était là par hasard. Contrairement au soldat qui accepte un danger qu'il connait, la victime subit un danger dont elle ignore même l'existence. Cela a un sens de rendre hommage à celui qui se noie en essayant de porter secours à une personne tombée à l'eau. Mais quel sens y a-t-il a rendre hommage à celui qui tombe dans le canal en trébuchant en gravant son nom sur une plaque ?
Le paradoxe médiatique apparaît sous une forme grotesque dans l'hommage rendu aux pompiers new-yorkais. En fait, on rend hommage à quoi, précisement ? Soi disant, aux héroiques serviteurs du public qui sont morts pour sauver les victimes piégées dans les tours. Soit. Mais les pompiers de New-York portent chaque jour secours à des personnes piégées par des incendies. En quoi les pompiers morts en portant secours aux personnes piégées dans les tours seraient plus "héroiques" que ceux qui, au péril de leur vie, dégageraient les personnes pris dans l'incendie de leur HLM ? Pourquoi l'orphelin du pompier mort dans le WTC mérite-t-il de porter la médaille et le T-shirt ad hoc, alors que l'orphelin du pompier qui aurait sauvé une famille du bronx doit se contenter avec le souvenir ? Chaque jour, des pompiers meurent en portant secours. Qu'ils soient morts dans un feu d'appartement ou dans celui du WTC, ils devraient recevoir le même hommage. Mais ce serait oublier que nous vivons dans une société fascinée par l'exposition médiatique. Tous les morts ne se valent pas: le héros qui meurt sous les yeux des caméras a un statut différent de celui qui meurt dans l'anonymat. Les morts qui passent à la télé n'ont pas le même poids que les autres.
Mais je voulais vous parler d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Ou plutôt, qui leur est caché par un establishment médiatique qui, comme les censeurs staliniens, efface des photographies les figures qu'il ne veut pas - ou plus - voir. C'était un 11 septembre, bien avant 2001. En 1973, pour être précis. En ce 11 septembre là, les militaires chiliens avec l'appui et la complicité du gouvernement des Etats-Unis d'Amérique, mettaient fin dans un bain de sang au gouvernement constitutionnel du Chili et assassinaient le président de la république chilienne, Salvador Allende. Des dizaines de milliers de chiliens furent parqués dans des stades et des camps de détention. Des milliers furent torturés, mutilés, assassinés.
La contraposition des deux événements laisse songeur. Les commanditaires du crime du 11 septembre 2001 furent unanimement condamnés par la communauté internationale, ils ont été traqués, arrêtés ou tués. Pour ce faire, plusieurs gouvernements dont les discours sont remplis de références aux droits de l'homme n'ont pas hésité à s'asseoir sur l'habéas corpus et autres vieilleries du même style en se rendant complices des "renditions extraordinaires" de la CIA, formule qui recouvre en fait la remise de détenus à des tortionnaires. Les commanditaires du crime du 11 septembre 1973 ne furent au contraire jamais inquiétés. Au contraire: ils ont vécu couverts d'honneurs et de reconnaissance. Les auteurs, eux, ont bénéficié jusqu'à l'exagération de toutes les garanties procédurales possibles et imaginables, qui leur ont permis dans les cas les plus graves de mourir dans leur lit pendant que les procédures avançaient à pas de tortue. Les victimes du 11 septembre 2001 ont leur nom inscrit sur un monument et les plus hautes autorités du monde occidental leur rendent régulièrement hommage. Les victimes du 11 septembre 1973 sont tombées dans l'oubli, sorte de souvenir honteux que personne n'a envie de voir.
Les doctes juges qui ont estimé que juger Pinochet aurait violé les droits de l'homme sont les mêmes qui légitiment la détention sans jugement et sans limite de temps des auteurs ou complices présumés de l'attentat du WTC sur simple décision de l'exécutif américain. En ce jour de double aniversaire, il n'est pas inutile de le rappeler...
Descartes
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