Je n'aime pas ceux qui piétinent un homme à terre. Et j'aime encore moins ceux qui piétinent à terre un homme pour des vices qu'ils pratiquent - ou du moins excusent - en privé.
Car il faut le dire haut et fort: les populistes de tout poil qui prétendent faire de cette affaire un symbole de la supposée "corruption des élites" ou d'un "moment de décomposition putride" (1) ont tort. Cette affaire démontre au contraire la santé de nos institutions démocratiques. Que s'est-il passé exactement ? Le président de la République a nommé à un poste ministériel un homme. La presse d'investigation a dénoncé le fait que cet homme avait commis un grave délit contre le crédit public. Les juges ont ouvert une enquête, le président de la République, tout en respectant la présomption d'innocence, a demandé à cette personne de démissionner. Il n'y a pas eu de pression sur les juges, pas de "dossiers perdus", pas de témoins devenus subitement muets. Un homme privé a violé la loi, cet homme doit payer. Rien ne montre que Cahuzac ait manqué à ses devoirs de ministre. Dès lors, que peut-on reprocher au "système" ?
On dira maintenant que "tout le monde savait". C'est une explication bizarre: croit-on vraiment que Hollande et Ayrault auraient nommé Cahuzac s'ils avaient su au moment de sa nomination qu'il avait un cadavre dans le placard et que, pire encore, tout le monde connaissait l'existence du dit cadavre et en parlait dans les dîners en ville ? On peut reprocher à Hollande beaucoup de choses, mais pas de manquer d'instinct de survie. Il est peu vraisemblable qu'il ait pris un tel risque, encore moins pour un homme qui n'était pour Hollande ni un ami, ni un allié personnel. Bien sur, nous dira-t-on, Hollande et Ayrault auraient pu demander à une "officine" quelconque une enquête approfondie pour en savoir plus. Mais si ma mémoire ne me trompe pas, c'est précisément ce genre d'enquêtes qu'en d'autres temps les professeurs de morale qui accablent aujourd'hui Cahuzac ont dénoncé hautement. C'est un peu hypocrite de reprocher à Hollande sa "naïveté" de ne pas avoir eu recours.
Il y a des sociétés qui éprouvent le besoin de se persuader que les hommes qui les gouvernent sont des saints. Il faut que les gouvernants donnent à tout instant l'image d'hommes honnêtes avec l'argent, avec leur femme, avec leurs enfants, avec leur chien. Et le moindre accroc à cette image traumatise la société au point de valoir au fautif l'obligation de faire d'humiliantes confessions publiques suivies d'une défenestration plus ou moins élégante. La France - et c'est une grande chance - a jusqu'ici été à l'abri de ces prétention de sainteté. Le peuple français, raisonnable entre tous, comprenait fort bien que les gouvernants sont des gens comme nous. Et que comme nous ils n'ont pas envie de payer des impôts - et ne les payent pas lorsque le gendarme n'est pas là pour leur faire peur -, qu'ils trompent leur mari ou leur femme, ils racontent des fariboles à leurs enfants et qu'ils abandonnent le chien pour les vacances. Nous votons pour des gens dont nous sommes intimement convaincus que ce ne sont pas des saints. Nous voulons, bien entendu, qu'ils soient un peu meilleurs que la moyenne, mais là s'arrêtent nos ambitions et surtout nos illusions. Les étrangers venant de pays "nordiques" s'étonnent toujours que nous ayons pu élire comme président un Mitterrand ou un Chirac, qui traînaient derrière eux une forêt de casseroles et surtout des amis qui en avaient encore plus. Ce que d'autres trouvent si critiquable est pour moi la preuve que nous sommes un pays adulte. C'est le propre des enfants d'idéaliser leurs parents, et c'est un signe d'infantilité pour un peuple d'idéaliser ses gouvernements. C'est le propre des adultes de comprendre que leurs parents ont fait du mieux qu'ils pouvaient, et cela s'applique aussi au rapport qu'ils ont avec leurs gouvernants.
On peut d'ailleurs aller plus loin: un homme qui bat sa femme et trompe son percepteur peut rendre à l'Etat de grands services, bien plus que certains individus honnêtes mais nuisibles. Est-il une bonne politique de s'en priver, sous prétexte qu'ils ne correspondent à l'idée de sainteté que nous nous faisons ? En France, la réponse a été traditionnellement négative, et notre histoire est remplie de grands hommes - Napoléon et De Gaulle, pour ne citer que deux - qui ont préféré placer à des hautes charges des personnages à la morale personnelle douteuse, quitte à les surveiller de près, plutôt que des pères-la-vertu. Et on ne peut dire que la France ait souffert. Fouché ou Foccart n'étaient pas des saints, mais des saints eurent mieux servi la France à leur place ? J'en doute. Bien sur, comme vous tous sans doute, je préfère le politicien et le fonctionnaire désintéressé au politicien ou fonctionnaire vénal. Mais je suis suffisamment réaliste pour savoir que l'on ne peut construire un système fondé exclusivement sur ceux derniers. Et Qu'a défaut d'admettre cette triste vérité, on risque de tomber dans un système hypocrite ou les vénaux, au lieu d'être reconnus comme tels, se sentent obligés de se déguiser en saints.
Cahuzac n'a rien fait que vous ou moi ne rêvions de faire. Bien sur, tout le monde ne passe pas à l'acte, et souvent par de mauvaises raisons - la peur du gendarme. D'autres ne le font pas parce qu'ils n'ont pas l'opportunité. Ce sont souvent les plus véhéments à reprocher leurs mauvais tours aux autres, un peu comme ces vieillards qui donnent des bons conseils pour se consoler de ne plus faire de mauvaises actions. Pensons ce que serait ce pays si l'on devait interdire toute fonction publique à ceux qui ont commis un vol. Ami parisien, n'as tu jamais sauté le tourniquet du métro ou monté à l'arrière du bus pour ne pas avoir à montrer ton ticket ? Ami agriculteur, n'as tu jamais mis du "carburant agricole" dans ta voiture ? Ami français, n'as tu jamais cédé à la tentation devant cet artisan qui te proposait de payer "sans facture" ? N'as tu jamais accidentellement rayé une voiture et oublié de mettre un petit mot avec tes coordonnées sur le pare-brise ? N'as tu jamais travaillé "en perruque" (2) pour ton propre avantage ? Et bien, si l'on raye des listes de ministrables et des éligibles tous ceux qui ont fait ceci ou cela, il ne restera pas grand monde pour garnir le gouvernement de la République...
J'anticipe votre objection: "comment pouvez-vous comparer un ticket de métro, une facture de plombier, une rayure sur une voiture ou la "perruque" aux centaines de milliers d'euros de Cahuzac". A cela, deux réponses: la première, c'est que si l'on se place sur le plan des principes, la question est qualitative et non quantitative. A l'heure des principes, "qui vole un oeuf vole un boeuf". Pire: on peut soutenir que celui qui est prêt à piétiner ses principes pour gagner quelques euros est finalement plus facilement corruptible que celui qui n'est prêt à violer sa conscience que pour quelques millions, et donc bien plus dangereux dans une position de pouvoir. La seconde, c'est que si on se place d'un point de vue qualitatif, ou place-t-on le curseur ? Pourquoi ne pas faire comme dans les pays nordiques, ou le fait d'avoir payé une barre chocolatée avec une carte bleue de service suffit pour provoquer la démission d'un ministre ? Et si une barre n'est pas suffisante, au bout de combien de barres de chocolat l'affaire devient grave ?
Mais de toute manière, ce débat est secondaire puisque ce n'est pas la fraude fiscale qui est en cause dans l'affaire Cahuzac. La fraude fiscale n'est ici qu'un accessoire qui a provoqué sa démission. Mais ce n'est certainement pas ce qui a provoqué le lynchage médiatique auquel on assiste. Pensez-y: un président de la République qui se déclare "en colère", des anciens amis politiques qui se répandent en déclarations assassines, son propre parti qui le déclare exclu "de fait", le président de l'Assemblée Nationale qui cherche à l'empêcher de reprendre son siège... Pourquoi tant de bruit et de fureur ? Pour une simple fraude fiscale ? Allons... pensez aux frasques de Juppé et d'Emmanuelli, tous deux condamnés pour détournement de fonds publics, à Jacques Mellick, condamné pour parjure et faux témoignage, c'était un peu plus grave que ce dont Cahuzac est accusé. Et pourtant, je ne me souviens pas que les députés socialistes aient refusé de siéger avec Mellick ou Emmanuelli.
Pourquoi alors tant de haine ? "Parce que tant de connerie", comme disait un vieil ami à moi. Le seul crime impardonnable que Cahuzac ait commis aux yeux de cette engeance, ce n'est pas d'avoir fait échapper de grosses sommes au fisc, mais de l'avoir avoué.Pour s'en convaincre, il suffit de lire le commentaire que Pouria Amirshahi, député socialiste des français de l'étranger a fait à Le Monde: "Ne me demandez pas, je suis en colère". Mais qu'est ce qui provoque la "colère" d'Amirshahi ? Le fait que son collègue soit malhonnête ? On a du mal à le croire lorsqu'on connaît le pedigrée d'Amirshahi, prototype de l'éternel militant devenu apparatchik, ancien président de l'UNEF-ID (après un coup d'Etat du courant fidèle à Julien Drai contre leur archi-ennemi Cambadélis), ancien président de la MNEF, lieux où l'on se doute il a eu la chance d'apprendre - par la pratique - ce que gestion honnête et désintéressée de l'argent public veut dire. Non, ce qui "met en colère" Amirshahi est que Cahuzac n'ait pas su tenir sa langue. Comme dans les organisations mafieuses, il est parfaitement acceptable de chercher à prendre du "bizness" à un autre parrain ou de chercher à l'assassiner. Mais aller se mettre à table chez les poulets, voilà qui est totalement impardonnable. Dans ce milieu, le voleur ou l'assassin ont des amis, la "balance" n'en a aucun.
Pour comprendre pourquoi, il faut comprendre comment fonctionne le monde politique dans ses rapports ambigus avec ses électeurs. Bien entendu, les électeurs savent que les hommes qu'ils portent au pouvoir ne sont pas des saints. Mais ils exigent qu'on garde certaines apparences (3). Et parmi elles, ce que Allen Dulles avait le premier désigné sous le terme de "plausible deniability" ("négation plausible"). En d'autres termes, que l'homme politique doit conserver la possibilité de nier de manière crédible la réalité. C'est en fait la version moderne du principe énoncé par Clemenceau: "n'avouez jamais". Aussi longtemps que vous n'avez pas avoué, les gens qui ont envie de croire en vous peuvent s'auto-persuader que vous n'avez rien fait - ceux qui n'ont pas envie de croire en vous étaient de toute manière persuadés que vous êtes un voleur même si vous ne l'êtes pas. Mais une fois que le délit est avoué, ce mécanisme cesse de fonctionner. Et du coup, vous mettez par terre toute une série de fictions nécessaires à la vie politique: celle qui veut qu'on ne mente pas au président de la République ou au Parlement. Bien sur, tout le monde sait que ce sont des fictions: nous sommes régulièrement témoins de mensonges gros comme le Titanic proférées à la tribune de l'Assemblée. Mais tant que personne n'avoue, le système fonctionne psychologiquement. En avouant, c'est comme si Cahuzac ricanait sur le thème "je vous ai bien eus...". Et cela est pour notre establishment politique insupportable.
Et tout ça, bien entendu, est du pain bénit pour les populistes de tout poil qui entonnent à qui mieux mieux le slogan "tous pourris". C'est de bonne guerre. Après tout, pourquoi s'en priveraient-ils ? Mais il ne faudrait pas surinterpréter cette question. Le système est plutôt moins corrompu qu'en d'autres temps, et les français le savent. Tirer de cette affaire prétexte à demander une "sixième république" comme le font certains n'a ni queue ni tête (4): en quoi un changement de constitution dissuaderait les potentiels candidats aux charges publiques à payer leurs impôts dix ou vingt ans avant de les occuper ? En quoi l'affaire Cahuzac serait-elle moins probable dans un régime d'assemblée comme celui que nous propose par exemple Mélenchon, à grand renfort d'exemples lationaméricains qui peuvent difficilement passer pour des paradis de la vertu républicaine et de lutte contre le corruption.
Si l'affaire Cahuzac a une telle résonance, c'est parce que les partis politiques de gouvernement, à gauche comme à droite, semblent à court d'idées et totalement paralisés devant la crise. Si Cahuzac et le gouvernement auquel il appartenait avait su proposer en tant que ministre une politique de nature à galvaniser les français, on lui aurait volontiers pardonné ses frasques fiscales comme on les a pardonnée à tant de politiciens dont la moralité contestable était balancée par une oeuvre politique appréciée. Ce n'est pas d'ailleurs un hasard si les "affaires" surgissent chaque fois que le pouvoir est dans les cordes, qu'il a épuisé ses idées, qu'il est confronté à une situation économique et sociale pour laquelle il n'a aucune solution crédible à proposer. De ce point de vue, notre peuple est incroyablement pragmatique: lorsqu'il se sent bien gouverné, il est prêt à tolérer bien des écarts à ses gouvernants. Mais il devient dangereux lorsque les gouvernants ne tiennent pas leur part du contrat.
Cahuzac doit donc être sacrifié pour que la classe politique retrouve une virginité. Il sera jeté à la vindicte publique. Le coq n'a pas eu le temps de chanter deux fois que ses amis, son président, son parti l'ont renié. Il a tout ce qu'il faut pour devenir le nouveau Saint Jerôme.
Descartes
(1) Ce dernier mot est de Jean-Luc Mélenchon sur son blog. On ne peut pas dire cette formule - qui rappelle de bien mauvais souvenirs du vocabulaire utilisé par l'extrême droite des années 1930 - grandisse son auteur.
(2) Le travail "en perruque" désigne dans la tradition ouvrière le fait d'utiliser les machines, les outils, les matières premières de l'entreprise pour fabriquer - durant ou en dehors du temps de travail - des objets pour son propre usage voire, mais c'est plus rare, pour retirer un revenu complémentaire en les vendant. Dans certains entreprises, la "perruque" est en partie autorisée - ainsi par exemple on autorise les ouvriers à emporter chez eux des outils le week-end pour faire des travaux - ou traditionnellement tolérée. Dans les autres cas, il s'agit d'une fraude au préjudice de l'entreprise.
(3) Ainsi, par exemple, les hommes politiques continuent à faire des promesses de campagne, alors que tous les sondages montrent que les électeurs n'y croient pas. Ils n'y croient pas, certes, mais ils aiment qu'on essaye de les séduire...
Commenter cet article