La croissance ne reviendra pas. Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont des doctes économistes, de ceux qui n’ont aucune difficulté à se faire inviter dans les émissions les plus en vue de nos étranges lucarnes. Et le pire, c’est qu’ils ont raison. D’abord, parce qu’avec la politique économique que nos gouvernants mettent en œuvre sous l’œil attentif des gnomes de Bruxelles, il n’y a guère de chance que dame Croissance vienne s’installer dans nos contrées. Mais ces économistes ont raison sur un point au moins : la croissance des « trente glorieuses » ne reviendra pas. Elle ne peut pas revenir. Et il est important de comprendre pourquoi.
D’abord, lorsqu’on parle de « croissance », on parle de croissance de quoi, exactement ? D’une manière générale, la notion de « croissance » fait référence à la quantité de richesse produite par une économie. Bien entendu, il y a débat sur la manière de mesurer cette richesse. Dans notre comptabilité publique, cette richesse est mesurée par le PIB (produit intérieur brut).
Au-delà des détails techniques fort complexes du calcul du PIB, la logique de cette mesure repose sur la notion de « valeur ajoutée ». On postule que la richesse créée par une activité économique est mesurée par sa « valeur ajoutée », qui est la différence entre la valeur – mesurée par le prix – des intrants nécessaires à sa fabrication (matières premières, capital immobilisé, travail) et la valeur – mesurée là encore par le prix – du produit fini. L’addition des « valeurs ajoutées » des différentes activités qui composent l’économie française constitue le PIB de la France. La « croissance » étant la variation de ce PIB.
La mesure de la richesse produite par ce moyen présente de sérieux problèmes. D’abord, il y a les questions techniques de mesure, par exemple, la manière de prendre en compte la valeur créée par les activités non marchandes. Comment évaluer la richesse créée par le travail d’un instituteur, d’un policier, d’un militaire, par exemple ? Et celle d’un bénévole travaillant dans une association d’aide aux malades ou d’enseignement dans les prisons ? Dans la mesure où les services qu’ils rendent ne sont pas vendus sur un marché, il est difficile de savoir quel « prix » leur assigner. D’autres critiques sont plus idéologiques. Ainsi, par exemple, certains reprochent à la mesure du PIB de ne prendre en compte que le « prix » d’un bien et non son utilité. Ou pour le dire d’une autre manière, de se placer dans une logique utilitariste dans laquelle le prix est censé être la traduction de l’utilité. Dans cette logique, fabriquer un médicament qui guérit le cancer peut créer autant de « valeur » que la fabrication d’un médicament homéopathique qui ne guérit rien. Il suffit pour cela que quelqu’un soit prêt à payer l’homéopathie aussi cher que le médicament efficace. La mesure de la valeur ajoutée ne fait pas la différence entre l’indispensable, le superflu et l’inutile. La difficulté est que pour faire cette différence il faut énoncer des critères d’utilité qui dépassent le critère subjectif du consommateur… et qu’une telle définition n’est pas facile !
La mesure de la richesse par le PIB a aussi le défaut de produire certains effets paradoxaux. Ainsi, par exemple, une destruction massive de valeur a… un effet positif sur le PIB. La raison est que la mesure de la « valeur ajoutée » n’est pas symétrique. En d’autres termes, une activité – ou un évènement externe – qui détruit de la valeur n’est pas compté négativement dans le PIB. Le voyou qui casse un abribus ne produit pas de la « valeur négative » qu’il faudrait retrancher du PIB, mais le travailleur qui le répare produit de la « valeur positive » qui s’ajoute au PIB. En d’autres termes, le voyou qui casse l’abribus – et qui procure de ce fait des chantiers au réparateur - contribue à faire monter le PIB. C’est la raison pour laquelle les guerres, les révolutions et grands accidents naturels sont généralement suivis de périodes de forte croissance, dite « de rattrapage ».
Pour comprendre donc ces problématiques il faut bien réaliser que « la croissance » n’est pas un animal fantastique qu’on peut conjurer ou au contraire repousser avec des incantations. La « croissance » n’est ni plus ni moins que la mesure des variations de ce que notre économie produit comme richesse. Il faut donc regarder les facteurs qui permettraient à l’économie française de produire plus. Il y a deux manières de produire plus : augmenter la quantité de facteurs de production, ou améliorer l’utilisation de ceux-ci.
D’abord, la quantité. Le premier facteur de production est le travail. Comment pourrions nous augmenter la quantité de travail disponible ? D’abord, par la démographie : une augmentation du nombre d’habitants implique une augmentation du travail disponible. Mais la population de notre pays croit relativement lentement, à un taux compris entre 0,5 et 1% par an, et personne n’envisage une politique d’immigration massive qui pourrait faire croître la population plus rapidement (1). Nous sommes donc limités sur ce levier. Une deuxième manière d’avoir plus de travail, c’est d’augmenter le taux d’activité ou le temps de travail. Mais on voit bien que ces deux leviers sont des fusils à un coup. Pour ce qui concerne l’activité, mettre tous nos chômeurs au travail augmenterait de 10% le volume d’heures disponibles, mais une fois tout le monde mis au travail, l’augmentation annuelle du nombre d’heures disponibles reviendrait à celle fixée par la démographie. Même chose pour le temps de travail.
Le deuxième facteur de travail est le capital. Il a pour effet d’augmenter la productivité du travail. Mais le problème ici, c’est que le rendement du capital décroît au fur et à mesure qu’il s’accumule. Si je remplace la machine à écrire de ma secrétaire par un ordinateur dernier cri, je gagne beaucoup en productivité. Mais si je lui achète un deuxième ordinateur, sa productivité n’augmentera que marginalement. Dans un pays comme la France, où le niveau d’équipement en capital fait que la productivité du travail est l’une des plus élevées du monde, l’augmentation du capital investi n’aurait que des faibles effets sur la croissance à long terme.
Il nous reste à regarder l’utilisation qui est faite des facteurs de production. C’est là qu’entre en ligne de compte l’innovation technologique. Grâce à l’inventivité des hommes, on trouve des nouvelles technologies, de nouvelles manières d’organiser la production, qui permettent d’augmenter la productivité des facteurs. L’innovation fonctionne souvent par ruptures : une nouvelle technologie apparaît et se diffuse, provoquant une augmentation relativement importante de la productivité pendant quelques années, puis se banalise et la croissance de la production revient à sa valeur de croisière, jusqu’à la prochaine innovation. Il y a débat sur les chiffres, mais sur le long terme on peut raisonnablement estimer que l’innovation technologique fait croître la production de 1% par an en moyenne.
Sur le long terme, les facteurs qui font la croissance du PIB sont donc la démographie et l’innovation technologique. Ce qui met notre croissance de long terme entre 1,5 et 2% par an. C’est déjà beaucoup mieux que le marasme dans lequel nous précipitent les politiques économiques des dix dernières années, mais ce n’est pas la croissance des « trente glorieuses ». Je ne dis pas que des croissances plus fortes soient impossibles. Elles peuvent se produire chaque fois qu’il y a un « rattrapage » : la reconstruction après une guerre, la modernisation d’une économie archaïque, la reprise après une période de désindustrialisation, la résorption du chômage par une politique keynésienne peuvent produire pendant des temps plus ou moins longs des croissances très supérieures à la croissance de long terme. Mais une fois le rattrapage effectué, la croissance doit forcément y revenir. A moins d’avoir une politique d’innovation capable d’augmenter fortement la production en permanence… On comprend pourquoi il est si important, pour un pays comme le notre, d’investir dans l’éducation, dans la recherche, dans l’innovation. C’est la seule manière que nous ayons d’accéder à une croissance importante (2).
Quel est l’état de la France ? Et bien, si notre croissance de long terme se trouve aux alentours des 2%, nous avons alors un « retard de croissance » important à combler après des années de croissance atone. On voit bien d’ailleurs que notre appareil de production est loin de tourner à plein régime, avec un chômage devenu massif est une destruction quotidienne de moyens de production. Il est clair donc que notre problème aujourd’hui est un problème de demande insuffisante. Non pas parce que les français consomment moins, mais parce que la logique de l’Euro et de la « libre circulation » a reporté la demande vers les produits importés. La consommation française crée de la croissance et de l’emploi… en Chine.
Ce qui laisse une question en suspens : avons-nous besoin de croissance ? Pourquoi ne pourrions nous pas renoncer à ce désir de croissance permanente ? N’avons-nous pas déjà assez – certains diront trop – de biens et de services, dont certains parfaitement superflus ? Ce discours des « objecteurs de croissance » est séduisant, mais butte sur une contradiction : personne n’a l’air disposé à voir son salaire réduit. Or, qu’est ce que le salaire, sinon la mesure des biens et des services dont nous pouvons disposer (3) ? Une théorie qui repose sur l’idée que les autres doivent faire des sacrifices n’a pas, à mon avis, beaucoup d’avenir.
Le retour de la croissance est vu par beaucoup à gauche comme une sorte de messie. La croissance serait le remède magique qui permettrait d’en finir avec le chômage. Cette vision est trompeuse : comme je l’ai montré plus haut, il est pratiquement impossible de maintenir sur le long terme une croissance suffisante pour résorber le chômage. La croissance forte à l’image des « trente glorieuses », seul moyen de revenir au plein emploi sans avoir à toucher au niveau de vie des classes moyennes est une illusion.
Descartes
(1) Par ailleurs, il faut noter que si l’augmentation du nombre de travailleurs permet de produire plus, elle implique que la richesse produite soit distribuée sur un plus grand nombre de têtes. La démographie fait croître le PIB, mais n’a pas d’effet sur le PIB par habitant.
(2) Bien entendu, cette condition est nécessaire mais pas suffisante. C’est la démographie et l’innovation technologique qui bornent la croissance de long terme, mais cette borne supérieure n’est pas forcément atteinte. Contrairement à ce que croient les économistes libéraux, l’offre ne crée pas sa propre demande. L’appareil de production peut être en mesure de produire, et cette production être bridée par une demande insuffisante. C’est ce que Keynes a démontré dans les années 1930. Pour tirer profit de l’innovation technologique, encore faut-il que la demande suive.
(3) La vision « décroissante » oublie qu’il y a dans notre société de très nombreuses personnes qui aimeraient, à juste titre, vivre mieux. Or, à croissance nulle l’amélioration du niveau de vie de ces personnes passe nécessairement par une dégradation du niveau de vie des autres. Et personne ne semble pressé de voir son niveau de vie se dégrader. Dans ces conditions, on ne peut que conclure que l’idéologie de la « décroissance » est au fond – comme toutes les théories de la frugalité qui se sont succédés depuis la Grèce antique au moins – une manière pour une couche privilégiée de prêcher l’abstinence aux autres.
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