En politique, souvent tout est question de leitmotiv. On peut discuter à perte de vue pour savoir si les médias ont le pouvoir de former l’opinion ou s’ils se contentent – marché oblige – de la suivre. Mais il est incontestable qu’ils ont la capacité d’imposer les termes dans lesquels les débats sont formulés. Et à l’heure de lancer une campagne, rien ne vaut la bonne vieille polarisation manichéenne. Aujourd’hui, le choix est « Macron ou Orban », ou pour le formaliser sans personnaliser, « progressistes contre nationalistes ».
Ceux qui ont l’habitude de lire les journaux et magazines de référence des « classes moyennes » bienpensantes que sont Le Monde, Libération ou L’Obs n’ont pas pu manquer de remarquer le déferlement de pages faussement interrogatives sur le mode « comment est-ce possible que les populistes aient le vent en poupe » et, pour les plus cathos, « qu’avons-nous fait pour qu’il en soit ainsi », tant il est vrai que la confession permet d’espérer l’absolution…
Les récentes manifestations à Chemnitz et Khöten ont d’ailleurs singulièrement relancé le débat. Dans ces deux villes, la mort de deux jeunes allemands après agression par des migrants a mis le feu aux poudres. Des manifestations massives ont eu lieu contre la politique migratoire de Merkel – et d’une manière générale, contre son gouvernement. Elément notable, à côté des habituels groupuscules néo-nazis ou d’extrême droite, on a vu manifester beaucoup de simples citoyens, dont la motivation est moins une idéologie que l’exaspération devant un cadre de vie qui se dégrade. Ces événements arrivent dans un contexte où les mouvements populistes, en général de droite, avancent dans l’ensemble des pays européens, mais aussi en dehors de l’Europe. Il n’en faut pas plus pour qu’on cherche un diagnostic général qui réunisse tous ces phénomènes.
Le diagnostic est toujours le même : des peuples ignorants – pas comme nous, en somme – se voient menacés dans leur identités par un afflux de migrants, et du coup se laissent séduire par les sirènes des mouvements xénophobes ou racistes. Avec à la clé une conclusion assez explicite : puisque les peuples sont si faciles de tromper, il est indispensable de leur enlever la souveraineté pour la confier aux gens qui savent ce qui est bon pour eux. Dernier exemple : la maintenant célébrissime tribune publiée par le New York Times dans laquelle un fonctionnaire – prudemment anonyme – de la Maison Blanche salue l’attitude des hauts fonctionnaires américains qui courageusement sabotent dans les coulisses le président Trump. Qu’une telle tribune ait été saluée presque unanimement par l’establishment démocrate mais aussi par les bienpensants dans l’ensemble du « monde libre » laisse songeur. N’est-ce pas un postulat dans toute organisation démocratique que l’élu du peuple doit pouvoir exercer la plénitude des pouvoirs qui lui ont été délégués ? Que c’est aux élus du peuple et non aux fonctionnaires de décider ce qui est bon et ce qui est mauvais pour le pays ? Doit on comprendre que ces principes démocratiques ne doivent s’imposer que si le peuple a le bon goût d’élire une personnalité acceptable pour les « classes moyennes » bienpensantes ?
L’analyse qui lie l’ignorance et la bêtise des peuples au triomphe des « populistes » est un grand classique lorsqu’il s’agit de délégitimer le choix des peuples, première étape dans le raisonnement idéologique qui conduit à leur mise sous tutelle. Ce que nous disent les partisans de cette analyse, c’est que les peuples sont mineurs, et par conséquence leur choix exprimé par le vote n’a aucune légitimité particulière. Comme des enfants, ils peuvent faire des bêtises et dans ce cas il incombe aux adultes – c’est-à-dire aux « classes moyennes » bienpensantes – de corriger le tir. D’ailleurs, l’analyse qui nous est proposée ne doit rien aux faits : lorsque Merkel parle des « ratonnades » qui auraient eu lieu dans les villes de Chemnitz et Köthen et que son chef du renseignement intérieur met en doute la réalité de ces faits, elle répond à la tribune du Bundestag : « le débat conceptuel sur le fait de savoir s’il y a eu des expressions de haine ou des chasses à l’homme motivées par la haine ne nous sont d’aucun secours ». En d’autres termes, non seulement pour elle, le débat pour établir la matérialité d’un fait sur lequel on fonde une analyse n’a pas d’intérêt. Ce qui revient à dire que les faits sont établis non par l’observation du réel, mais par décision « conceptuelle ».
Il faut analyser correctement les origines de la montée des populismes, qui n’a rien à voir avec une quelconque ignorance ou bêtise des peuples. Après tout, pourrait-on dire aux bienpensants, ce sont ces mêmes peuples qui ont ratifié le traité de Maastricht. Etaient-ils bêtes et ignorants alors ? Ou le sont-ils devenus depuis ? Non, bien sûr. Si les peuples penchent aujourd’hui vers le populisme, si l’on voit à Köthen ou à Chemnitz des paisibles retraités, des instituteurs, des ouvriers, des employés, des femmes au foyer manifester à côté des groupuscules marginaux d’extrême droite, si Marine Le Pen a pu réunir le tiers des électeurs en puisant sur le réservoir électoral du nord et l’est de la France, ce n’est pas par ignorance ou par bêtise, mais parce que l’expérience de ces trente dernières années leur a enseigné qu’ils n’ont plus rien à attendre des partis traditionnels, gauche et droite confondue, devenus des écuries électorales dont le seul but est d’exercer alternativement le pouvoir pour faire les mêmes politiques, celles qui servent les intérêts du block dominant constitué par la bourgeoisie et les « classes moyennes ».
L’exemple allemand est particulièrement intéressant parce qu’il montre que le populisme de droite séduit d’abord les régions les plus pauvres, les oubliées de la mondialisation, celles dont l’identité a été le plus piétinée. C’est que la racine du mal se trouve dans la révolution néo-libérale des années 1980, portée – et ce n’est pas une coïncidence – par la génération qui a fait mai 1968. Qu’il me soit permis à ce propos d’évoquer une expérience personnelle. Je suis entré dans la vie active à la fin des années 1980. Depuis, j’ai changé de nombreuses fois de poste, exerçant mes fonctions autant dans des entreprises – publiques, il est vrai – que dans des administrations ou des organismes de recherche, changeant plusieurs fois de discipline. C’est dire si j’en ai vu du pays. Mais toutes mes expériences ont un point en commun : partout, il s’agissait de supprimer des postes, de réduire les budgets, de fermer des installations, d’arrêter des programmes. Pas une seule fois je n’ai eu la satisfaction de voir s’ouvrir une nouvelle usine, de voir des recrutements massifs pour un nouveau projet. J’ai dû me contenter des histoires d’anciens qui racontaient comment des programmes et des installations – ceux-là même qu’il fallait raboter ou fermer – avaient été mis en place. D’autres personnes, qui auront travaillé dans d’autres domaines auront certainement eu une autre expérience, car on a ouvert quelques usines, quelques laboratoires en France ces trente dernières années. Mais si je vous parle de la mienne, c’est parce que je pense qu’elle a été partagée par beaucoup de nos concitoyens. Par les ingénieurs qui ont vu le pays se désindustrialiser devant leurs yeux, par les enseignants qui ont vu l’enseignement saccagé par des apprentis sorciers au jargon incompréhensible, par des médecins et infirmiers qui ont vu l’hôpital public se dégrader, par les ouvriers et employés qui ont vu des régions entières sinistrées.
Vous me direz que c’est le propre du vieux monde que de mourir, et c’est vrai. Les usines qui fabriquaient des lampes à huile et des bateaux à voile sont depuis longtemps fermées. Mais leur fermeture a été accompagnée de la construction d’usines modernes pour fabriquer des lampes électriques et des transatlantiques à vapeur. Elles sont mortes pour laisser la place à des moyens plus modernes de satisfaire les mêmes besoins, avec à la clé une augmentation de la productivité dont les fruits étaient partagés. Avec la révolution néolibérale, ces activités meurent pour laisser la place à un vide – ou à des entrepôts ou l’on distribue les biens venus d’ailleurs et fabriqués par une main d’œuvre à moindre coût. Et plus question de partager les fruits du progrès avec la main d’œuvre. Pourquoi le capital partagerait-il, alors qu’il dispose d’un réservoir de main d’œuvre quasi-illimité prêt à travailler pour des clopinettes, et qui ne représente plus aucune menace politique ?
Car c’est là un aspect souvent oublié. Si le capital a partagé avec le travail les fruits du progrès, ce n’est pas par générosité ou grandeur d’âme. C’est parce qu’il avait besoin d’une main d’œuvre que les frontières nationales limitaient le réservoir, mais c’est aussi parce que ces travailleurs étaient organisés, qu’ils avaient des relais politiques, et surtout qu’ils avaient une alternative réelle à proposer, celle du communisme. Ce n’est pas par hasard si la révolution néolibérale commence en Europe occidentale par une période néo-maccarthyste, dont la campagne des troupes mitterrandiennes contre le PCF est peut-être la meilleure illustration. La chute du mur et la disparition dans l’opprobre du « socialisme réel » finira de priver les couches populaires de toute représentation d’une alternative politique. La lutte des classes avait eu lieu, et la bourgeoisie avait gagné (Warren Buffet). L’histoire était finie (Francis Fukuyama) et le libéralisme allait régner pour les siècles des siècles. Il ne restait plus aux couches populaires qu’à se résigner à leur sort. Et à espérer que la bourgeoisie et les « classes moyennes », dans leur grande bonté, feraient quelque chose pour elles.
Pour les couches populaires, les trente dernières années sont marquées par un appauvrissement lent mais soutenu. Un appauvrissement relativement modéré en termes de revenu direct, mais qui se manifeste surtout dans les services collectifs et dans les éléments immatériels du niveau de vie. Il est difficile de mettre un prix sur la sécurité de l’emploi, sur le statut social dérivé d’une profession, sur la sécurité dans les lieux publics, sur le fait de vivre avec des gens avec qui on partage une sociabilité et qui comprennent ce que vous dites. Et qu’ont fait pendant ce temps les bienpensants, tous ces gens « raisonnables », tous ces « progressistes » de droite comme de gauche ? En France, ils ont commencé par taper à poings fermés sur les institutions – partis communistes, syndicats combatifs – qui représentaient politiquement et encadraient ces couches sociales (1). Ensuite, ils ont glané leurs voix avec des promesses de « changer la vie », de « construire une Europe sociale » et autres qui ne se sont jamais réalisées. Et pour finir, ils ont tenu le discours culpabilisant de « la France est en faillite », « les Français vivent au-dessus de leurs moyens » tout en préservant les gains et privilèges des « premiers de cordée ».
C’est dans ce contexte qu’arrive la crise des migrants. Et là encore quel est le discours des bonnes âmes ? Il faut accueillir largement, nous sommes riches, nous pouvons nous serrer un peu pour faire de la place aux nouveaux arrivants. Seulement, les membres des couches populaires savent très bien que lorsque les bienpensants parlent de « se serrer », c’est à eux qu’on demandera de faire de la place. Ce n’est pas dans les quartiers bourgeois qu’on trouvera les réfugiés, mais dans les logements sociaux ou vivent les plus modestes et qui ne sont déjà pas suffisants pour loger leurs enfants, au cœur des banlieues déjà devenues pour certaines des zones de non droit ou du moins de non droit français. Ce n’est pas dans les écoles du 7ème arrondissement de Paris, dans les lycées classiques de centre-ville qu’on trouvera les enfants des nouveaux arrivants, mais dans les écoles et les lycées fréquentés par les couches modestes, ou ils contribueront à consommer des ressources déjà insuffisantes pour permettre la réussite de leurs enfants. Ce ne sont pas sur les emplois d’avocat ou de conseiller en communication que les nouveaux venus entreront en concurrence avec les natifs, avec les effets prévisibles sur les salaires, mais sur ceux d’ouvrier du bâtiment, de femme de ménage, de plongeur. Comment dans ces conditions s’étonner qu’il y ait chez les couches populaires le « rejet de l’étranger », quand cet « étranger » est l’annonciateur d’une dégradation directe de vos conditions d’emploi, de votre cadre de vie, des chances de votre enfant ?
Attribuer les réactions comme celles des manifestants de Chemnitz ou Köthen à la noirceur de l’âme humaine, à une sorte de « racisme immanent » est très commode. Cela permet de se donner le bon rôle en déclarant ces manifestations « inacceptables » et « condamnables ». Mais cela n’aide ni à comprendre le pourquoi de ces réactions qu’on qualifie un peu trop rapidement de xénophobes, ni surtout de combattre la xénophobie, si tant est que ce soit le mot juste.
Pour ne parler que de la France, il faut rappeler la capacité d’assimilation que notre pays à largement démontrée par le passé. Pensez à l’assimilation « intérieure », qui en à peine deux générations à fait de millions de paysans patoisants des citoyens français, parlant français à la maison et satisfaits de voir l’Eglise chez elle et l’Etat chez lui. Où à l’assimilation des milliers de travailleurs espagnols, italiens ou polonais, eux aussi devenus français en à peine une génération. Pensez enfin aux travailleurs immigrés venus dans les années 1960 et dont les enfants sont aujourd’hui ministres, préfets, hauts cadres de la fonction publique ou privée. Ces vagues ont toutes quelque chose en commun : elles se sont bien assimilées lorsque la société française état conquérante, lorsqu’elle voyait son avenir dans une logique de croissance et de progrès. Mais aussi, lorsque la bourgeoisie et les « classes moyennes » étaient prêtes à payer le prix. Au contraire, lors des périodes de crise affectant le niveau de vie et les perspectives des classes populaires – par exemple, dans les années 1930 – les nouveaux arrivants étaient perçus comme une menace, et l’assimilation était plus difficile.
L’arrivée des migrants poserait un problème politique mineur dans une période d’expansion du niveau de vie des couches populaires. Dans une période de contraction – qui pour les couches populaires dure depuis presque trente ans – elle ne peut que provoquer le rejet. Un rejet que beaucoup d’électeurs manifestent en votant pour ceux qui ont pour seule vertu celle de n’avoir jamais été associés au pouvoir. Et qui souvent leur proposent des solutions simplistes peut-être, mais plus attractives que les appels à continuer des souffrir avec patience en attendant le jour radieux ou « l’Europe sociale » adviendra finalement.
On remarquera d’ailleurs que le refus des migrants par les « classes moyennes » et la bourgeoisie est tout aussi ferme que celui des couches populaires, même s’il prend une forme très différente. Les couches populaires refusent de partager leur espace, les « classes moyennes » et la bourgeoisie refusent de partager leur argent. Tiens, avez-vu passer une pétition de ces couches demandant à payer plus d’impôts – ou renonçant aux réductions d’impôts en cours – pour permettre à l’Etat d’accueillir dignement ces migrants ? Non ? Comme c’est étrange… alors que dans les journaux qui les représentent l’accueil est présenté comme un devoir sacré. Sacré oui, à condition de le faire payer par quelqu’un d’autre.
Les fruits « populistes » sont des fruits empoisonnés. Mais l’arbre qui les produit a été planté et arrosé par ceux-là mêmes qui aujourd’hui prétendent dans leurs jérémiades dissuader les autres de les manger. Comme disait l’inoubliable Thierry Le Luron imitant à Mitterrand lorsqu’on lui demandait ce qu’il avait à dire à ses électeurs qui se sentaient trahis après le « tournant de la rigueur », « je leur dirait… qu’ils n’avaient qu’à réfléchir avant ! ».
Descartes
(1) C’est cela qui explique pourquoi les couches populaires se tournent aujourd’hui vers les populismes « de droite » plutôt que ceux venus de la gauche. Après avoir martelé pendant trente ans les anathèmes contre les partis ouvriers, après avoir trahi systématiquement les promesses de changement, la gauche a du mal à être crédible. Le discours européen de Mélenchon, qui parle aujourd’hui de sortir des traités qu’il a lui-même appelé à ratifier est un bon exemple.
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