Décidément, depuis l’accession d’Emmanuel Macron à l’Elysée, nous avons changé de monde. La preuve ? Nous avons assisté cette semaine à la première démission en direct à la radio. Un ministre – et pas le moindre, un ministre d’Etat, occupant le troisième rang dans l’ordre protocolaire – a tout à coup crié « je ne joue plus » sur un coup de tête dans le studio même, sans prendre la peine de prévenir le maître d’école.
Personnellement, la démission de Nicolas Hulot ne me touche pas plus que ça. Je l’ai vu arriver sans joie, je le vois partir sans regrets. Mais la forme de son départ, qui ne fait que prolonger la forme de sa gestion au vénérable ministère du Boulevard Saint Germain, devrait interroger ceux qui – à droite comme à gauche d’ailleurs – s’imaginent que le pays serait mieux gouverné si les décideurs venaient de la « société civile », de ceux qui s’imaginent qu’une star médiatique peut s’improviser homme politique. Une illusion tenace, qui subsiste alors que toutes les expériences – je dis bien toutes – de ministres venant de la « société civile » ont donné des résultats très mitigés – et c’est un euphémisme – quand cela ne s’est pas terminé par des désastres. Personne n’imaginerait de confier une opération à cœur ouverte à un honnête citoyen qui ne serait pas passé par la faculté de médecine et accumulé quelques années d’expérience ensuite. Personne ne confierait la présidence d’une cour d’Assises à un présentateur télé, ni même à un juge débutant. Alors, pourquoi imagine-t-on qu’un grand ministère serait mieux dirigé par des gens qui ne sont jamais passés par un parti politique, qui n’ont jamais siégé dans une assemblée, qui n’ont jamais dirigé une collectivité publique, qui n’ont jamais eu à gérer qu’eux-mêmes ? Il faut décidément que nos politiciens aient une piètre opinion de leur propre métier pour s’imaginer que n’importe qui puisse le faire correctement.
Dans une société aussi complexe que le nôtre, la politique est une véritable profession. Une profession qui s’apprend comme n’importe quelle autre profession. Et lorsqu’on veut l’exercer à haut niveau, en assumant des responsabilités tout en haut de l’Etat, c’est un métier incroyablement exigeant et difficile. On peut admettre qu’un avocat débutant défende un voleur de poules, qu’un chirurgien débutant opère une appendicite. Mais seul un grand avocat peut défendre dignement un Klaus Barbie, seul un grand chirurgien peut faire une greffe de cœur. Et c’est la même chose en politique : un ministre d’Etat, ce n’est pas simplement un type qui passe bien à la télé. C’est un homme qui doit prendre chaque jour des décisions qui engagent le pays pour des décennies, qui dans une crise doit non seulement savoir faire des choix, mais les faire de telle manière à inspirer à ses concitoyens l’envie et la confiance pour le suivre.
Nicolas Hulot est un militant, mais reste un amateur en politique. Certes, il fréquente depuis longtemps les allées du pouvoir. Mais ce n’est pas parce qu’on parle à l’oreille de Chirac, de Sarkozy ou de Hollande qu’on apprend le métier. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que Hulot n’a pas compris ni comment fonctionne le système, ni quel était son rôle dans celui-ci. De ce point de vue, il a utilisé dans le plaidoyer pro domo pour justifier sa démission une formule intéressante : « j’avais de l’influence, je n’avais pas de pouvoir ». Pourquoi cette expression est révélatrice ? Parce qu’elle révèle une conception très « impériale » de la politique. Aucun ministre – et d’une façon générale, aucun politique – n’a du « pouvoir » au sens qu’il lui suffit de pointer du doigt et de dire « que la lumière soit » pour que la lumière se fasse. Quel que soit le régime – y compris dans les dictatures les plus absolues – l’homme politique fonctionne dans un système de contraintes. Quelque soit son niveau, il n’est jamais seul à décider : il lui faut compter sur les rapports de force avec tel ou tel groupe d’influence, avec le peuple qui ne s’en laisse forcément compter. Il lui faut convaincre tel adversaire, séduire tel autre, neutraliser le troisième… et toujours regarder d’un œil attentif le peuple qui gronde.
Hulot se plaint d’avoir perdu des arbitrages. Et il est vrai qu’il en perdu beaucoup. Mais c’est largement de sa propre faute. Un arbitrage ne se gagne pas au cours d’un débat dans le bureau du président de la République ou du Premier ministre. Un arbitrage se gagne par le travail constant, harassant, de chaque jour. Il se gagne en faisant des propositions abouties du point de vue technique, parce qu'un président ou un Premier ministre est toujours rassuré lorsqu’on lui propose une décision dont les conséquences ont été correctement évaluées, dont la tuyauterie a été bien étudiée. Il se gagne en discutant au préalable avec les différents groupes d’intérêts, en établissant avec eux des compromis, parce qu’un président ou un Premier ministre n’aiment pas s’embarquer vers l’inconnu, et se laisseront séduire plus facilement par une proposition s’ils savent qu’il n’y aura pas de levée de boucliers, que les principaux intérêts sont satisfaits. Et finalement, un arbitrage se gagne en l’évitant, en appliquant l’adage qui veut qu’il vaut mieux un mauvais arrangement qu’un bon procès. Dès lors qu’on va à l’arbitrage – pire, qu’on y va publiquement – quelqu’un doit perdre la face. Et alors soit on perd, soit on gagne mais on se fait un ennemi qui vous revaudra ça. Il vaut mieux donc aboutir à un compromis avant d’aller à l’arbitrage.
C’est là le véritable art du politique : « rendre possible ce qui est nécessaire » pour reprendre la magnifique formule de Richelieu. Hulot ne l’a pas compris. Il s’est contenté de marteler « c’est nécessaire » sans jamais se demander comment le rendre possible, comme si la « nécessité » en question s’imposait à tous par elle-même. Sa seule stratégie, si l’on peut appeler cela une stratégie, a été de chercher à culpabiliser l’opinion avec des discours apocalyptiques. Ça peut marcher lorsqu’il s’agit de soigner sa popularité, parce que les gens admirent l’ascèse chez les autres. Mais ce n’est pas pour autant que les gens ont envie de la pratiquer sur eux-mêmes. Aucun leader dans ce pays n’a jamais entrainé avec lui les français en les invitant à manger du pan sec pour expier leurs péchés. De Pétain a Fillon, tous ceux qui ont essayé ont mal fini.
Reprocher à Macron comme le fait Hulot de ne pas l’avoir suffisamment soutenu n’a donc pas de sens. Un président de la République ne soutient pas, ne soutiendra jamais un projet qu’il sait ne pas être acceptable par l’opinion. C’est d’ailleurs son rôle. L’échec de Hulot n’est pas de ne pas avoir réussi à convaincre le président, mais de ne pas avoir réussi à convaincre les citoyens. Parce que la vérité est que, en dehors de quelques cercles militants qui font beaucoup de bruit, le glyphosate ou l’arrêt de Fessenheim, dans les faits, on s’en fout. Personne n’est sorti dans la rue pour exiger l’arrêt de la « folie nucléaire » ou l’interdiction du glyphosate. Les discours catastrophistes d’Hulot remportent un succès d’estime, mais guère plus. Personne ou presque n’est prêt à changer son mode de vie dans le sens où Hulot le voudrait, à mettre vraiment en œuvre son projet. L’échec de Hulot, comme celui de l’ensemble de l’écologie politique, c’est d’abord un échec politique, un échec à convaincre le citoyen.
Nicolas Hulot est un militant de l’écologie. Et un militant fait généralement un très mauvais politique. Parce qu’un militant, presque par construction, veut tout et tout de suite. Chaque concession au réel est un insupportable abandon, chaque compromis est une couleuvre d’avalée. Ce que les militants ne comprennent pas – et c’est pourquoi ils sont toujours déçus quand leur parti arrive au pouvoir – c’est que le compromis et la concession au réel sont l’essence du politique. Parce que, pour le dire très schématiquement, en politique on ne fait jamais tout ce qu’on veut. D’une part, parce qu’il y a une réalité physique qui s’impose à nous : il n’est pas du pouvoir d’un homme politique d’ouvrir la Mer Rouge, et quelle que soit la volonté de l’homme qui le promet, la géothermie ne saurait remplacer l’énergie nucléaire dans notre pays. Et d’autre part, parce qu’on n’arrive jamais seul aux affaires. Au pouvoir, on est obligé de tenir compte des autres, de leurs intérêts, de leurs projets qui ne sont pas forcément les mêmes. Gouverner nécessite de trouver un compromis suffisamment large pour désarmer les forces qui pourraient vous empêcher de le faire.
Quand on est médecin, il y a des patients qu’on sauve… et des patients qui meurent. Et celui qui n’est pas prêt d’accepter de les voir mourir ne devrait pas se faire médecin. Quand on est ministre, c’est pareil : il y a des arbitrages qu’on perd, et des arbitrages qu’on gagne. Celui qui n’est pas capable d’avaler des couleuvres n’a rien à faire en politique. Et lorsqu’il vous arrive d’en avaler, et bien il faut faire bonne figure et se consoler en pensant à la couleuvre que vous ferez avaler aux autres lorsque vous serez du bon côté de l’arbitrage. Encore faut-il arriver à en gagner… et pour cela il faut un travail long et pénible. Il faut des jours de préparation, des heures de discussion pour comprendre quelles sont les « lignes rouges » des uns et des autres, pour comprendre jusqu’où on peut pousser ses idées. Aller à l’arbitrage sur un conflit et sans solution acceptable par tous donne presque toujours la victoire à la solution qui va du côté de celui qui a les plus gros canons. Quand on n’est pas sûr de les avoir, mieux vaut la ruse que la force. La posture « tout ou rien » de Hulot et de sa base écologiste fait qu’il n’y a pas de demi-victoires, seulement des demi-défaites.
Le problème maintenant, c’est de lui trouver un successeur. Et les contraintes qui s’imposent au gouvernement sont immenses, du moins s’il veut que les faits soient cohérents avec les paroles. Car si Hulot est parti, son fantôme rôde encore. La ligne choisie par le gouvernement est celle de la surprise peinée. Si on entend les Griveaux et autres porte-paroles officiels ou officieux, Hulot serait parti sur un malentendu. Le président et le gouvernement étaient tout à fait d’accord avec sa politique, seulement celle-ci réclame un peu plus de temps que ce que l’impatience du ministre partant pouvait tolérer. Le problème de ce discours, c’est qu’il oblige le gouvernement à reprendre à la place de Hulot un ministre qui soit – au moins médiatiquement – sur la même ligne que lui sur les grands dossiers. Ce qui ne peut que prolonger les conflits et les blocages de l’ère Hulot. Si à cela on ajoute le fait qu’il faut garder à l’écologie une place protocolaire équivalente à celle qu’avait Hulot pour échapper au reproche de « dégrader » l’écologie, on voit que les personnalités susceptibles de prendre la place sans promettre une crise rapide ne sont pas légion. Les petits arrivistes ex-EELV comme Canfin, Pompili, De Rugy ? Ils ont tous les défauts de Hulot – sauf peut-être son inexpérience politique – et aucune de ses qualités. Ségolène Royal ? Trop imprévisible. Sébastien Lecornu ? Trop évidement pro-chasse et pro-nucléaire, autant dire une provocation pour les écologistes médiatiques.
Parmi les noms qui apparaissent, il en est un qui mérite à lui seul un paragraphe, celui de Daniel Cohn-Bendit, dont le nom a circulé depuis qu’il a révélé à la presse avoir été approché par Griveaux et Castaner pour figurer sur la liste des propositions qui seront faites au président de la République. Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est que des personnalités aussi haut placées de la macronie aient pris l’initiative de ce contact, et surtout que l’intéressé l’ait raconté à la presse – même si c’était pour exprimer ses doutes sur ses capacités. Il est évident qu’il s’agit d’une opération concertée pour « tester » un nom dans l’opinion. La totale incompétence sur le fond du personnage montre à quel point la macronie manque de cadres de qualité, mais aussi combien la nomination d’un ministre tient aujourd’hui plus du « coup de com’ » que du choix politique. Car on a du mal à imaginer que Griveaux ou Castaner puissent vraiment croire que Cohn-Bendit est capable de diriger une administration, de conduire véritablement une politique. Cohn-Bendit n’est qu’une marque. Est-il un penseur ? Qu’on me dise quelle idée originale on lui doit. Est-il un constructeur ? Qu’on me dise quel projet il a dirigé, quelle œuvre il laisse derrière lui. Est-il un politique ? Qu’on m’explique quelle loi, quelle mesure porte sa marque.
Cohn-Bendit ne fait que capitaliser – en profitant d’ailleurs de l’effet nostalgie – une image construite un mois de mai d’il y a cinquante ans, gonflée hors de toute proportion par le romantisme soi-disant révolutionnaire de l’époque. C’est surtout son anticommunisme, qui ne s’est jamais démenti, et plus tard son engagement maastrichien qui lui a permis de devenir la coqueluche des bourgeois malgré son anarchisme de façade. On dit qu’il faut que jeunesse se passe, Cohn Bendit a réussi à faire croire que la sienne est éternelle. Dany le révolutionnaire est devenu Daniel le notaire – et bientôt ministre, avouez que symboliquement ça aurait de la gueule – tout en conservant son image de jeune rebelle qui plait tant aux vieilles rombières à la jeunesse soixante-huitarde. Mais derrière cette image, il n’y a rien. Que du vent. Une espèce de Coluche en plus magouilleur qui depuis trente ans se trouve toujours du côté des néo-libéraux tout en proclamant le contraire. De quelle œuvre peut se prévaloir Cohn-Bendit ? D’avoir chassé du pouvoir le conservateur De Gaulle, ouvrant ainsi la voie aux néo-libéraux ? D’avoir fait campagne pour le « oui » au traité de Maastricht ? D’avoir consacré sa vie à défendre une construction européenne qui a donné à l’Allemagne ce qu’elle cherchait depuis un siècle, la domination du continent ? D’avoir unifié les « verts » le temps d’une élection pour revenir à leurs petits jeux de pouvoir ensuite ?
Dieu et mes lecteurs savent que Macron n’est pas saint de ma dévotion, mais je vais vous faire une confidence : je pense que c’est un homme intelligent. En tout cas, trop intelligent pour imaginer un instant confier une telle responsabilité à Cohn-Bendit, ci-devant révolutionnaire professionnel aujourd’hui en retraite. Ou alors c’est qu’il est vraiment désespéré.
Descartes
Commenter cet article