Dans le désert intellectuel qu’est le débat politique à gauche aujourd’hui, certains ont trouvé finalement une idée nouvelle pour faire parler les gazettes : le « revenu universel ». Bon, ok, ce n’est pas une idée aussi nouvelle que ça, mais vue la difficulté à trouver quelque proposition un peu originale dont souffrent les différents candidats, il ne faut rien négliger.
D’abord, il faut savoir de quoi on parle. L’idée du « revenu universel » est que chacun de nous devrait recevoir, de la naissance jusqu’à la mort, un revenu versé par l’Etat qui serait le même pour tous, et qui serait versé sans condition et sans contrepartie. Ce revenu serait cumulable avec les revenus du travail, du capital, des salaires différés (retraite, allocations chômage).
Quel est l’intérêt d’un tel dispositif ? Certains y voient un moyen de lutte contre la pauvreté, sécurisant un revenu à vie. D’autres y voient un moyen de changer le rapport de force entre capital et travail, en permettant aux travailleurs d’être plus exigeants quant aux conditions d’emploi. Mais le dispositif a aussi ses critiques. On sait qu’il s’agit d’un dispositif très couteux : en le fixant autour de 800 € par mois, c’est 650 Md€ par an qu’il faut trouver, soit un quart du PIB. Il y a aussi la question du niveau du revenu en question : trop haut, il aurait un effet de désincitation au travail, trop faible il n’aurait pas d’effet significatif.
Mais si je suis personnellement très hostile à ce genre de dispositif, c’est pour des raisons de principe et de fond, et non pour des questions de mise en œuvre. Et ces raisons sont de deux natures :
La première tient au sens du rapport entre revenu et travail. Toute l’histoire humaine est construite autour d’une réalité quotidienne : la nature ne nous doit rien. L’homme ne survit qu’en arrachant à la nature les moyens de sa subsistance. Et c’est pour arracher cette subsistance qu’il est tenu de travailler. Lorsque les auteurs du texte biblique font dire à Yahvé « tu gagneras le pain à la sueur de ton front », il ne fait qu’énoncer une vérité d’évidence : sorti du jardin d’Eden, l’homme est obligé de travailler pour survivre.
Mais, me direz-vous, que faire de ceux qui ne peuvent matériellement pas travailler ? Le problème se pose dans toutes les civilisations. Là où la productivité est faible, et que nourrir des « bouches inutiles » compromet les chances de survie de la communauté, on les laisse mourir. On trouve ainsi chez les Inuit ou chez certaines cultures africaines des formes d’euthanasie des anciens ou des handicapés. Lorsque la productivité croit, des mécanismes se mettent en place pour prendre en charge ceux qui ne peuvent matériellement pas produire leur subsistance par eux-mêmes.
Cependant, même pour ces catégories les sociétés ont tenu à ne pas rompre le lien entre travail et subsistance. La charité envers le pauvre, le handicapé, l’ancien est un devoir, mais ce devoir est conditionné. Celui qu’on aide doit mériter l’aide qu’il reçoit. C’est le débat entre les « bons pauvres » et les « mauvais pauvres ». Et cette idée est très profondément intégrée dans nos mentalités. Un exemple : pourquoi croyez-vous que tant de mendiants jouent de la musique ? Et bien, parce que les passants ont beaucoup plus de probabilité de donner une pièce à celui qui nous offre son travail qu’à celui qui se contente de tendre la sébile, celui qui demande notre obole sans rien nous donner en échange. De celui qui joue de la musique – ou qui nous explique qu’il veut de l’argent pour rester propre – nous nous disons : au moins, il fait un effort, un « travail » fut-il virtuel.
Le problème du « revenu universel », c’est qu’il brise ce lien entre le travail et la subsistance. Il correspond à une logique sociale où la collectivité vous « devrait » la subsistance sans aucune contrepartie, aucune conditionnalité. Du simple fait que vous existez, on déduit que vous méritez qu’on assure votre subsistance. Je trouve cette logique particulièrement perverse parce qu’elle se situe dans la logique des droits sans devoirs.
Sur ce point, il faut être clair sur la différence essentielle entre les droits fondamentaux et les droits économiques. Les droits fondamentaux – la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à l’oppression - s’exercent sans que cela coûte rien aux autres membres de la société. Lorsque je décide de me promener à poil dans mon appartement, ou de publier mes œuvres complètes à compte d’auteur, cela ne coûte pas un fifrelin à mes concitoyens (1). Et c’est pourquoi ces droits peuvent être inconditionnels et n’avoir de contrepartie. Mais un droit économique a ceci de spécifique que son exercice implique un coût pour quelqu’un d’autre. Pour garantir mon accès à la santé, au logement, à la retraite, la société doit mettre en œuvre des moyens, et ces moyens ne poussent pas dans les arbres : ils sont produits collectivement par le travail. Pourquoi aurait-je droit à une part du gâteau si je refuse de participer – ne serait-ce que symboliquement – à sa préparation ?
Cela pose vis-à-vis du « revenu universel » un deuxième problème, que curieusement personne n’a soulevé jusqu’à maintenant. Si demain on instaurait un « revenu universel » en France, qui y aurait droit ? Si le droit est lié au simple droit d’exister, alors il faudrait le consentir à toute personne dès lors qu’elle « existe », c’est-à-dire, aux français comme aux étrangers, qu’ils soient en situation régulière ou pas…
Nous avons aujourd’hui un véritable problème d’affiliation. Progressivement, on a détaché les bénéfices que chacun tire du fait d’être membre d’une société des devoirs qui en sont la contrepartie. De plus en plus, la carte d’identité est devenue une sorte de carte de sécurité sociale. Le « revenu universel » est un pas de plus – et de taille – dans cette direction. Il est d’ailleurs paradoxal que ceux-là même qui proposent de rétablir le service national pour combattre la désaffiliation défendent en même temps une mesure qui ne peut qu’accentuer le phénomène…
Descartes
(1) Ne pas confondre le coût de l’exercice d’un droit avec le coût de sa garantie. La liberté est un droit dont l’exercice ne coûte rien à autrui, puisqu’elle est définie comme le droit de faire ce qui ne lui nuit pas. Par contre, garantir ce droit peut avoir un coût – par exemple, pour instituer une police qui le protège.
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