Parmi les formules énervantes qui émaillent le discours politique de la soi-disante « vraie gauche », il y en a une qui m’énerve particulièrement. C’est celle selon laquelle « 1% de la population possède plus de richesses que le 99% restant ». Et si elle m’énerve, ce n’est pas seulement parce que je suspecte fortement que les chiffres sont faux, mais parce que cette formule révèle une profonde incompréhension pour la chose économique. On en est arrivé à un point où la bienpensance de gauche méprise tellement les sciences économiques – car c’est bien de science qu’il s’agit – qu’elle se croit autorisée à dire n’importe quoi.
La faiblesse de cette formule se trouve bien entendu dans le mot « richesses ». Et ce mot est problématique à un double titre. D’abord, considérons la problématique de l’évaluation. A supposer qu’on arrive à définir un ensemble de biens qui constituent les « richesses » susceptibles d’être possédées, encore faut-il les évaluer dans la même unité pour pouvoir décider quel pourcentage est possédé par tel ou tel acteur économique. Ce qui suppose de donner une valeur monétaire à chaque bien. Et quelle valeur prendrons nous ? Certains proposeront de prendre la valeur de marché. Et cela pose deux problèmes : certains biens sont hors marché. Par exemple, combien vaut le Rhône – vous savez, la rivière qui coule dans le sud de la France – dont le lit et les berges font partie du domaine public de l’Etat ? Combient vaut La Gioconde ou la Venus de Milo ? La deuxième problématique est celle des effets sur le marché. Lorsqu’on dit que le domaine foncier de l’Etat vaut tant, cela veut dire que l’addition des prix auquel chaque terrain pourrait être vendu individuellement sur le marché atteint telle somme. Mais il est bien évident que si l’Etat venait à vendre tous ces terrains, il injecterait sur le marché une masse telle que les prix baisseraient en flèche, et obtiendrai pour l’ensemble bien moins que la somme des valeurs individuelles. En d’autres termes, le tout est inférieur à la somme des parties…
Mais la question la plus épineuse dans l’évaluation de la « richesse » est celle qui est posée par la dualité entre les biens « réels » et les biens « virtuels », entre les bâtiments et les machines qui font l’actif d’une entreprise et les titres – actions – censés les représenter, entre les biens matériels et la monnaie censée pouvoir les acheter. Aussi longtemps qu’on croit que c’est la même chose de posséder une machine à laver que de posséder l’argent qui permet de l’acheter, on ne comprendra rien aux crises financières. Or, la différence est fondamentale : lorsque je possède une machine à laver, je peux laver mon linge. Lorsque je possède l’argent, je ne peux laver le linge que si je trouve quelqu’un prêt à me vendre une machine à laver à ce prix. Il y a dans l’économie deux catégories de richesses : l’une est celle ou se trouvent des objets matériels et des services susceptibles de satisfaire des besoins humains, et que par commodité nous appellerons des biens « réels » (du latin res = chose). L’autre est celle ou se trouvent des titres – monnaie, actions, obligations - que nous appellerons dans ce qui suit biens « titres ».
Quelle est la différence entre un billet de banque et un billet de Monopoly ? Les deux sont des morceaux de papier, les deux portent un chiffre imprimé, et les mentions canoniques. Alors, pourquoi l’un est considéré comme un élément du patrimoine, et pas l’autre ? La réponse est simple : parce que l’un est convertible en biens réels, et pas l’autre. Cette simple réflexion met en évidence un point fondamental : alors que les biens réels ont une valeur intrinsèque – celle qui découle de leur capacité à satisfaire un besoin – les biens titres n’ont de la valeur que dans la mesure où ils sont convertibles en biens réels. La valeur d’un titre est donc conditionnée à l’existence de biens réels achetables.
Maintenant, revenons à la problématique des « richesses ». Peut on considérer que les biens titres font partie des « richesses » disponibles ? Ma réponse sera, sans ambiguïté, non. En comptant d’un côté les biens réels et de l’autre des biens titres qui ne valent que parce qu’ils peuvent acheter des biens réels, on compte deux fois les mêmes biens. En bonne logique, pour estimer les « richesses » il ne faudrait que compter les biens « réels », les seuls qui aient une valeur intrinsèque. Or, ce n’est pas ce que font ceux qui répètent la formule « le 1% possède plus que le 99% ». Pire, pour arriver à ce chiffre, ces gens comptent les biens titres non pas à l’équivalent des biens qu’ils pourraient acheter – et qui ne peut être en aucun cas supérieur à la valeur globale des biens réels disponibles – mais au prix que ces biens titres atteignent sur les marchés. Et ce faisant, dans le contexte d’aujourd’hui, ils surévaluent considérablement l’ensemble des biens titres. Et tout le monde en est bien conscient d’ailleurs puisqu’on sait et répète que la somme des titres circulant dans les marchés financiers financiers est très largement supérieure aux biens réels disponibles.
Comment expliquer ce paradoxe ? Et bien, encore une fois, parce que les acteurs du marché financier ne font pas un raisonnement global, mais un raisonnement local. Un peu comme les joueurs du loto, ils savent que tout le monde ne peut pas gagner, mais qu’il y aura un gagnant et que cela pourrait être vous. J’achète une action parce qu’elle monte, et mon acte d’achat provoque une montée encore plus forte, qui me pousse à continuer à acheter. Le fait que cette montée se poursuive alors que la valeur de l’ensemble des actions dépasse la somme des biens réels disponibles à l’achat ne deviendra apparente que le jour ou je chercherai à effectuer la conversion. Tant que je continue à jouer dans la sphère financière, à échanger des titres pour d’autres titres, tout va bien. Un peu comme dans un jeu de Monopoly : si je gagne le jeu, je peux me croire riche, et cette illusion durera aussi longtemps que je n’aurai pas essayé d’acheter une baguette de pain avec les billets de Monopoly que j’aurai accumulés. Dans ces conditions, le discours du "99% qui possède moins que le 1%" repose sur une grande illusion. Les riches - et les "classes moyennes" aussi - sont devenus beaucoup plus riches ces dernières années, mais une partie de cette richesse est en billets de Monopoly. Et tout le monde fait semblant de ne pas s'en apercevoir, en espérant que la fête continue indéfiniment.
Cette déconnexion entre la sphère « réelle » et la sphère « des titres » permet de comprendre pas mal de problèmes économiques d’aujourd’hui. Prenons par exemple la politique monétaire de la BCE. Traditionnellement, les économistes considèrent que la puissance publique a deux leviers pour agir sur l’économie : le levier budgétaire – c'est-à-dire, la dépense publique – et le levier monétaire – c'est-à-dire le nombre des titres monétaires que la banque centrale met en circulation, et leur prix. Le levier budgétaire agit directement sur la sphère « réelle » : lorsque l’Etat dépense, il achète des biens et des services « réels », et paye des salaires qui se traduisent par une demande d’autres biens et services « réels ». Le levier monétaire, lui, agit d’abord dans la sphère « des titres ». Le levier monétaire n’a donc d’effet de relance sur l’économie réelle que dans la mesure où la sphère « des titres » et la sphère « réelle » sont bien connectées, c'est-à-dire, s’il y a des investisseurs productifs pour transformer les « titres » en machines, en bâtiments, en salaires.
Or, que constatons nous : l’austérité budgétaire imposée dans l’UE a privé les Etats de tout levier budgétaire. La réduction de la dépense publique a un effet déflationniste et récessif qu’on perçoit dans l’ensemble des pays européens, Allemagne comprise. Devant se problème, et pour éviter un effondrement du système, la BCE a décidé, après bien des hésitations, d’utiliser le levier monétaire, inondant le marche de liquidités. Le problème, c’est que la sphère « des titres » est totalement déconnectée de la sphère « réelle ». L’argent disponible ne va pas vers l’investissement productif – dont la rentabilité est aléatoire – mais est utilisé pour acheter d’autres titres, ce qui fait monter leur prix – et donc leur rentabilité apparente par un phénomène de « bulle » - rendant l’investissement productif encore moins intéressant. Qui ira acheter une usine qui offre un rendement de 5% alors que je peux acheter une action qui monte de 10% par an ? Cette déconnection est patente dans le fait que la production de biens « réels » stagne alors que le prix des actifs financiers – qui, rappelons-le, n’ont de la valeur que parce qu’ils peuvent être convertis en biens « réels » - continue à augmenter.
On est arrivés au point ou la BCE, en désespoir de cause, ressuscite la vieille idée monétariste de la « monnaie par hélicoptère ». L’idée est simple : pour relancer l’économie, au lieu d’injecter la monnaie sur la sphère des « titres », on la distribuer directement aux gens qui s’empresseront de la dépenser dans les magasins, et donc de créer de la demande « réelle ». Puisqu’on en est là, on pourrait se demander pourquoi ne pourrait-on pas donner cet argent aux Etats pour qu’ils le dépensent en infrastructures, en écoles, en embauches de fonctionnaires qui auraient le même effet… mais bien entendu, s’agissant d’une idée libérale, l’Etat est anathème, et c’est donc aux gens qu’on donnera l’argent. Pourquoi pas. Sauf que, contrairement à ce qui se passerait avec l’Etat, il n’y a aucune garantie que les gens iront dépenser cet argent, où qu’ils le feront dans la sphère « réelle ». Dans un contexte d’incertitude, il se pourrait qu’ils préfèrent garder cet argent « pour un coup dur » ou qu’ils préfèrent se désendetter… ce qui ferait revenir l’argent aux banques et donc dans la sphère « des titres ».
Mais alors, pourquoi la BCE continue d’inonder le marché en liquidités ? La logique voudrait en effet que la BCE arrête la planche à billets en montant ses taux d’intérêt. Après tout, si le fait de les baisser n’a pas relancé l’économie, le fait de les remonter ne la fera pas ralentir. Mais la BCE est coincée par deux risques. Le premier, est celui de faire éclater les « bulles » qu’elle a elle-même aidé à créer. En effet, si les bourses montent c’est parce qu’il y a des acheteurs de titres, et s’il y a des acheteurs c’est parce qu’ils trouvent de l’argent bon marché. Si l’argent devient cher, la hausse s’arrêtera et les opérateurs prendront leurs bénéfices en revendant, ce qui fera baisser les cotes, incitant d’autres à vendre et ainsi de suite jusqu’à l’effondrement. Le deuxième problème est celui de la dette des pays européens. La plupart des pays européens – Allemagne incluse – ont des dettes publiques qui tournent autour du 100% du PIB. L’arrêt des programmes de rachat d’obligations publiques et la montée des taux risque de pousser quelques uns dans des difficultés qui in fine pourraient faire éclater la zone Euro. La BCE s’est mise dans une situation à partir de laquelle il ne reste que de mauvaises solutions.
Tout cela fâche beaucoup les Allemands. Et on peut les comprendre. Le système de retraites par répartition que nous avons en France présente un avantage considérable : celui de rattacher les retraités à la sphère « réelle » de l’économie. Chez nous, les caisses de retraites ont des problèmes quand l’économie « réelle » ralentit. La retraite par capitalisation, qui est la règle en Allemagne ou en Grande Bretagne, est rattachée à la sphère « des titres ». Et lorsque les titres se portent mal, les retraités souffrent. Or, si les faibles taux d’intérêt de la BCE augmentent le rendement des titres spéculatifs par effet de « bulle », ils ont un effet délétère sur les marchés des titres obligataires et les valeurs « de bon père de famille » sur lesquels les retraites sont assises. Qui ira émettre une obligation à 5% lorsque la BCE vous prête de l’argent gratuitement ? Et la question se pose donc des avoir combien de temps les retraités de la sphère germanique accepteront une politique qui les pénalise au bénéfice des Etats-cigales abhorrés ?
La logique de l’Euro devient là encore une expérience bizarre d’économie appliquée. Après avoir attaché le bras budgétaire dans le dos des Etats, on essaye de maintenir l’équilibre avec le seul bras monétaire, et cela dans un contexte de déconnection de la sphère financière et de la sphère réelle. On verra combien de temps les cobayes arrivent à garder l’équilibre.
Descartes
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