Dimanche dernier, le FN a encore fait un carton. Avec 28% des voix, il est en tête du scrutin au niveau national. Dans deux régions, il dépasse les 40%, et dans six d’entre elles il est en tête du scrutin. Même si rien n’est encore fait, il est en bonne position pour gagner la présidence de trois régions et peut avoir des espoirs dans les autres. D’ores et déjà, il sera présent dans tous les conseils régionaux, ce qui lui permettra de former et d’aguerrir des cadres. Mais il y a plus révélateur : 47% des ouvriers et 35% des jeunes entre 18 et 35 ans qui se sont déplacés (1) ont mis dans l’urne un bulletin du Front National. Si l’on regarde les cartes, on peut noter que les zones ou le Front est le plus fort sont aussi celles les plus marquées par la désespérance sociale, le chômage, la désindustrialisation, la dégradation du cadre de vie, l’abandon des services publics, la difficulté pour les jeunes de s’y faire une place bref, l’insécurité à tous les sens du terme.
Mais au-delà de ces constatations devenues banales à force de répétition d’une élection sur l’autre, on voit aussi une progression générale du Front National même dans les territoires où il était très faible jusqu’à maintenant. Avec certains résultats qui sont révélateurs : ainsi, à La Courneuve, Bobigny ou Stains, en plein cœur de la Seine-Saint-Denis, le FN fait 18% des voix. Compte tenu de la composition de la population de ces communes, on peut donc imaginer que de nombreux citoyens « issus de l’immigration » - pour utiliser la formule consacrée – lui ont donné, eux aussi, leur voix. Tout ça met sérieusement en question l’idée que la progression du Front National est fondée sur le racisme ou la xénophobie. Il faut aller plus loin pour comprendre le phénomène.
A mon sens, c’est la captation du vote des couches populaires – une captation particulièrement nette dans d’anciens bassins ou la classe ouvrière votait traditionnellement socialiste ou communiste – qui donne une bonne partie de la clé de l’énigme. Depuis l’effondrement du PCF, les couches populaires n’ont plus de représentation politique. Les partis de gouvernement mais aussi les partis de la gauche dite « radicale » sont des partis des « classes moyennes », qui parlent le langage des « classes moyennes » et qui, sous un déguisement plus ou moins « prolétarien » défendent les intérêts des « classes moyennes ». Pas plus tard qu’hier le parlement – gauche et droite confondues – a voté le doublement du crédit d’impôt pour les salariés à domicile. A qui croyez-vous que cette mesure bénéficiera ? Et avez-vous entendu notre chère « gauche radicale » protester ?
Le Front National a bien compris qu’il existait là un électorat en déshérence. Et s’est précipité pour le conquérir. C’est ainsi que s’est mis en route une dialectique fascinante : pour conquérir cet électorat, il fallait prendre en compte ses besoins, ses revendications, ses craintes, et lui parler un langage qu’il puisse comprendre. Les dirigeants du FN sont allés donc puiser non pas dans le répertoire de l’extrême droite maurassienne et réactionnaire, mais dans celui… du PCF marchaisien. Ils ont repris les drapeaux que le PCF a progressivement mis à la poubelle à partir du milieu des années 1980 par des dirigeants de plus en plus acquis à l’idéologie des « classes moyennes » au prétexte qu’ils étaient « ringards », qu’il fallait « vivre avec son temps », « muter » et autres balivernes. Aujourd’hui, le FN rafle la mise en reprenant les thèmes qui furent ceux du PCF dans les années 1970 : la souveraineté nationale, la maîtrise de l’immigration, la laïcité, un Etat fort et interventionniste, « produire français », « travailler au pays », rejet de l’Europe de Maastricht. L’histoire a de ces ironies…
Mais comme toute dialectique, celle-ci travaille dans les deux sens. Un parti politique ne peut adopter un discours nouveau pour lui sans adopter aussi certaines idées qui lui sont sous-jacentes. Il est difficile de répéter tous les jours et avec conviction un discours sans finir par y croire. En transformant son discours, le FN s’est transformé lui-même sur le fond. Et on le voit très nettement dans la gestion des municipalités qu’il a conquises aux dernières élections. La comparaison avec les premières aventures municipales du FN est d’ailleurs très éclairante. En 1997, lorsque Catherine Mégret l’emporte à Vitrolles, on assiste à tous les excès d’une revanche idéologique qui fait les choux gras de toute la presse. En 2014, le FN remporte plusieurs municipalités. Avez-vous entendu parler ? Pas trop. La gestion FN à Hénin-Beaumont, à Villers-Cotterêts, à Fréjus n’a guère fait parler d’elle. Le personnel est resté, la chasse aux sorcières n’a pas eu lieu, la municipalité n’a pas épuré les bibliothèques municipales, les manifestations culturelles ont été maintenues. On peut toujours critiquer telle ou telle mesure des maires en question, bien entendu, mais somme toute leur gestion reste dans les limites « républicaines ». D’ailleurs, on observe un phénomène qui n’est pas banal : loin de manifester une déception, les populations des communes gagnées par le FN lors des dernières municipales plébiscitent leurs édiles. Le FN y gagne dix points en moyenne, largement au dessus des gains dans les départements concernés. On pourrait dire qu’il a fait la preuve qu’il est capable non seulement de faire des discours, mais de gérer une collectivité locale à la satisfaction de ses électeurs. Le procès en incompétence ou en démagogie risque d’être moins efficace comme outil politique qu’il ne l’a été dans le passé.
C’est là aussi que se trouve à mon avis une autre clé pour comprendre les résultats de dimanche dernier. Et cette clé est l’exaspération de l’électorat, et tout particulièrement de l’électorat populaire. Cette exaspération ne s’est pas faite en un jour. Elle est le résultat du fonctionnement d’un système politico-médiatique qui a transformé la politique en un jeu d’échecs de plus en plus déconnecté de la réalité. Pour le dire d’une manière plus directe, cela fait bientôt trente-cinq ans que les politiques cherchent à manipuler l’électeur plutôt qu’à le convaincre. Les idées les plus nobles, les causes les plus sacrées – l’antiracisme, l’antifascisme, le socialisme – ont été travesties, récupérées, mises au service des ambitions et des combinaisons. Quelques exemples ? Le pouvoir mitterrandien a promu médiatiquement Jean-Marie Le Pen parce qu’il était utile pour emmerder ses adversaires politiques tout en faisant de l’antiracisme une religion d’Etat. On a jeté à la poubelle un réacteur à 10 Md€ parce qu’il fallait acheter le soutien des Verts au gouvernement tout en expliquant que c’était la bonne chose à faire. On a proféré toutes sortes de contre-vérités pour faire peur aux gens et les pousser à ratifier le traité de Maastricht et plus tard le TCE.
Et ceux-ci ne sont que les exemples les plus notables d’un processus qui est à l’œuvre chaque jour, avec une régularité de métronome. Il fut un temps où l’on supposait qu’un ministre s’engageait dans ses politiques, au point qu’il était inconcevable de changer de politique sans changer de ministre. Aujourd’hui, quotidiennement, des ministres proclament une chose un jour et le contraire le lendemain, en fonction des besoins de communication. Jeudi 12 novembre, c’était encore une bonne idée de réduire la taille de nos armées, et le ministre du budget le disait en défendant son budget au Parlement. Samedi 14 novembre, 130 morts plus tard, le président proclamait que c’était folie de sacrifier la sécurité au « pacte de stabilité ». Est-ce que le ministre du Budget a démissionné pour marquer ce changement de direction ? Non, bien sur que non. Il mettra autant d’enthousiasme à augmenter le budget de l’armée qu’il mettait hier à le réduire. Et c’est ainsi tous les jours. Lisez le flot de communiqués de presse produits par nos gouvernants, et vous verrez un océan de volte-face, d’approximations, d’à-peu-près. Non seulement les politiques changent avec le vent, mais même les faits sont revisités, manipulés, maquillés en fonction des besoins de communication du jour.
Ce processus exaspère, et à juste titre, les français. Pris individuellement, chacun des pêchés de nos politiques est insignifiant. Est-ce si grave de diviser médiatiquement par deux un coût – comme on l’a fait dans l’affaire des Mistral – pour faire passer une mauvaise nouvelle ? Peut-être pas. Mais petit à petit l’addition de ces petites falsifications, des approximations, des à-peu-près finit par détruire la crédibilité de la parole politique. Elle constitue une insulte à l’intelligence des citoyens. Et les citoyens français, qui sont fort intelligents, n’aiment pas ça. Après trente cinq années au cours desquelles les politiciens les ont pris pour des imbéciles, les Français sont exaspérés. Et le Front National profite de cette exaspération. Ses dirigeants disent peut-être autant de bêtises que les autres, mais au moins ils disent toujours les mêmes bêtises, des bêtises qu’ils croient sincèrement. C’est cette sincérité qui est récompensée, alors même – et c’est assez paradoxal – que les électeurs ne partagent pas certaines propositions du FN. L’exemple de la sortie de l’Euro est assez intéressant de ce point de vue.
Nous sommes gouvernés par une génération d’hommes et femmes politiques – et ce fléau touche tout le spectre politique de la droite classique à la gauche « radicale » - qui conçoit la politique non pas comme une confrontation d’idées et de projets auxquels on croit vraiment, mais comme un jeu d’échecs où seul le résultat compte. J’avance tel pion, je recule tel fou, je sacrifie telle tour pour conquérir le trône. Dans ce jeu, les idées, les projets, les visions ont cessé d’être le moteur de l’action politique. Ils ne sont plus que des objets de communication, utiles pour permettre de faire bouger des pièces sur l’échiquier, mais dépourvues d’un sens profond et dont on se détache facilement au nom du réalisme. Si pour prendre une pièce maîtresse il faut enterrer un projet, changer d’idée, dire le contraire de ce qu’on a dit hier, et bien, pourquoi pas ?
Bien entendu, il y a toujours eu en France des politicards ambitieux, prêts à tourner comme la girouette pour conquérir des postes. Mais il y avait aussi les autres, ceux pour qui le pouvoir n’était pas un but, mais un moyen. Et si on élisait souvent les premiers, ce sont les deuxièmes qu’on admirait. Or, le politicien qui a un projet est une espèce en voie de disparition, si elle n’est pas carrément éteinte. Le « régime des attachés parlementaires » a radicalement changé les choses.
Pour s’en convaincre, il n’y a d’ailleurs qu’à voir les réactions aux résultats de dimanche dernier. De quoi discute-t-on dans les « milieux autorisés » ? Comment compte-t-on combattre le Front National ? En changeant de politique de manière à répondre aux inquiétudes, aux difficultés des couches populaires ? En s’attaquant résolument au chômage ? En proposant une réforme de l’éducation ? En réfléchissant à l’assimilation des immigrés ? Non, bien sur que non. On ne va rien changer. Le gouvernement continuera à faire la même politique, l’opposition propose les mêmes baisses d’impôts pour les classes moyennes. Personne ne songe à se remettre en cause, dans la parfaite continuité de ce qui a été fait après les précédents « chocs » électoraux. Toute la réflexion se concentre sur les alliances, les désistements, les recompositions, les candidatures pour 2017, au point qu’à l’Elysée on souhaite une victoire FN dans trois régions qui priverait LR d’une victoire et mettrait Sarkozy en difficulté, ouvrant ainsi à Hollande un espoir de réélection. Réélection pour quel projet, me direz vous ? Vous en avez, vous, des questions…
Nos politiques nous expliquent qu’il faut combattre les idées du FN. Mais en fait, les idées ils s’en moquent. Le FN n’est pour eux qu’une pièce de plus dans l’échiquier, qui ne gêne que lorsqu’on ne peut pas s’en servir contre l’adversaire. Mitterrand n’a pas hésité à promouvoir Jean-Marie Le Pen quand ce dernier était un caillou dans la chaussure de la droite. Et Hollande n’est pas loin de penser la même chose, même si pour cela il doit cyniquement sacrifier les militants et les élus locaux du PS. Le problème est que ces élites politiques ont oublié que derrière les pièces du jeu il y a des véritables hommes et femmes, qui sont véritablement sacrifiés. Comment s’étonner que ceux-ci aient envie de renverser le jeu, en votant le seul parti politique qui ne parle jamais d’alliance, de compromis, de fusion de listes, de tactique ?
Et pour finir, un mot sur la « gauche radicale », qui sort laminée de l’élection de dimanche. J’aimerais croire que le silence quasi-absolu que se sont imposés ses dirigeants depuis dimanche est annonciateur d’une remise en cause en profondeur du projet défendu et de la stratégie suivie ces dernières années. Je crains, malheureusement, qu’il n’en soit rien. D’abord, parce que je ne crois pas que Laurent, Mélenchon, Autain et Cie – et les militants qui les suivent – soient mentalement équipés pour se remettre en cause. Imaginez-vous l’effort que signifie arrêter de se bagarrer pour mettre des « -e-s » dans les tracts et pour des places dans des listes et commencer à réfléchir à des sujets comme l’immigration, la Nation, l’économie… Mais aussi parce que, comme disait Barbara, « tout le temps perdu/ne se rattrape guère/ tout le temps perdu/ne se rattrape plus ». On a laissé le FN labourer le terrain seul pendant des années. Se confronter à lui maintenant qu’il est en train de devenir un grand parti populaire ne sera pas facile.
Descartes
(1) A ceux qui cherchent à se consoler en se disant que la participation n’était que d’un électeur sur deux, je répondrai qu’il n’y a aucune raison de penser que les électeurs qui ne se sont pas déplacés auraient voté très différemment de ceux qui l’ont fait si le vote était obligatoire. On peut même penser le contraire, puisque ce non-déplacement implique une plus grande perméabilité au vote protestataire…
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