Dans cette culture judéo-chrétienne qui est la notre, le martyr est une figure classique. L’homme qui souffre pour la foi, battu, moqué, traîné devant le tribunal des puissants et finalement mis à mort par eux apparaît dans une foule d’histoires. Purifié par la souffrance, le martyr devient un exemple à suivre, un guide. Ce n’est pas pour rien que Kierkegaard avait écrit « le tyran meurt et son règne s’achève, le martyr meurt et son règne commence ». Héritière comme nous tous de cette tradition, la « gauche radicale » française a toujours sacrifié au culte du martyr. De Guy Moquet à Che Guevara, de Gabriel Péri à Gilles Tautin, de Fernand Yveton à Pierre Overney, d’Emilienne Mopty à Mesrine, on retrouve toujours le même schéma : l’homme pur dont les fautes, petites ou grandes, sont effacées par le sacrifice final aux mains des séides du Pouvoir.
Le choix des héros à qui on rend un culte n’est pas innocent. Pour la « gauche radicale » d’hier, c’était Moquet et Péri, Trotsky ou Guevara. Aujourd’hui c’est Jerôme Kerviel. Dans cette évolution vous avez, résumée en une phrase, la déchéance de la « gauche radicale » française. Hier, ses héros étaient des gens qui avaient agi pour changer le monde et payé le prix. Aujourd’hui, c’est un escroc qui s’est enrichi en exploitant le système, et qui prétend aujourd’hui utiliser son statut de victime pour échapper à la loi.
Vous trouvez que j’exagère ? Eh bien, je pense au contraire être bien modéré au regard de ce qui a pu être dit et écrit sur Kerviel et son opération de communication permanente depuis que sa condamnation à une peine de prison est devenue définitive. Opération communication qui mobilise non seulement la « gauche radicale », mais aussi un certain nombre d’hommes d’église : Mgr di Falco, le responsable de la communication de l’épiscopat français, et Patrice Gourrier, curé habitué des médias. Dieu, s’il existe, aura beaucoup de mal à reconnaître les siens.
Prenons quelques exemples des ravages de cette opération œcuménique de communication. Prenons… tiens, le sénateur du nord Eric Boquet, qui devrait réfléchir deux fois avant de prendre la plume. Car cet honorable sénateur écrit au président de la République, excusez du peu, ce qui suit :
« Monsieur Kerviel, dans le cadre de sa marche depuis Rome, revient sur le territoire français cette fin de semaine et risque d’être immédiatement incarcéré, ceci alors que subsistent dans ce dossier des zones d’ombre déterminantes.
Jérôme Kerviel a été condamné, dans une premier temps, à 5 ans de prison et 4,9 milliards d’euros d’amende sur la simple déclaration de pertes de la Société Générale, sans qu’à aucun moment une expertise indépendante ait été diligentée. Aucun citoyen dans le monde n’a eu à subir une sanction financière de cette ampleur, cette expertise fut pourtant réclamée à plusieurs reprises par la défense, sans suite à ce jour.
Dans un jugement récent, la Cour de Cassation a condamné Jérôme Kerviel à trois ans d’emprisonnement et a reconnu des défaillances dans les pratiques de la banque. N’y aurait-il pas là matière à approfondir les investigations sur ce point en y associant l’Autorité de Contrôle Prudentiel ?
Un troisième point semble poser problème, Monsieur le Président, c’est celui de la ristourne fiscale accordée à la banque en 2009 pour un montant de 1,7 milliards d’euros, sans que la réalité des pertes annoncées par l’établissement ait pu être validée après une expertise incontestable.
Il me paraîtrait tout à fait injustifié dans ces conditions que l’incarcération de Jérôme Kerviel puisse intervenir tant que toutes ces questions n’auront pas trouvé réponse et que toute la lumière soit faite sur ce dossier. »
On se frotte les yeux pour s’assurer qu’on ne rêve pas. Admettons que l’honorable sénateur ait raison, que la banque ait commis toutes sortes de turpitudes, que la ristourne fiscale soit illégale et scandaleuse. Pourquoi cela rendrait « injustifiée » l’incarcération de Jerôme Kerviel ? Chers amis voleurs, vous savez ce qu’il vous reste à faire : escroquez les banques ! Et si vous vous faites prendre, sur que Eric Bocquet et ses amis demanderont au président de la République de ne pas vous incarcérer aussi longtemps que « toute la lumière » n’aura été faite sur la ristourne fiscale de la Société Générale…
Jerôme Kerviel a commis des actes délictueux. Et il les a commis pour le plus vieux mobile du monde : l’appât du gain. Il n’est pas inutile de rappeler ici les faits. Le boulot du « trader » consiste à acheter et vendre en utilisant le système informatique de la banque qui l’emploie des titres. Ces titres, il cherche à les acheter lorsqu’ils sont bon marché et à les revendre lorsqu’ils sont chers, en faisant au passage une plus-value. Et à la fin de l’année, il touche en sus de son salaire un bonus qui est proportionnel à l’argent qu’il a fait gagner à la banque. Or, à ce jeu, plus on parie, plus on gagne. Si j’achète des titres pour un million d’euros, et que ces titres montent de 1%, je gagne 10.000 €. Mais si j’en joue un milliard, je gagnerai 10 millions.
Ce métier implique un risque : les titres peuvent monter mais ils peuvent aussi baisser. Et dans ce cas, le trader fait perdre de l’argent à la banque. Pour limiter ce risque, la banque impose des limites aux « traders », tant sur le type de titres qu’ils achètent que sur les sommes qu’ils peuvent engager aux sommes qu’un trader peut engager.
Ce qu’a fait Kerviel, c’est précisément de violer ces règles. Et ce n’est pas de sa part une erreur, mais il le fait tout à fait volontairement, puisque pour arriver à ce résultat il a falsifié les données introduites dans le système informatique, en créant des fausses « contreparties » à ses transactions qui créaient l’illusion que ses engagement étaient sous la limite. Et lorsque sa direction lui a demandé de justifier ces contreparties, pas de problème : Kerviel a falsifié des documents à en-tête d’autres institutions bancaires pour leurrer sa hiérarchie. Ces faits ont été prouvés au-delà de tout doute raisonnable. Bocquet a raison d’écrire que la procédure au civil n’est pas terminée, puisque la Cour de Cassation a jugée excessifs les dommages et intérêts accordés à la partie civile et l’affaire sera donc rejugée par une autre cour d’Appel. Mais la condamnation pénale est devenue définitive puisque la Cour de Cassation l’a confirmée. Dans ces conditions, pourquoi faudrait-il attendre, comme le demande Eric Bocquet, on ne sait pas quelle expertise dans les comptes de la Société Générale avant d’incarcérer Kerviel ?
Avec sa campagne médiatique, Kerviel montre que le portrait qu’avaient peint ses accusateurs était finalement assez exact. Kerviel est un grand manipulateur. Et si hier cette qualité lui a permis de manipuler sa hiérarchie, aujourd’hui il l’utiliser pour manipuler l’opinion publique. Et si la « gauche radicale » tombe dans le panneau, c’est parce que Kerviel sait pousser les bons boutons, ceux du « victimisme », ceux du « petit » face aux « gros », bref, tout ce que la « gauche radicale » adore. Ce discours est écouté parce qu’il correspond aux préjugés de son auditoire. Prenons par exemple ce pauvre Alexis Corbière, qui a pris la peine d’aller en personne accompagner Kerviel à son arrivée à la frontière française et qui lui consacre sur son blog un papier tout bonnement délirant (1). Voici un petit extrait :
« Jérôme est donc en prison désormais, pour trois longues années. Et c’est pour moi et beaucoup de personnes, un scandale intolérable, une cicatrice inacceptable sur le visage de la justice française. Samedi, j’avais marché à ses côtés durant une quinzaine de kilomètres jusqu’à la frontière pour manifester mon soutien total dans son nouveau combat, ainsi que celui de mon parti et particulièrement de Jean-Luc Mélenchon qui ne pouvait être sur place. La ferveur que j’ai pu constater sur le chemin m’a éberluée. J’avoue que je n’en avais pas mesuré l’ampleur. Partout, sur la route, lorsque nous avancions, des dizaines de personnes klaxonnaient sitôt qu’elles voyaient Jérôme. Des gens s’approchaient de lui pour lui offrir un cadeau, lui transmettre un message de soutien, l’embrasser, lui glisser quelques paroles affectueuses ou lui faire partager un témoignage souvent poignant ».
On croirait la description d’un chemin de croix, ou de celle d’un martyre chrétien en route pour la fosse aux lions. Je me demande quand même quels sont les « témoignages poignants » que des passants – on est dans la zone de Menthon, ne l’oubliez pas – ont raconté à Kerviel. En tout cas, jusqu’ici aucune multiplication des pains et des poissons n’a été reportée dans la région, mais cela viendra peut-être…
« Parfois confusément, mais avec détermination, toutes ces personnes se sont appropriées Jérôme Kerviel et ont compris qu’il était devenu un symbole de résistance contre la finance, le symbole du contraire de ce qu’il fut, l’incarnation d’un homme qui mène un combat disproportionné face à la Société Générale principale banque française, un ex salarié devenu le bouc-émissaire des turpitudes des injonctions de son ancienne direction, un homme qui reconnaît avoir été un « connard de trader » (comme il le dit lui-même) et qui désormais « a changé de camp », un « petit » face au « gros », un homme blessé et insulté depuis 2008 par une communication tapageuse de la Société Générale et qui veut désormais que son existence soit utile à ses contemporains et agir aux antipodes de la façon dont il a vécu avant que ne l’éclate « l’affaire », etc. »
Il faut toujours se méfier des gens qui « reconnaissent avoir été ». C’est toujours facile de reconnaître au passé composé. Ce qui est plus difficile, c’est de reconnaître ce que l’on est. Mais comme souvent, la « gauche radicale » confond la réalité et la fiction, la « ferveur » de quelques dizaines de personnes lui suffit comme preuve que les gens se sont « appropriés » Kerviel. C’est vraiment n’importe quoi. Ecrire que Kerviel est devenu « un symbole de résistance contre la finance » est proprement scandaleux, et une insulte pour tous ces anonymes qui luttent vraiment contre la finance sans toucher des succulents bonus. Tiens, j’y pense… Kerviel a découvert qu’il était un « connard de trader », mais il n’a toujours pas fait un don aux œuvres avec ses bonus. Etonnant, non ?
Et Corbière de gober le discours « victimiste » de son martyr préféré : « Si l’on en croit la suite de ce qui est écrit, et il faut le croire car Martine Orange la journaliste qui le signe est connue pour sa rigueur et sa compétence, plusieurs acteurs du système judiciaire sont prêts à témoigner si on leur donne l’assurance qu’ils ne seront pas sanctionnés professionnellement pour cela. C’est pourquoi samedi à quelques mètres de la frontière française Jérôme Kerviel s’est arrêté et a interpellé François Hollande, Président de la République, pour qu’il accorde une « immunité » à toutes ces personnes et qu’elles s’expriment librement. Ce dont il s’agit, c’est qu’elles puissent expliquer sans crainte et sans pression les dimensions vers lesquelles la justice n’a pas travaillé. »
La manipulation est tellement évidente… C’est une vieille technique que de demander l’impossible et ensuite, lorsqu’on ne vous l’accorde pas, se présenter en victime. Contrairement à ce que croient les partisans de la VIème République, les présidents de la Vème ne sont pas tout-puissants. Ils ne marchent pas sur l’eau, ils ne tournent pas l’eau en vin, et ils ne peuvent pas accorder des « immunités » judiciaires. Imaginez-vous ce que cette même « gauche radicale » qui demande l’immunité pour les témoins de Kerviel dirait si notre président avait le pouvoir de soustraire la personne de son choix aux juges…
Mais Corbière ne fait que prouver que l’imitation est la plus sincère de toutes les formes de flatterie. Car chez son maître à penser, c’est encore pire. Voici le communiqué de Mélenchon :
« Jérôme Kerviel est convoqué d’ici dimanche au commissariat de Menton pour être incarcéré. Rien n’obligeait le parquet à appliquer la peine si rapidement.
Le 19 mars dernier, la Cour de Cassation a annulé sa condamnation à verser des dommages et intérêts à la Société Générale. Un nouveau procès doit avoir lieu sur ce volet. C’est la preuve que les accusations de la Société Générale contre Jérôme Kerviel ne tenaient pas !
La Société Générale doit cesser de se défausser sur son ancien trader et assumer enfin sa responsabilité dans les pertes liées aux subprimes.
Sur le dos de Kerviel, la Société Générale a obtenu 1,7 milliards d’euros des contribuables français.
Pourquoi ne pas attendre ce nouveau procès avant de s’en prendre à nouveau à Kerviel ? Qu’est-ce qui justifie l’empressement du parquet ?
Les militants locaux du Parti de Gauche et plusieurs dirigeants nationaux dont Alexis Corbière et Eric Coquerel, secrétaires nationaux, accueilleront Jérôme Kerviel à son arrivée en France. Nous réclamons que toute la lumière soit faite : Kerviel est innocent ! »
En fait, Kerviel manipule ses défenseurs en jouant de cette « justice qui n’a pas travaillé ». Mais là encore, il est démenti par les faits. L’instruction de son affaire a été dirigée par le juge Renaud Van Ruymbeke, en qui il est difficile de voir un juge « en laisse » soumis aux diktats des banques, tant il a montré au cours d’une longue carrière son indépendance d’esprit. Kerviel a été pénalement condamné en première instance, condamnation confirmée en Appel puis en Cassation. Pendant toute la procédure, Kerviel a bénéficié d’une défense organisée par l’un des cabinets d’avocats les plus chers et les plus brillants de Paris, celui de Me Metzner. Dans ces conditions, proclamer que « Kerviel est innocent », ou que la justice n’a pas fait son travail c’est du délire.
Ce qui précède n’est – malheureusement – qu’un petit échantillon de la somme des imbécilités qui ont été écrites dans les blogs et les publications de la « gauche de la gauche » sur cette affaire. Et l’affaire ne manque pas d’intérêt, parce que « dis moi qui tu aimes, et je te dirai qui tu est ». Kerviel, c’est le héros de la « gauche radicale » moderne. Un rejeton des classes moyennes, bonnes études, bon boulot, qui gagne plein de sous en escroquant son patron, et qui le jour ou il est découvert devient une « victime » irresponsable. Viole-t-il la loi ? Certes, mais c’est la faute de son patron qui ne l’a pas assez contrôlé. Falsifie-t-il des documents ? Oui, mais c’est la faute de sa hiérarchie et de « la pression de la performance ». Lui, il n’a rien fait, il n’est responsable de rien. Pire, il devient un « symbole de lutte contre la finance ». C’est pas beau, ça ?
Si le PCF et le PG pensent qu’ils vont attirer l’électorat populaire avec ce genre de « symbole », ils se fourrent le doigt dans l’œil. L’électorat populaire est au contraire sensible à cette « common decency » chère à George Orwell. Kerviel, lui, appartient à ce panthéon gauchiste ou l’on trouve Mandrin et Mesrine.
Descartes
(1) http://www.alexis-corbiere.com/index.php/post/2014/05/19/Avec-J%C3%A9r%C3%B4me-Kerviel#comments
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