En regardant la composition du gouvernement annoncée le 2 avril (1) par Manuel Valls, on ne sait s’il faut pleurer ou s’il faut rire. Quelques jours plus tôt, les électeurs avaient manifesté sans équivoque un mécontentement qui n’aurait dû surprendre personne, tant la popularité du président de la République et celle du chef du gouvernement avaient coulé à des profondeurs rarement atteintes. Et qu’avons-nous en sortie ? Ce n’est même pas « tout changer pour que rien ne change » : Sur seize ministres, quatorze – sans compter le Premier ministre – l’étaient déjà dans le gouvernement précédent. Et si l’on croit les rumeurs qui circulent, sur la quinzaine des ministres du gouvernement Ayrault ayant perdu leur portefeuille une fraction non négligeable serait déjà pressentie pour revenir au gouvernement avec le rang de secrétaire d’Etat.
Le président de la République avait promis aux Français que « leur message avait été entendu ». Entendu, peut-être, mais écouté, certainement pas. Ou alors avec une certaine distraction. Bon, je vous l’accorde, le message du peuple n’était pas sans ambiguïté. C’est ce qui fait le charme de la démocratie représentative : le peuple s’exprime toujours d’une façon légèrement oraculaire, laissant à ses représentants le soin d’interpréter son expression. En s’abstenant ou en votant pour les listes opposées à celles du Parti Socialiste, les Français ont marqué leur mécontentement. Mais leur mécontentement sur quoi, au juste ? Certains voudront y voir une protestation contre une politique qui ne serait pas assez « social-libérale ». Pour ceux-là, le président aurait dû réagir en accélérant les « réformes structurelles » - nom de code pour l’application des politiques libérales – et la réduction de la dépense publique. D’autres y voient au contraire une révolte contre des politiques qui seraient trop « social-libérales », et réclament un « tournant à gauche ». D’autres encore prétendront que la politique est la bonne, et qu’elle est bien conduite, mais qu’elle ne donne pas encore de résultats. Le mécontentement des Français serait alors un problème de pédagogie. Il suffirait de mieux expliquer pour que les Français comprennent que leur impatience est vaine. D’autres enfin nous expliqueront que ce ne sont pas les politiques du gouvernement Ayrault qui sont contestées, mais que ce sont les couacs à répétition, la cacophonie, la désorganisation, l’incapacité du gouvernement à mettre en œuvre ses décisions qui sont contestées. Ceux-là nous disent que ce n’est pas la peine de changer de politique, qu’il s’agit seulement de mettre en place une véritable équipe gouvernementale conduite par un véritable chef de gouvernement. Mais quelle que soit l’école à laquelle on appartient, on arrive à une conclusion générale qui n’est pas très différente : il faut changer quelque chose.
Et où se situe notre président dans tout ça ? Pas chez ceux qui veulent changer de politique, puisqu’il est clair pour tout le monde que le président n’a pas de politique de rechange, et n’est même pas capable d’imaginer qu’il puisse en exister une. La pédagogie alors ? On ne voit pas chez le président un véritable changement de langage. On voit mal d’ailleurs ce que cela pourrait faire, étant donné le niveau de méfiance atteint par la population. Il ne reste donc plus que le changement d’équipe… mais le président semble incapable aussi de choisir cette voie. On prend les mêmes et on recommence. On voit mal comment cela pourrait faire illusion. Va-t-on expliquer à Madame Michu que Taubira II, promis juré, lira les notes que lui adressent ses services au lieu d’en parler « entre deux portes » avec sa directrice de cabinet comme le faisait Taubira I ? Que Lebranchu II a pris des cours accélérés de droit et écoutera maintenant ses services pour ne pas reproduire le fiasco de lois mal ficelées par Lebranchu I ? Que Hamon II déploiera à l’Education les immenses talents qu’Hamon I n’a pas démontrés lors de son passage au ministère de l’Economie solidaire ? Que Le Foll II ne tirera plus la couverture à lui et ne sabotera pas ses petits camarades comme le faisait si bien Le Foll I ?
Mais, me direz vous… il y a Ségolène. Portant à elle seule tout le « renouveau » de ce gouvernement devant les médias – parce que si on compte sur Rebsamen pour faire la « une » du journal télévisé, on n’est pas sortis de l’auberge. Seulement, Ségolène, c’est ce qui se fait de pire comme ministre « équipier ». Il y a beaucoup de ministres qui s’intéressent à leur image dans l’opinion, mais il n’y en a pas beaucoup qui ne s’intéressent qu’à ça. Dans sa vie politique, Ségolène a occupé trois postes ministériels. On ne se souvient pas qu’elle ait jamais énoncé une véritable politique à aucun d’entre eux. Elle a toujours fonctionné par « coups » (2), dont le but n’était pas tant de changer quelque chose à la vie des gens que de mettre en scène le personnage, soit dans le rôle de révolutionnaire terrassant ses ennemis, soit dans le rôle de victime, persécutée par les mêmes. Espérer de Ségolène la moindre solidarité, la moindre concession à l’intérêt commun, le moindre esprit d’équipe est vain, et si Valls ne le sait pas déjà il l’apprendra très vite. Ségolène ne comprend qu’un seul langage, celui du rapport de forces. Et comme dans le contexte actuel elle est invirable, elle fera ce qu’elle voudra, ou plutôt, ce qui sera dans son intérêt. Et cela a déjà commencé, d’ailleurs : sans la moindre concertation et avant que le Premier ministre prononce sa déclaration de politique générale, elle a déjà annoncé la « remise à plat » - nom de code pour « abandon » - de l’Ecotaxe poids lourds…
C’est fou combien la génération formée à l’école Mitterrand a adopté ses pires réflexes. Et parmi eux, celui qui consiste à ne jamais permettre la formation d’un pôle de pouvoir qu’ils ne contrôlent pas. Si l’on peut, on nomme des larves ou des fidèles aux postes essentiels. Et si les événements vous obligent à nommer quelqu’un de charismatique et avec du caractère, on fait ensuite ce qu’il faut pour l’affaiblir. En 1988, Rocard se situe dans cette position. Mitterrand le nommera premier ministre, puis lui imposera aux postes-clés des ministres qui soit sont tout dévoués au président, soit détestent le premier ministre et reçoivent des encouragements voilés du président pour se démarquer de lui ou – pire – saboter son action. Manuel Valls se trouve aujourd’hui dans exactement la même situation que Rocard hier. Il est flanqué d’un ministre des Finances qui contrôle l’essentiel de Bercy – le budget – et qui est un fidèle parmi les fidèles, camarade de promotion à l’ENA et de régiment du président ; d’un ministre de l’intérieur qui lui aussi échappe à son autorité ; d’un ministre du Travail et d’un ministre de l’Agriculture qui sont des intimes du président ; d’un Montebourg qui est l’adversaire médiatique du Premier ministre, aussi volcanique qu’invirable et d’une Ségolène qui pendant deux décennies a couché chaque nuit aux côtés du président et qui est la mère de ses enfants. On réalise alors la fragilité de la position de Manuel Valls : la plupart de ses ministres sont des proches du maître du château et peuvent passer par-dessus sa tête pour lui réclamer des arbitrages au cas où le Premier ministre ne suivrait pas leur position. Le président – nous dit-on – a nommé Valls parce qu’il voulait un premier ministre qui ait de l’autorité. Mais il a sapé l’autorité de son premier ministre dès le départ, dès la constitution de son équipe. Valls n’a pas réussi à placer un seul de ses « fidèles » dans son équipe.
Au-delà du débat sur les politiques elles-mêmes, il y a une question de capacité à diriger le char de l’Etat. Le problème, c’est que Hollande a tellement peur de ne pas pouvoir contrôler des purs-sangs qu’il finit toujours par atteler des rosses. Et lorsque l’opinion exige un meilleur cheval, il attache un pur-sang en prenant soin de lui entraver les pattes. Deux ans se sont écoulés depuis le début de son mandat, et le président n’a toujours pas pris la mesure de son rôle. Il continue à diriger le gouvernement comme il dirigeait la Parti Socialiste, à coups de « synthèses » et d’équilibres baroques. Ce qui domine la pensée présidentielle, c’est une considération tactique essentielle : empêcher la constitution d’un pôle de pouvoir qui puisse le concurrencer, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du gouvernement. C’est pourquoi il ne faut mettre personne dehors – même pas les écologistes, que le président aurait bien voulu garder au gouvernement – pour empêcher qu’apparaisse une figure critiquant de l’extérieur, mais en même temps il faut rogner le pouvoir des ministres – et du premier d’entre eux – par un découpage astucieux des responsabilités.
La faiblesse de l’exécutif a un autre résultat : un éloignement de plus en plus grand de l’esprit de la Vème République et un retour insensible à la IVème. Dernier exemple en date, le texte signé par une centaine de députés de la gauche du PS réclamant au Premier ministre un « contrat de législature » avant de lui voter la confiance. Si le Premier ministre doit signer des « contrats » avec les différents groupes pour obtenir une majorité, on se retrouvera rapidement dans les magouilles de la IVème…
Il n’y a aucune raison que les mêmes causes produisent des effets radicalement différents. Une fois l’attrait de la nouveauté passée, on peut s’attendre à voir Valls embourbé dans les mêmes difficultés que son prédécesseur. Car ces difficultés sont structurelles : Elles tiennent à la déliquescence intellectuelle de la gauche – qu’elle soit « sociale-libérale » ou pas, d’ailleurs – incapable de définir un projet politique réaliste. Cette déliquescence a beaucoup de causes, mais il y a une qui est criante : c’est le manque de cadres de qualité. Au niveau politique, un parti socialiste dominé par les élus locaux ne peut que produire une pensée provinciale, ancrée dans des réflexes de conseiller général. Au niveau technique, une méfiance tenace envers la haute fonction publique et les « experts » en général amène les politiques à ignorer les analyses des techniciens et à leur préférer des positions militantes des représentants de la « société civile » - qui souvent ne représentent qu’eux-mêmes - qui aboutissent forcément à des mesures mal conçues, nuisibles et inefficaces. L’exemple des débats sur la politique énergétique est de ce point de vue éloquent. On ne gouverne pas une société aussi complexe que la société française sans l’appui de techniciens.
Alors rien ne changera ? Pas évident. Valls est clairement un repoussoir pour les gauchistes et les écolo-bobos, et un homme détesté par ces gens-là ne peut être foncièrement mauvais. Et puis, contrairement à Ayrault, Valls ne se vante pas de parler allemand. C’est un homme qui – même s’il n’a pas fait campagne pour ménager son avenir – a voté « non » au référendum de 2005. Le discours présidentiel annonçant sa nomination contenait lui aussi quelques petites piques en direction de la Commission Européenne. Peut-on voir dans ces éléments le début d’une amorce d’une prise de conscience de la nocivité des politiques imposées par la Commission et du besoin de s’en affranchir de gré ou de force ? Difficile à dire. Il faudra attendre peut-être le discours de politique générale de Valls pour y voir plus clair.
Ce gouvernement peut-il changer quelque chose à la « recomposition politique » à gauche ? Difficile à dire. Le repoussoir Valls peut-il amener la « gauche radicale » et EELV à se rapprocher ? Au PG certains en rêvent, même si Mélenchon semble avoir compris que c’est une chimère, d’abord parce que les militants et les électeurs d’EELV continuent à souhaiter un retour au gouvernement, ensuite parce qu’EELV se révèle un allié opportuniste, et donc bien plus hégémonique et beaucoup moins fiable que le PCF. Grenoble, qui devait être l’illustration de la « nouvelle alliance » entre le PG et EELV – le mot est d’Eric Coquerel – est devenue au contraire l’illustration du fait qu’EELV n’entend pas partager une once de pouvoir avec ses « alliés » et se permet même de les mettre en garde contre toute velléité de partage du pouvoir. La « nouvelle alliance » étant mort-née, il ne reste plus au PG qu'à continuer l’attelage bancal avec le PCF. Mais si je crois ce qui se dit dans les couloirs de Fabien, les attaques de ces dernières semaines laisseront des traces. Les négociations sur les listes européennes s’avèrent très difficiles, et si en 2009 le PCF voulait aboutir à tout prix, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui (3). Y aura-t-il des listes Front de Gauche aux européennes ? On peut en douter.
En tout cas, il faudra écouter avec attention le discours de politique générale de Valls. Selon le choix qu’il fera de confrontation ou de soumission à la Commission, cela pourrait changer le visage des élections européennes…
Descartes
(1) Le 2 avril est une date étrange pour la République. Georges Pompidou, selon la légende, est décédé le 1er avril 1974 et sa mort a été annoncée le 2 avril pour éviter les plaisanteries. Il semblerait que la désignation de Manuel Valls le 2 avril soit due à la même crainte…
(2) Exemple : ministre de l’enseignement scolaire, elle avait autorisé les infirmières scolaires à prescrire la pilule aux jeunes filles sans en informer personne, en oubliant un peu vite que chez nous ce sont les médecins qui prescrivent, et que les mineurs sont tout de même sous la garde de leurs parents. La mesure avait été cassée par le Conseil d’Etat, ce qui avait permis à Ségolène de jouer, comme elle sait si bien le faire, la scène de la victime, plus précisément, de la victime de la « persécution machiste et réactionnaire » du Conseil. Résultat du match : rien n’a changé pour les jeunes filles, mais Ségolène a marqué quelques points dans l’opinion « libérale-libertaire ». Ce qui - faut il le souligner ? - était le but recherché.
(3) Un détail croquignolet : la proposition faite par le PCF (3 têtes de liste PCF, deux PG, une à « Ensemble », une « citoyenne ») est publiée au JDD du 3 avril… mais elle ne figure nulle part sur le site du PCF. Pourtant, Pierre Laurent affirme que cette proposition a été « discutée au Conseil National », alors que les comptes rendu du Conseil n’y font nulle part allusion. Bonjour la transparence. Par ailleurs, le Conseil National du PCF ne s’est pas réuni – du moins publiquement – depuis le 23 janvier dernier. Il est vrai que pour le bien qu’il fait…
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