Comme disait l’un de mes maîtres, « les anciens donnent de bons conseils pour se consoler de ne plus pouvoir donner des mauvais exemples ». Le passage du militantisme actif au statut de vieux sage implique, hélas, de dire adieu à un certain nombre de plaisirs parmi les plus délectables. Et parmi eux, celui de participer aux négociation de deuxième tour. Ah, mes amis ! Oserais-je dire que celui qui n’a pas connu cela n’a pas vécu ?
La négociation de l’entre-deux tours est la seule possibilité qui nous est laissée, dans notre société policée, d’être un personnage de tragédie. « Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli/Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli » écrivait Boileau pour résumer la règle des trois unités, pilier de la tragédie classique. Ici, « un seul lieu », la ville. « Un seul jour » puisque les délais pour aboutir sont courts. Et « un seul fait », la répartition des postes. A cela s’ajoute toute la panoplie des complots, des haines, des personnages frappés par le destin… Oui, je vous le dis sans ambages : ayant participé plusieurs fois à ces étranges rituels, je me morfonds d’en être réduit à les regarder, et encore, souvent par procuration.
C’est pourquoi je ne peux que vous recommander de lire le compte rendu tragique – tragique dans tous les sens du terme – de la rencontre des représentants de la liste Simonnet – vulgairement appelée « Front de Gauche sans PCF » avec ceux de la liste Hidalgo que publie Alexis Corbière sur son blog (1). Bien sûr, on se doute que le but de ce document n’est pas d’informer le lecteur sur des faits, mais de faire passer un message politique, et on n’est pas déçu. L’auteur ait choisi de noircir le comportement de ses adversaires dans la négociation et d’embellir le sien et celui de ses amis. Un compte rendu plus « contradictoire », donnant la parole aux deux partis, a par ailleurs été publié (2) dans la presse, et on peut utilement contraster les deux documents.
Mais ce compte rendu est aussi intéressant en ce qu’il montre l’étrange conception de la politique dans l’entourage immédiat de Jean-Luc Mélenchon, dont Corbière est l’un des porte-flingue les plus proches. Car ce qui traverse le texte, c’est une sorte de fausse sidération, une incapacité à prévoir les résultats – pourtant fort prévisible – de ses propres actions et, plus grave encore, des rapports de force. Voici l’analyse que Corbière fait des résultats du premier tour :
« Ainsi, dans quatre arrondissements parisiens actuellement dirigés par le PS, c’est à dire les 4e, 9e 12e et 14e, l’addition PS et EELV ne fait pas 50% des suffrages. Il eut donc été logique que le PS mesure le choc que représente tout cela, change d’attitude et cherche à faire en sorte que toutes les forces se réclamant de la gauche trouvent un point d’accord, même à minima, pour faire bloc afin d’éviter que la droite ne l’emporte dans un arrondissement ou plus. De plus, il serait normal et pour tout dire démocratique que les électeurs du Front de Gauche soient représentés au sein des Conseils municipaux et au Conseil de Paris à hauteur de ce qu’ils sont afin que les institutions parisiennes ne soient pas un miroir déformé de la réalité politique. Formellement, nous représentons 10,26 % du total des voix des partis se réclamant de la gauche (PS, EELV et FDG) ».
Une analyse un peu bizarre. Si sur le 4ème arrondissement l’addition « PS+EELV » (Corbière oublie convenablement le fait que la liste « PS » est en fait une liste « PS+PCF », et ce n’est pas par hasard, j’y reviendrai) ne fait pas 50%, elle fait 47% là où la somme des listes de droite fait seulement 43%. Les risques que « la droite l’emporte » sont donc minimes. Même chose au 9ème (48% contre 43%), au 12ème (47% contre 38%) et au 14ème (45% contre 40%). A chaque fois, la gauche a une avance de cinq points sur la droite, et on sait que la plupart des électeurs des listes « PG+Ensemble » voteront la liste de gauche au deuxième tour. Il n’y a donc aucune « logique » à ce que les représentants de la liste « PS+EELV » se décarcassent pour « trouver un point d’accord, même à minima ». Les listes « PG+Ensemble » n’ont ni assez de voix, ni un contrôle suffisant sur leur électorat pour avoir de quoi peser dans une négociation, et il est incroyable que Corbière ait pu penser un instant qu’il pouvait aborder cette négociation en position de force et poser des conditions. L’argumentation fondée sur ce qui serait « normal et démocratique » est aussi hors sujet. Imaginons la situation inverse, celle ou le PG arriverait tout seul à 45% et serait en ballottage favorable. Imagine-t-on les représentants du PG proposant aux « solfériniens » des places pour que « les institutions ne soient pas un miroir déformé de la réalité politique » ? Je laisse chacun répondre à cette interrogation…
Évidemment, « ce n’est pas ainsi que le PS voit les choses au soir du premier tour ». On pouvait s’en douter, mais Corbière semble surpris : « Au soir du premier tour pourtant, Anne Hidalgo dans sa déclaration publique appelle au large rassemblement, cite EELV… mais ne parle pas de nous. Ah ? ». Corbière aurait du tirer la conclusion qui s’impose : un accord avec les listes « PG+Ensemble » n’intéresse pas Anne Hidalgo. Peu après, « Rémi Féraud, le premier secrétaire de la Fédération socialiste déclare dans la soirée la même chose qu’Hidalgo mais ajoute aussi qu’il est prêt à discuter avec nous ». Là encore, cela cadre les choses : on ne vous claquera pas la porte au nez, mais on n’est pas particulièrement intéressé. On aurait pu se le tenir pour dit, mais apparemment chez les « PG+Ensemble » on y tient, à cette fusion. Rendez-vous est donc pris « à 2h30 du matin » - qu’est ce que je vous disais… c’est l’heure des grandes œuvres et des grands crimes – à la fédération de Paris du PS.
Et là, grande surprise pour Corbière : dans la délégation qui les reçoit il y a non seulement Rémi Féraud et Mao Péninou (3), du PS, mais aussi Ian Brossat et Igor Zamichei, du PCF, délégation que Corbière qualifie, on ne sait pourquoi, de « quatuor baroque ». Ce qui est drôle, là dedans, c’est le contraste entre la réalité vécue et la réalité fantasmée. Corbière et les siens parlent en permanence de « liste PS » pour qualifier la liste Hidalgo. Dans leur imaginaire, le PCF ne pouvait donc être qu’un appendice sans volonté. Le PS avait acheté les communistes prêts à aller à la soupe avec quelques postes, il n’allait pas en plus leur demander leur avis ! Et tout à coup, le soir du deuxième tour, Corbière découvre que la réalité est un peu plus complexe que le discours schématique de son parti. Que le PCF participe vraiment aux côtés du PS à la gestion de la campagne parisienne. Que les deux partenaires se consultent, agissent et négocient de concert. Corbière a si mal jaugé la situation qu’il croit s’en sortir d’un échange particulièrement chaud avec Ian Brossat en mettant Féraud en position d’humilier son allié : « Et puis, mesurant l’absurdité de cette polémique avec des dirigeants parisiens du PCF, je me suis tourné vers Rémi Féraud pour lui dire que nous n’étions pas venus pour débattre stérilement avec des communistes sur la stratégie d’opposition à la politique d’austérité, mais pour discuter sérieusement avec le PS et les représentants des listes d’Anne Hidalgo. Rémi Féraud m’a alors immédiatement répondu que cette distinction entre PS et PCF n’avait pas lieu d’être ». Que pouvait-il répondre d’autre ? Corbière pensait vraiment que Féraud, qui après tout avait pris l’initiative d’inviter Brossat et Zamichei à la table de négociation, allait les humilier devant lui en acceptant son discours « nous ne discutons pas avec les valets, nous voulons discuter avec les maîtres » ? Qu’il allait les faire sortir de la salle ?
De toute évidence, Corbière s’est auto-intoxiqué. A force de répéter que le PCF était devenu à Paris le valet du PS, que ses dirigeants n’avaient d’autre souci que les « places », il a fini par le croire. Comment expliquer autrement que Corbière ait entrepris – et le raconte « à froid » comme un fait d’armes – une manœuvre si évidemment condamnée à l’échec ? Mais cette maladresse illustre aussi la violence des sentiments de Corbière pour le PCF, violence qui à mon avis n’est pas, elle non plus, déconnectée de son parcours. « Trotskyste un jour, trotskyste toujours », comme disait mon grand-père…
Et bien entendu, les représentants de la liste « PS+PCF » posent leurs conditions : « reprendre à notre compte le programme d’Anne Hidalgo dans son intégralité, de nous engager à voter tous les 6 budgets de la prochaine mandature et à participer aux exécutifs municipaux pour matérialiser une « solidarité de vote » durant la mandature. Je tique. Une telle façon de faire est assez inédite et déconcertante. Par définition, puisque nous avons présenté des listes autonomes au premier tour, il est assez curieux de nous demander de nous rallier à l’intégralité du programme d’Anne Hidalgo. Deuxièmement, d’où vient cette exigence volontairement provocatrice, de nous imposer de voter les 6 prochains budgets municipaux alors qu’aucun des participants à la discussion ne sait ce que contiendront les dits prochains budgets ? ».
Pourtant, les conditions posées sont assez classiques. Et je trouve qu’il faut ici démonter la logique des « fusions techniques », le nouveau gadget inventé par le PG. Qu’est-ce que c’est la « fusion technique » ? C’est le procédé par lequel on mettrait ensemble dans une liste proposée au vote des électeurs des gens qui proviennent de deux listes défendant des programmes contradictoires, qui ne s’engagent réciproquement à rien pour l’avenir, qui souvent se détestent, et le tout afin de bénéficier de l’addition sur la liste ainsi constituée des voix des listes d’origine. On comprend l’intérêt tactique du procédé, mais quel est le message qu’on transmet à l’électeur ? Qu’en votant pour Anne Hidalgo il accorde des postes à des gens qui vomissent son programme et qui voteront contre elle au Conseil de Paris ? Cette vision magouilleuse de la politique rappelle furieusement la loi électorale dite « des apparentements » de 1948. Il s’agissait alors de « corriger » les votes des électeurs pour réduire l’influence du PCF…
L’exigence exprimée par Féraud n’a rien de « inédit » et ne peut être jugée « déconcertante » que par quelqu’un qui n’a pas en tête la réalité des rapports de force. C’est une exigence logique de la part d’une liste qui sait qu’elle peut gagner toute seule. Dans ces conditions, elle n’a aucune raison - en dehors de tendances masochistes affirmées - de consentir une « fusion » qui n’aurait d’autre effet que d’introduire dans le Conseil de Paris des gens dont le but dans la vie sera de harceler leur majorité à chaque pas. Dans ces conditions, demander de souscrire au programme et s’engager à voter avec la majorité l’acte le plus important, le budget, c’est un minimum. Corbière, dont le parcours dans le trotskysme d’abord, dans le parti socialiste ensuite, est parsemé de négociations et de rapports de force, est trop expérimenté pour ne pas le savoir. On est donc obligés de conclure qu’en jouant les naïfs, il nous prend pour des imbéciles.
Et il continue : « (…) j’ai demandé à Mao Peninou que l’on arrête cette polémique et que l’on se mette au travail, nous étions venus pour cela avec nos ordinateurs, nos stylos et nos feuilles de papier, pour rédiger une déclaration commune, qui pourrait indiquer des objectifs communs, etc. A l’image d’ailleurs de ce que le PS a rédigé avec EELV, soit une déclaration de 3 pages sans engagement de voter les 6 budgets pendant 6 ans. (…) Dans cet accord, aucune des « exigences » du PS et du PCF à notre égard n’est seulement mentionnée. Bien entendu, l’accord EELV-PS ne se fait pas sur la base du programme d’Anne Hidalgo et aucune « solidarité de vote » n’est exigée sur les 6 budgets futurs ». Eh oui, mon cher Alexis. Cela s’appelle « rapport de forces ». Quand on dépasse les 10% et que ces voix sont indispensables pour la victoire, on peut se permettre beaucoup de choses. Quand on fait 5% et que la victoire est acquise même sans ces voix, on ne peut pas espérer imposer des conditions. C’est la dure loi de la politique. Et le pire, c’est que Corbière la connaît parfaitement, et l’a appliquée sans pitié lorsqu’il était du côté du manche. Évidemment, lorsqu’on est du mauvais côté, ce n’est pas tout à fait la même chose.
Corbière a bien compris l’intérêt qu’il y a à jouer les victimes. Car le but de tout cela, c’est bien entendu de présenter les « affreux » Brossat et Zamichei comme les méchants de la farce. En témoigne ce paragraphe déchirant – sortez vos mouchoirs – dans lequel Corbière en fait des tonnes dans le genre larmes de saurien : « En écoutant [Ian Brossat], j’ai eu honte pour lui. J’avais à ce moment-là, sous les yeux un beau spécimen, passionnant pour nombre de psychanalystes, de quelqu’un qui, il y a quelques mois encore, lors de la consultation interne des communistes, était favorable à des listes Front de Gauche autonomes du PS, qu’il était même prêt à conduire, mais 6 mois plus tard, demandait à ceux qui avait porté cette ligne, d’écrire qu’ils avaient eu tort de le faire, et d’expier leurs péchés en quelque sorte. En l’écoutant, des images tristes m’ont traversé l’esprit. Processus classique, hélas. La cruauté de la face sombre de la politique dévore parfois ses enfants les plus prometteurs. Un jeune ambitieux plein de talent, mais qui agit sans stratégie réelle, si ce n’est le maintien immédiat de sa position acquise et du confort matériel qu’elle entraîne, ne devient avec le temps qu’un vieil ambitieux dont l’intelligence n’aura servi qu’à tout justifier, n’importe comment, dans n’importe quelle condition, même si c’est l’inverse de sa pensée d’hier. Sur un plan plus personnel, j’ai compris à cet instant que j’avais perdu un ami, mais sans doute que c’était déjà le cas depuis plus longtemps ».
C’est beau, n’est ce pas ? Oui, mais c’est d’une rare hypocrisie. Cela fait des mois que de Mélenchon et Billard à Corbière et Simonnet, pour ne pas mentionner toute une série de porte-flingue intermédiaires, on bave sur les communistes. Lorsqu’on a un peu de mémoire, on se souvient de l’appel aux militants communistes parisiens à voter contre leur direction. On se souvient comment les dirigeants communistes – et les dirigeants seuls, car il s’agissait de détacher les militants d’eux – étaient accusés de « traîtrise », « d’aller à la soupe », de ne se soucier que de « leurs places » et de « leur confort matériel », accusations que Corbière répète ci-dessus d’ailleurs. Et après cette campagne, Corbière s’étonne d’avoir « perdu un ami ». Un « ami » qu’il avait traité de tous les noms, qu’il avait injurié à chaque pas, dont il avait mis en doute la probité politique. Et cela l’étonne lorsque Brossat lui en veut.
Faut pas se foutre du monde. Avant de partir en guerre et de se permettre tous les excès, y compris les mises en cause personnelles, il fallait réfléchir aux conséquences. Croire qu’après les élections tout cela serait oublié et que ce serait « embrassons nous, Foleville », c’est se méprendre sur les rapports humains en général et sur le fonctionnement du PCF en particulier. Car au PCF, comme dans toute organisation ayant une mentalité de forteresse assiégée, la loyauté est une valeur très prisée, et on a par conséquent la mémoire longue. Que Brossat exige, en préalable à tout accord, que Corbière et les siens « expient leurs pêchés » en abjurant les attaques qu’ils ont proféré n’est pas totalement absurde. C’était au contraire parfaitement prévisible.
La position de Corbière est d’autant plus amusante qu’après avoir accusé Brossat de n’avoir d'autre stratégie réelle que « le maintien immédiat de sa position acquise et du confort matériel qu’elle entraîne », il s’indigne qu’on puisse le suspecter de la même chose : « je découvre dans la presse que ceux qui se sont comportés comme des minables dimanche soir cherchent en plus à me flétrir, en plaquant sur moi leur propre fonctionnement de "croutard", et en décrivant mon rôle de négociateur comme une démarche personnelle "désespérée" visant à sauver mon poste ». Quelle méchanceté, en effet. Comment imaginer un instant que Corbière aurait pu se conduire comme un Brossat quelconque ? Corbière devrait méditer ce saint principe qui veut que les gens qui habitent des maisons en verre s’abstiennent de jeter des pierres.
Tout ça augure bien mal de l’avenir du Front de Gauche. Le PCF a fait le dos rond pendant les élections, et ses dirigeants se sont abstenus de répondre aux attaques des dirigeants du PG. Mais je suis persuadé que ce silence ne vaut pas acceptation, et que chaque offense a été soigneusement notée. Je me suis laissé dire que les négociations sur les européennes se révèlent particulièrement dures. Je ne suis personnellement pas convaincu qu’elles aboutiront. Et la proclamation en continu d’un accord PG-EELV présenté comme la « nouvelle alliance » (dixit Coquerel) ne va pas faciliter les choses.
Et je laisse à Corbière le mot de la fin : « Les années qui viennent ont besoin de femmes et d’hommes qui gardent l’esprit clair et sont prêts à des sacrifices momentanés pour que leurs idées progressent ». C’est moi, bien entendu, qui souligne.
Descartes
(1) http://www.alexis-corbiere.com/index.php/post/2014/03/25/Le-PS-entre-caporalisme%2C-arrogance-et%E2%80%A6-local-%C3%A0-balai
(2) http://www.lejdd.fr/Politique/Paris-le-huis-clos-nocturne-qui-dechire-le-Front-de-gauche-658701
(3) Mao Péninou est le fils de Jean-Louis Péninou, l’un des chefs maoïstes de mai 1968 et plus tard directeur de Libération. Le fils semble avoir un avenir d’apparatchik brillant au Parti Socialiste. Comme disait mon colon, « les parents boivent, les enfants trinquent ».
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