La publication cette semaine de la dernière évaluation PISA (…) a provoqué une grande agitation dans le Landerneau médiatique. Et ce n’est pas par hasard. La publication des « évaluations internationales » est devenue pour les « libéralo-déclinistes » ce que la fuite nucléaire est devenue pour Greenpeace : une opportunité d’étaler sa schadenfreude devant la déconfiture présumée de – selon l’évaluation dont il s’agit - de l’école, de l’université, de la santé, de la recherche, des services publics, en un mot, des institutions qui fondent notre République. Et bien entendu, d’accuser tous ceux qui oseraient mettre en doute l’évaluation en question de vouloir casser le thermomètre.
Il faut dire qu’en face on est souvent à côté de la plaque. La tendance naturelle chez la « vraie gauche » (qui n’est ni vraie, ni gauche, mais enfin c’est une autre histoire) est de jouer le procès d’intention. Si les agences de notation nous dégradent, c’est qu’elles ne sont pas indépendantes. Si PISA ou Shanghaï nous descend, c’est parce que les évaluateurs sont soit incompétents, soit à la solde des américains.
Je pense qu’il faut revenir aux fondamentaux. Le problème n’est pas que les évaluations soient mal faites, ou que leurs faiseurs ne soient pas indépendants. Le problème est surtout qu’on fait dire aux évaluations des choses qu’elles ne disent pas. Il ne s’agit pas de « casser le thermomètre », mais de comprendre que ceux qui prétendent lire dans le thermomètre la pression ou l’hygrométrie nous font prendre des vessies pour des lanternes.
Toute évaluation se fait par rapport à un référentiel, qui indique ce qu’on mesure et quels sont les étalons pour le mesurer. Et le choix de ce référentiel n’est jamais un choix technique ou scientifique, c’est toujours un choix politique. Il n’y a pas de « bon » ou de « mauvais » référentiel. Il y a des référentiels différents, qui dessinent chacun une conception « ideale » de l’objet qu’on évalue. Ainsi, par exemple, pour rester dans la sphère scolaire, je peux classer leurs élèves par leurs résultats académiques, mais je peux aussi les classer en fonction de leur capacité à rester immobiles et silencieux en classe. Et selon la clé de classement que je choisis, je dessine le profil d’un élève idéal : la première clé me dit que l’élève idéal est celui qui apprend ses leçons, la deuxième que c’est celui qui n’embête pas l’enseignant en classe. Aucune de ces deux clés n’est « meilleure » ou « pire » que l’autre, elles sont tout simplement différentes. Et lorsqu’elles sont utilisées pour récompenser et punir, elles ont tendance à produire des élèves conformes à « l’idéal » qui est sous-jacent dans le choix des critères d’évaluation.
La question de l’évolution est donc éminemment politique. C’est pourquoi il faut regretter qu’elle ait été laissée dans les mains des néo-libéraux. Cela a été rendu possible parce que l’héritage « libéral-libertaire » a conduit la gauche a rejeter l’idée même d’évaluation au lieu de chercher à en contrôler le processus. On chercherait en vain à gauche un débat constructif sur ce qu’il faut évaluer et comment le faire. On y trouvera par contre force propositions pour supprimer l’évaluation là où elle existe. Le mythe de « l’école sans notes » est peut-être l’exemple le plus achevé de cette tendance. Cette détestation gauchiste de l’évaluation a des racines étonnamment profondes, qui se trouvent dans le rejet de deux idées fondamentales : celles de hiérarchie et de compétition.
Le problème, c’est que l’évaluation est, dans toute société complexe, une nécessité. Et c’est une nécessité parce que toute société complexe est par essence hiérarchisée, et qu’une hiérarchie suppose une forme de compétition pour atteindre les plus hauts niveaux. Mais en faisant semblant de refuser toute évaluation, la gauche abandonne ce terrain aux autres. Ce n’est pas par hasard si pratiquement tous les instruments d’évaluation, qu’ils soient nationaux ou internationaux, proviennent des organisations, d’équipes universitaires, des « think tanks » d’orientation libérale.
On comprend alors mieux pourquoi, de Shanghai à PISA, les évaluations internationales classent aussi mal la France. La raison est que toutes ces évaluations mesurent en fait l’écart entre la réalité et un « modèle idéal » d’éducation. Seulement, ce « modèle » n’est pas le notre. L’institution d’enseignement supérieur « idéale » au sens du classement de Shanghai est une très grosse institution, ayant des prix Nobel parmi ses enseignants et donnant une grosse priorité à la recherche. Dans notre tradition, les institutions d’enseignement « idéales » sont au contraire des petites institutions, dont les enseignants sont recrutés plus pour les qualités académiques que pour leur recherche. Et ce « modèle » n’est pas pire que l’autre : il a produit une élite intellectuelle que le monde entier nous a envié pendant un siècle, et qu’on nous envie encore.
Pour le classement PISA, l’école idéale est celle qui fournit aux élèves des « compétences » plutôt que des connaissances. C’est pourquoi l’évaluation PISA se concentre sur les « compétences » et pas n’importe lesquelles. Celles qui sont immédiatement valorisables dans l’économie. L’élève qui sait remplir un formulaire administratif apportera plus de points que celui qui saura écrire une dissertation en grec ancien ou démontrer le théorème de Thalès. Cela correspond au « modèle idéal » d’une école qui forme des gens adaptés au monde du travail tel qu’il est conçu par les libéraux, c'est-à-dire, des gens immédiatement utilisables par l’économie, même si leur bagage généraliste est pauvre. Et peu importe que cette pauvreté les empêche plus tard de s’adapter aux changements économiques ou technologiques. Car c’est là le fond de la question : une école qui fournit des « savoirs » plutôt que des « compétences » est peut-être moins efficace dans le court terme, mais l’est plus dans le long terme. On n’a peut-être pas besoin de la princesse de Clèves pour remplir un formulaire, mais on a besoin pour s’adapter aux formulaires de demain, qui seront sans doute très différents de ceux d’aujourd’hui.
De la même manière, l’école « idéale » qui transparaît dans PISA est non sélective. Venant de la très néolibérale OCDE, cela peut surprendre, du moins surprendre les « libéraux-libertaires » qui croient encore que la sélection est « de droite ». En fait, les néolibéraux n’aiment pas et n’ont jamais aimé la sélection académique. Non pas qu’ils veuillent une société égalitaire. Pas du tout : ils veulent des inégalités, mais préfèrent voire ces inégalités se faire ailleurs qu’à l’école. Et cela pour une raison simple : si la sélection se fait à l’école, elle a des grandes chances de se faire au mérite. Par contre, si elle se fait par exemple dans le bureau du recruteur, il sera plus facile de faire jouer la situation de fortune ou les « réséaux » sociaux et communautaires des parents. Pourquoi croyez-vous donc que depuis trente ans on dénigre régulièrement le recrutement par concours dans la fonction publique, et qu’on propose à chaque fois plutôt un recrutement « sur entretien » dont il paraît qu’il permet de « mieux mettre en adéquation le candidat et le poste ». Ben voyons…
C’est pourquoi les mauvaises notes de la France dans PISA ne surprennent que ceux qui veulent bien être surpris. Les mauvaises notes du système français étaient prévisibles sans qu’il soit même besoin d’examiner les principes d’évaluation : aucun organisme, pas plus l’OCDE qu’un autre, ne construit une évaluation qui pourrait invalider ses propres recommandations. Et on peut faire confiance aux experts de l’OCDE pour construire une évaluation qui valide le modèle de départ et aucun autre. Connaissant le modèle scolaire défendu par l’OCDE depuis un demi-siècle, il eut été fort étonnant que le modèle contraire sorte bien noté d’une évaluation conçue par l’OCDE.
Faut-il pour autant dire que tout va bien en France ? Bien sur que non. Au contraire : l’école française se dégrade lentement mais sûrement depuis bientôt quarante ans. Elle a besoin d’une sérieuse réforme. Mais la réforme qui à mon sens s’impose ne ferait rien pour améliorer notre classement PISA. Au contraire, elle risquerait de nous faire encore perdre des places. Et combien de ministres de l’Education seraient prêts à affronter la meute médiatique qui ne jure que par les « évaluations internationales » ? Quel ministre accepterait de se voir crucifier par une « évaluation » parée par les médias de toutes les garanties de la scientificité ?
C’est là le danger de PISA: les « évaluations » médiatisées sont en fait un outil qui déguise une injonction politique derrière une façade scientifique. La faiblesse conceptuelle et le manque de courage de notre personnel politique fait le reste. Le ministre qui craint d’être « mal noté » suivra avec application les recommandations que lui transmettra l’OCDE pour améliorer ses notes. Jamais il n’osera sortir devant les caméras pour dire combien cette « évaluation » doit être considérée avec prudence.
Il faut dire que les « libéral-déclinistes » qui utilisent PISA sont très habiles. Conscients du fait que PISA peut être attaqué sur le fait qu’il n’évalue que des « compétences », ils attaquent sur un point faible de la gauche, celui de « l’égalité ». Ainsi, non seulement notre système éducatif ne fournit pas aux élèves les bonnes compétences – ce qui a la rigueur serait moins grave – mais surtout, il perpétue les inégalités sociales, voire les accroît.
Sur cette question, le discours médiatique sur le caractère inégalitaire de notre école mériterait le prix Nobel de l’hypocrisie. L’école perpétue les inégalités sociales parce que c’est exactement ce que la société lui demande. Imaginons un instant une école « égalitaire », une école où le fils du patron, celui du professeur, celui du médecin et celui de l’ouvrier auraient les mêmes chances de rentrer à Polytechnique ou à l’ENA, qui donnerait les mêmes chances à tous les enfants de devenir eux-mêmes médecins, professeurs ou patrons. Une telle école rebattrait les cartes à chaque génération. Le fils de patron, de médecin, de professeur aurait autant de chances d’accéder au statut social de leurs parents que le fils d’ouvrier. Pensez-vous vraiment que les médecins, les professeurs et les patrons sont prêtes à accepter un tel risque pour leurs enfants ? Bien sur que non. L’immense majorité de ceux qui s’indignent dans les gazettes et les sondages de notre « école inégalitaire » sont les premiers à en jouer pour préserver les chances de leurs enfants d’hériter leur statut social. Combien de fois j’ai entendu un collègue « de gauche » protester sur les inégalités scolaires puis expliquer qu’il envoie ses enfants à Notre Dame du Perpétuel Secours. « Pas que je sois bigote, non, mais tu comprends… à l’école du quartier mon gosse n’était pas heureux… les enfants étaient trop différents, il n’arrivait pas à se faire des copains… ». Les plus conscients arrivent jusqu’au « oui, je sais, ce n’est pas bien… ».
Dans une société sans croissance et où la carrière est liée au diplôme, l’école ne peut que reproduire les inégalités existantes tout simplement parce c’est ce que les classes dominantes et leurs alliés des classes moyennes – mais sur ce sujet aussi dans les couches populaires - veulent. Si l’ascenseur social scolaire fonctionne trop bien, s’il risque d’amener des concurrents leurs propres enfants, ils le cassent. Et cela est particulièrement important en France, parce que la sélection pour atteindre les positions sociales est encore très liée au mérite académique. Dans les pays où la sélection sociale se fait ailleurs, par exemple en fonction de l’argent, de la naissance, du « réséau » familial, la bourgeoisie et ses alliés des classes moyennes admettent parfaitement une école égalitaire. On peut se permettre de ne tester que des « compétences » minimales et mettre des bonnes notes à tout le monde dès lors que ces notes n’ont plus de conséquence sociale et que les élites sont assurées de pouvoir transmettre leur statut à leurs enfants même si c’est des cancres. Mais dans un système comme le notre, où le passage à l’ENA ou a Polytechnique garantissent une place enviable dans la société, il faut verrouiller.
Alors non, il ne faut pas casser le thermomètre. Mais il faut le ranger soigneusement dans un tiroir, et construire ensuite un baromètre, puisque ce qui nous intéresse à nous est de mesurer la pression, et non la température. Je rêve d’un ministre qui lancerait non pas une réforme des rythmes ou du temps de service des enseignants, mais une réflexion sur les méthodes d’évaluation de notre système éducatif, pour construire une évaluation qui mesure l’écart entre notre système réel et le « modèle idéal » que nous, peuple français, nous aurons défini. Qui n’ont aucune raison d’être le même que ceux choisis par les Finlandais, les Coréens ou les Burkinabés.
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